Les origines des FNFL, par l’amiral Thierry d’Argenlieu
Le 1er juillet 1940, le général de Gaulle créait les Forces navales de la France Libre. Il en confiait le commandement au vice-amiral Muselier.
Cette date est connue des anciens des F.N.F.L. Beaucoup pourtant ne savent guère les circonstances – encore moins les détails – qui accompagnèrent pareille décision. Nos lignes leur sont spécialement et amicalement dédiées qui résument les enfances d’une force navale – la leur – unique en nos annales maritimes.
Naissance
Nous sommes à Saint Stephen’s House, proche de l’abbaye de Westminster, au cœur de Londres, le dimanche 30 juin.
Évadé du convoi cheminant de Cherbourg vers l’Allemagne le 22, j’ai pu gagner Londres par Jersey, Southampton, aux fins de prendre contact avec le chef des Français libres. Son appel, je ne l’ai connu qu’indirectement de notre consul général à Saint-Hélier. Il répondait au mieux à mes vœux d’évadé.
Je suis donc au quartier général, pour obtenir une audience. Le général est absent. En attendant une réponse de l’aide de camp de service, j’écoute André Labarthe (1). Il me donne des nouvelles de France d’où il arrive. Un instant s’écoule. L’aide de camp reparaît et m’annonce : « L’amiral Muselier, venant de Gibraltar par avion, téléphone en vue de rencontrer le général de Gaulle. Apprenant votre présence, il souhaite vous parler ». La communication filaire est aussitôt donnée. Un quart d’heure plus tard, nous causions au Grosvenor Hôtel près la gare Victoria. Rapidement d’accord sur l’essentiel, nous convînmes de nous rendre ensemble au quartier général le lendemain dans la matinée. L’amiral gardait l’espoir toutefois d’une prise de contact tardive le soir même.
Le lundi, 1er juillet, à 9 h 30, nous arrivions à Saint Stephen’s House. L’ascenseur déjà piloté par un volontaire montait au troisième étage de l’immeuble aussi banal que possible. Aussitôt introduits dans le bureau du général, nous y étions accueillis avec une sobre courtoisie. À son invitation, nous nous assîmes et la conversation s’engageait.
L’amiral s’offre à former, sous la haute autorité du chef des Français libres, des forces navales. Il contactera sans délai les nombreux équipages et états-majors assemblés dans les ports britanniques, les pressant de répondre à l’appel et au programme du 18-Juin. Avec les volontaires et l’appui de nos Alliés, nos bâtiments un peu à la dérive seront remis dans la guerre.
Satisfaction de principe est donnée en peu de mots.
L’amiral enchaîne en suggérant pour nos bateaux et notre personnel le port d’un signe distinctif : une croix de Lorraine, face à la croix gammée. Le général acquiesce.
Non sans souplesse et conviction, Muselier se propose alors pour assumer le commandement des forces aériennes. Aucun officier supérieur de l’armée de l’air ne s’est encore présenté et lui, Muselier, s’est toujours beaucoup occupé d’aviation.
L’idée ne sourit guère à de Gaulle. Cependant, l’amiral insiste, déploie tous ses charmes et finit par avoir gain de cause à titre temporaire. La conversation se prolonge quelques instants sur la tenue de l’empire. Nous prenons congé.
L’essentiel est acquis. Au travail donc!
Une heure plus tard, l’ordre du jour N°1, « aux officiers généraux, officiers, officiers-mariniers, quartiers-maîtres et gradés, marins et soldats des armées françaises de l’air et de mer » était mis au point.
La B.B.C., le soir venu, l’allait diffuser largement.
Une poignée de marins volontaires arrivait déjà à Saint Stephen’s House.
Obstacles
Ils allaient surgir et s’abattre sur cette maigre semence tel un vol de corneilles.
a) Ce fut d’abord la riposte brutale de Bordeaux à la voix du 18-Juin.
Quoi, un général de brigade se permet de juger de haut qu’une bataille perdue n’est pas une guerre perdue, que le deuxième armistice de Rethondes, pire qu’une faute, est une erreur.
Il presse ses compatriotes de poursuivre la guerre, dans la fidélité à la France et à ses Alliés; il les appelle au grand œuvre de la libération «dans l’honneur et par la victoire».
Cela vaut certes la peine de mort… par contumace en attendant heure plus propice. D’autres sentences suivront.
Les hommes de Gaulle se prétendent en outre Français libres. Quelle audace! De vils « dissidents », rien de plus.
b) Le nom de Muselier qui ne s’en défend nullement est fort discuté dans la marine de Darlan. La portée de son ordre du jour s’en trouve fort compromise auprès des officiers surtout. D’ailleurs, en est-il beaucoup qui aspirent de cœur et d’esprit à reprendre la guerre?
Rallier de Gaulle devient donc un cas de conscience sous les espèces : désobéissance, indiscipline.
Dès le 2, il est facile de s’en convaincre au cours d’une fugue rapide à Southampton et Portsmouth. Des flots d’éloquence sont mis en jeu par des camarades pour établir « qu’il n’y a rien à faire ». En matière de devoir militaire, le fin du fin consisterait à s’incliner et accepter.
c) Le 3, la situation s’aggrave. À l’aube, des détachements de la Royal Navy conduits par des officiers, se présentent à la coupée de nos navires de guerre mouillés en rade ou amarrés à Plymouth, Southampton, Portsmouth.
D’ordre de l’amirauté, ils invitent les commandants à procéder sur-le-champ à l’évacuation complète du personnel. Exception faite du sous-marin Surcouf, aucune résistance ne se produit.
À terre, avant d’être dirigés sur des camps, tous sont mis en face du dilemme suivant :
Que ceux qui veulent retourner en France, le disent.
Que ceux qui veulent s’engager dans la marine britannique, le disent.
Nulle allusion n’est faite aux Forces navales françaises libres.
Il est évident que ces instructions de l’amirauté étaient antérieures à la création de ces dernières, évident encore que du point de vue français, pareil problème ne pouvait être plus maladroitement posé et résolu. Mais l’Angleterre, elle, avait, quant au fond, de graves motifs d’agir de la sorte.
Le gouvernement royal n’avait-il pas proclamé sa volonté farouche de poursuivre la guerre contre l’Allemagne et l’Italie, promis en sus la restauration de la France en son intégrité.
Le gouvernement de Bordeaux ne venait-il pas de signer, lui, un armistice qui vouait à l’inaction toute notre flotte, la laissant à la merci d’un caprice du führer triomphant.
Désormais l’amirauté est donc militairement réduite à ses seuls moyens pour s’assurer la maîtrise des mers contre les flottes jumelées du Reich et de l’Italie.
Comment tolérer plus longtemps dans ses eaux la présence de tant de bâtiments étrangers armés en guerre. Je dis bien étrangers puisque le gouvernement, né sous le signe de la capitulation, a rompu l’alliance et que, 15 jours après l’appel du général de Gaulle, le commandement local français se montre incapable de donner à l’amirauté de nettes assurances quant à l’emploi de nos navires. Une fois vidés, ils vont cesser de constituer une menace pour la police de la navigation. Leur personnel par contre est à même de déclarer librement si, oui ou non, il veut continuer la guerre avec les Alliés d’hier, continuer la guerre non pas seulement avec le Royaume uni et le Commonwealth unanime, mais avec la Belgique, la Hollande, le Luxembourg, la Norvège, la Pologne, la Tchécoslovaquie.
d) Le lendemain 4, éclate par surcroît la nouvelle du combat de Mers-el-Kébir, entre Français et Anglais. Les détails manquaient, ils ne devaient être connus que plus tard. Le grand nombre de nos camarades n’entendirent ni le discours du Premier ministre relatant les faits et exposant ses raisons, ni la protestation vigoureuse à la B.B.C. du chef des Français libres.
Point besoin d’être grand clerc pour imaginer la confusion tragique provoquée par cette série d’épisodes coïncidant à quelques heures d’intervalle avec l’ordre du jour de Muselier. Ceux qui ont vécu ces heures, en témoins ou acteurs, s’en souviendront toujours.
Pour être complet, il faut aussi relater les rumeurs que certains officiels français, toujours en place à Londres, lancèrent ou propagèrent : emprisonnement prochain des Français, de tous, quels qu’ils fussent, entre autres.
Nous devions donc résolument garder la tête haute et froide, discerner la bonne route sous l’écume des contingences et la tenir ferme envers et contre tout.
Le 14-Juillet, l’accalmie s’annonçait. Les premiers volontaires se rassemblaient avec leurs chefs, autour de la statue de Foch, maréchal de France et de l’Empire britannique. Ils défilaient ensuite dans la ville aux acclamations chaleureuses de la population londonienne.
Rude avait été la partie. De Gaulle et Muselier avaient fait tête ensemble et… gagné.