La prise de Flessingue

La prise de Flessingue

La prise de Flessingue

Le 1er bataillon de fusiliers marins commandos en Hollande (novembre 1944)

Par Guy Vourc’h

Été 1944. Victoire en Normandie ; rupture du front allemand, déroute de la VIIe armée ; libération de Paris, de Bruxelles, d’Anvers. Bond prodigieux en face d’un ennemi qui semblait écrasé. Il régnait une atmosphère de victoire : la guerre était gagnée et le combat porté sur le sol allemand.

Euphorie prématurée. L’échec de l’opération « Market Garden » (la prise des ponts de Nimègue sur la Meuse) interdisait l’invasion de la Ruhr. Les difficultés de ravitaillement de toutes les armées, à partir de la tête de pont de Normandie, étaient considérables et freinaient les opérations.

Certes, Anvers, l’un des plus grands ports d’Europe, avait été capturé intact mais la ville se trouve à 70 km de l’embouchure de l’Escaut, dont les rives étaient tenues par l’ennemi.

Le 3 octobre, l’armée canadienne attaque sur les deux rives du fleuve. La progression sur la rive sud fut relativement aisée : les troupes allemandes étaient isolées, bien que puissamment armées. Le terrain était difficile : pays plat entrecoupé de digues et de canaux. Breskens, petit port situé sur la rive sud de l’Escaut, en face de Flessingue, tombe le 21 octobre : le reste des forces allemandes est progressivement réduit et contraint à capituler.

Sur la rive nord, par contre, la progression bute sur l’île de Walcheren, verrou du port d’Anvers. L’île elle-même a la configuration d’une soucoupe : l’intérieur se trouve en dessous du niveau de la mer ; de hautes dunes de sable et des digues la protègent des inondations. Les Allemands l’avaient puissamment fortifiée : six batteries de canons lourds, sous béton, servies par des artilleurs de marine, plus un nombre élevé de batteries de campagne.

L’état-major allié était parfaitement conscient de la difficulté de l’opération, face à des troupes allemandes nombreuses, dont certaines étaient d’excellente qualité. Les Allemands, de leur côté, savaient que l’attaque aurait lieu tôt ou tard. Des deux côtés, on connaissait la valeur de l’enjeu : Anvers, seul port capable d’assurer le ravitaillement logistique des forces alliées.

Pour réduire le potentiel de défense ennemi, les Alliés eurent recours à un procédé original, bien que cruel pour les habitants de l’île. Après avertissements adressés par la BBC et tracts lancés par avion, le 3 octobre, les bombardiers lourds anglais effondraient la digue de Westkapelle au nord de l’île, sur une longueur de 300 mètres : 1 270 tonnes de bombes (dont des « Tallboys » de 5 400 kg) furent utilisées – hélas, au prix de la vie de 125 civils.

L’opération fut répétée le 7 octobre en deux autres endroits, à l’est et à l’ouest de Flessingue ; puis le 11, à Veere, à l’est de l’île ; enfin le 17 de nouveau sur Westkapelle, pour élargir la brèche (carte n° 1).

L’estuaire de la rivière Scheldt (RFL).

Le résultat fut que tout l’intérieur de l’île fut inondé, rendant toute circulation impossible autrement qu’en barque. Les positions allemandes, sur la côte, se trouvaient isolées ; une partie des fortifications fut submergée, ainsi que les positions des batteries.

Les choses en étaient là, fin octobre. Comme dans toutes les opérations amphibies, la date des marées, et l’état de la mer, étaient des facteurs fondamentaux. Deux dates étaient possibles : du 1er au 4 novembre, du 14 au 17 novembre. Compte tenu de l’urgence, c’est la première date qui fut retenue pour l’opération : 1er novembre 1944.

Il n’est pas de mon propos de retracer l’ensemble de l’opération, mais de mettre l’accent sur l’attaque de Flessingue, et la participation du 1er BFM Commando des Forces Françaises Libres.

Trois attaques simultanées étaient prévues :

– par l’est, venant de terre, une attaque menée par la 2e Dl canadienne appuyée par le 52e DI britannique (Lowland Division) ;

– par le sud, par le n° 4 Commando et des éléments de la 52e Dl, à 5 h 45 du matin ;

– par l’ouest, par trois commandos de Royal Marines (n° 41, 47, 48), débarqués par mer – à 9 h 50 du matin, et sous le commandement du major général Leicester, Royal Marines.

On savait que les forces allemandes comprenaient 9 000 hommes. Un commando est constitué d’un nombre variable de troupes (ou compagnies) : entre cinq et sept.

Chaque troupe comprend deux sections, et l’effectif est à peu près de 80 hommes. Le n° 4 Commando, le 1er novembre 1944, renforcé par quelques éléments divers (observateurs d’artillerie, service de santé, transmission, etc.) représentait 550 hommes.

Le 1er BFM Commando comprenait deux troupes et avait rejoint le n° 4 Commando, commandé par le lieutenant-colonel R. Dawson, au début de l’année 1944. Auparavant, il faisait partie du 10e Commando interallié. Avec le n° 4 Commando, le bataillon avait participé au débarquement du 6 juin 1944, puis à la campagne de Normandie, sous le commandement du capitaine Kieffer.

À la fin du mois d’août, le bataillon fut mis au repos ; les hommes dont la famille habitait des territoires libérés se virent accorder quelques jours de permission (pour beaucoup, premières retrouvailles depuis quatre ans). En septembre, le commando se trouvait à nouveau dans le sud de l’Angleterre ; quelques blessés reprirent leur place ; des éléments nouveaux vinrent combler les pertes dues aux combats de Normandie. Au début du mois d’octobre, nous étions dirigés sur la côte belge, dans le village de De Han (Le Coq) près de Bruges. Le paysage était à peu près celui de Walcheren : dunes de sables truffées d’ouvrages allemands.

Nous pensions bien qu’on ne nous laisserait pas inactifs longtemps, et l’entraînement reprit en vue de futures opérations.

À la fin du mois d’octobre, nous fûmes consignés derrière des barbelés – comme avant le 6 juin – et c’est là que nous avons appris que notre objectif serait Flessingue. Pour la première fois depuis le raid de Dieppe en 1942, une attaque directe allait être faite sur un port fortement défendu, avec une circonstance aggravante : cette fois, l’élément de surprise n’existait pas ; l’ennemi savait que, tôt ou tard, l’attaque aurait lieu.

La ville de Flessingue est située sur la rive nord de l’estuaire de l’Escaut, large d’à peu près 4 kilomètres. Elle a un peu la forme d’une guêpe : la partie sud n’est reliée au reste de la ville, et de l’île, que par un isthme assez étroit. Le plan élaboré par le colonel Dawson était le suivant ; (carte n° 2) :

L’assaut sur Flessingue (RFL).

– débarquer à l’aube, établir une tête de pont à Brighton et, puisque le facteur surprise était exclu, employer le facteur vitesse ;

– envoyer deux troupes (les troupes 5 et 6, françaises) assurer des points clés Bexhill et Dover, en coupant donc le sud de la ville du reste de l’île ;

– le reste du commando devant nettoyer la partie sud.

L’opération devait être préparée par un bombardement aérien massif, mais le plafond bas empêcha les avions de l’effectuer – et cela fut heureux, car le bombardement n’aurait en rien changé le cours de l’opération, mais aurait très certainement coûté la vie à beaucoup de civils. C’est donc un tir d’artillerie, émanant de 300 canons, qui, à 4 h 45, tomba sur les rives de Flessingue, pour neutraliser les défenses allemandes.

Le 31 octobre, le commando fut dirigé sur la ville de Breskens, en ruines. Dans les rues traînaient des témoignages des horreurs de la guerre : un fœtus d’environ trois mois, un pied nu coupé…

En face, à travers l’embouchure de l’Escaut, on voyait nettement Flessingue, les grues du port, sous un ciel bas et gris.

Vers 17 heures, on nous conduisit au port où étaient amarrées les péniches (Landing Craft Assault ou LCA) qui devaient nous transporter le lendemain, afin que nous puissions les reconnaître dans la nuit. À ce moment, apparurent, descendant le courant du fleuve et se dirigeant sur nous, un convoi de « Buffaloes », véhicules blindés amphibies, qui nous étaient affectés pour transporter hommes et matériel dans Walcheren inondé. Ce spectacle ne fut pas perdu pour les Allemands, qui bombardèrent le port, sans dégâts d’ailleurs.

Après un repas chaud, nous nous répartîmes dans ce qui restait des maisons, pour une courte nuit. Vers 3 heures, nous étions réveillés pour un court « breakfast » et l’embarquement. Il faisait gris et froid et il tombait une pluie légère. À 4 h 40, les LCA quittèrent le port, et cinq minutes plus tard, le bombardement commença ; des incendies permirent de voir, profilé sur les flammes, le moulin à vent au pied duquel nous devions débarquer. Quelques mitrailleuses allemandes nous prirent sous leur feu, avec des balles traceuses – mais sans dommage.

À 5 h 45, la première LCA (troupe I anglaise) débarquait à l’endroit prévu, franchissait le réseau de barbelés et, alors que le tir d’artillerie s’arrêtait, enlevait à la grenade les premières positions allemandes. À partir de ce moment, les LCA se succédèrent comme prévu, accueillies et guidées par les commandos déjà à terre. Les troupes 2 et 3 se partagèrent le nettoyage du sud de la ville (Falmouth, Troon, Seaford, Brighton, Worthing, Eastbourne), tandis que les troupes 5 et 6 (françaises) fonçaient sur leurs objectifs.

Lieu de débarquement à Flessingue (RFL).

La troupe 5 (capitaine A. Lofi) se heurta à des positions allemandes solidement tenues, qu’elle dépassa pour occuper les abords de Dover. Là se trouvait un ouvrage fortifié considérable sur le toit duquel était placée une mitrailleuse lourde antiaérienne mais qui pouvait battre également toutes les rues environnantes. Lofi posta sur le toit d’un cinéma voisin quelques tireurs et un fusil mitrailleur, qui contribuèrent à neutraliser cette mitrailleuse. L’aviation (Typhoons munis de fusées) attaqua l’ouvrage en piqué, ce qui permit à Lofi de traverser la rue, et de s’installer sur les deux côtés.

La troupe 6 (capitaine G. Vourc’h), guidée par un commissaire de police hollandais qui avait réussi à rejoindre les lignes alliées quelques jours plus tôt, se dirigea, d’abord, sur la poste centrale, occupée par les Allemands. Quelques grenades en eurent raison, et un groupe d’une vingtaine de prisonniers fut dirigé sur la tête de pont. Il faisait maintenant tout à fait jour. Vers 8 heures, la troupe était installée au carrefour de Bexhill des deux côtés de la rue, et interdisait donc toute communication entre la ville haute et la ville basse. Les Allemands étaient manifestement totalement stupéfaits de nous trouver là. Deux compagnies allemandes se dirigèrent sur nous, l’arme à la bretelle, avant d’être contraintes de se réfugier dans les maisons voisines, en laissant des blessés et des morts sur le terrain. Un sergent allemand, sortant d’une rue voisine, tomba sur nous et voulut nous lancer une grenade : une rafale de mitraillette termina l’affaire.

Le reste de la journée se passa relativement calmement. Des renforts nous furent envoyés, qui, sous couvert de fumée (grenades fumigènes, qui se révélèrent extrêmement efficaces), parvinrent à traverser les rues cependant battues par le feu ennemi, sans pertes. Une mitrailleuse Vickers nous arriva, d’abord sans son trépied, ce qui la rendait inutilisable, mais dans l’après-midi la pièce était complète. Des tireurs isolés (dont quelques-uns dans l’arsenal) cherchaient à interdire les mouvements du commando, sans grand succès. Le soir du 1er novembre, tous les objectifs étaient atteints. Mais l’artillerie allemande interdisait la traversée du fleuve et le débarquement de renforts et de matériel sur « Uncle Beach » – seul endroit où les péniches et les Buffaloes pouvaient accoster. Il fallut attendre la nuit pour que les unités de la 52e Lowland Division soient à même d’arriver en force pour nous appuyer.

Dans le courant de la nuit du 1er au 2 novembre, les Allemands tentèrent une attaque sur Bexhill, appuyée par un lance flamme : quelques rafales de Bren gun la firent échouer, et un tir d’artillerie d’une extrême précision les dissuada de recommencer.

Le 2 novembre, au lever du jour, on nous avisa qu’une attaque allait être menée par des unités de la 52e Division (KOSB), sur Bexhill, pour déboucher sur le nord de la ville et préparer l’assaut sur l’hôtel Brittania, quartier général allemand. De fait, sous couvert d’un tir d’artillerie massif (qui, malheureusement, tomba un peu court, nous causant des blessés), les Anglais enlevèrent la plus grande partie de la ville haute.

La troupe 5, cependant, n’avait pas encore réussi à s’emparer de l’ouvrage allemand de Dover. Lofi fit progresser sa troupe en se frayant un passage, de maison à maison, sur toute la longueur de la rue, à l’aide de charges explosives de faible puissance. Vers 17 heures, il était à 100 mètres du blockhaus. Il demanda une attaque en piqué par avions Typhoon, et deux volontaires se proposèrent pour bondir sur les portes de l’ouvrage et y mettre des charges explosives. À ce moment, on vit s’agiter un drapeau blanc : les Allemands se rendaient.

Retirés des premières lignes le 2 novembre au soir, nous avons regagné la tête de pont pour une nuit de repos. Le lendemain, nous pouvions savourer le spectacle de la reddition de centaines d’Allemands, certains de haut rang, tandis qu’à l’aube du 3, l’assaut lancé par la 52e Division sur l’hôtel Brittania mettait fin aux opérations dans Flessingue même.

Dans la nuit du 2 au 3, le général qui commandait la 52e Division, et qui, manifestement, ne connaissait rien à la mer, nous donna l’ordre de quitter le port de Flessingue à la rame dans de minuscules embarcations en toile, pour franchir, à un mille ou deux au nord, l’une des brèches créées par l’aviation : opération suicidaire, étant donné l’état de la mer et la violence du courant. Fort heureusement, on parvint à le ramener à la raison.

À Westkapelle, les combats avaient été rudes, et les pertes lourdes. Les canons allemands n’avaient pas été atteints par les bombardements aériens, et les péniches de débarquement furent accueillies par un feu soutenu, malgré l’appui de navires de guerre et de l’aviation. Les commandos réussirent toutefois à débarquer au travers de la brèche créée par l’aviation, et à prendre les Allemands à revers. C’est donc le 5 novembre que le n° 4 Commando embarquait sur des Buffaloes pour aller renforcer les trois autres Commandos de Royal Marines, plus au nord, en navigant dans l’île inondée.

Avant de quitter Flessingue, nous avions la satisfaction de voir un convoi de dragueurs de mines remonter l’Escaut vers Anvers, ouvrant la voie aux cargos et transports tant attendus.

Le reste des opérations fut simple : Middleburg s’était rendu le 8 novembre, il ne restait plus qu’une poche au nord de l’île. Une attaque de nuit montée par le 4e Commando amena la reddition de toute la garnison. Chose curieuse : dans la station de pompage de Wrouenpolder, que nous venions de libérer, se trouvait un téléphone branché sur Middleburg et qui l’était déjà depuis quelques jours. Ainsi, les Allemands auraient pu s’entretenir avec les Anglais ! Cela ne fut découvert que vers 9 heures du matin, mais permit aux deux généraux anglais de se communiquer tous les renseignements désirables sur la suite des opérations.

« lnfatuate » était une opération d’une audace inouïe compte tenu du rapport des forces en présence, de la puissance de la défense ennemie, de l’absence de l’élément de surprise. Qu’elle ait permis l’ouverture du port d’Anvers, la capture de 9 000 Allemands par des forces qui ne dépassaient guère 3 500 hommes, au prix de pertes relativement légères, tient du prodige. Ce succès a été dû à la parfaite préparation de l’opération dans ses moindres détails, à la maîtrise obtenue par les Commandos dans les opérations de débarquement de nuit et de progression rapide, et à la parfaite coopération des trois armées : terre, mer et air, qui justifie notre devise « United we conquer ».

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 249, 4e trimestre 1984.