Récit d’un parachutiste de la France Libre
Dès 1940, la France Libre a formé une unité parachutiste. Les premiers éléments ont accompli des prouesses en Libye et en Crète. Nous raconterons un autre jour comment le 4e bataillon d’infanterie de l’air s’est reformé et entraîné en Angleterre, pour être, de toutes les forces alliées, la première unité qui a touché le sol de France le jour du débarquement. Voici le récit de l’opération.
D – Day
Dès le départ d’Auchinleck, en Écosse, on se sentait déjà dans le bain. Au débarqué du train, des camions nous ont conduits aussitôt au camp de Fairford, établi dans une vaste prairie en pente et complètement entouré de barbelés. De vastes tentes pour les communs, des petites tentes pour coucher à six.
On nous avertit qu’il est rigoureusement interdit de sortir : tout parachutiste ramassé dehors serait immédiatement exclu. Aucun contact avec le dehors, pas de correspondance, pas de visites. Même les girls, serveuses à la Naafi, n’ont pas le droit de sortir et une tente leur est affectée (autour de laquelle on voit rôder beaucoup d’amateurs). Il ne faut pas que chacun aille avertir sa bonne amie des opérations qui se préparent.
Il fait un temps superbe. Le camp est assez vaste ; nous sommes avec les S.A.S. anglais, beaucoup plus nombreux que nous, immenses gaillards aux épaules larges. Les rap- ports avec eux sont toujours des plus cordiaux.
Et, comme toujours on s’organise. Il y a un magasin, une armurerie, une Naafi où l’on sert de la bière, un terrain de football où des équipes se forment et, bien entendu, des corvées d’eau, de cuisine, de propreté, etc. et même des séances de cinéma.
Je reprends mes obligations de fourrier de la section, m’efforçant de percevoir l’armement qui nous manque, des chaussures pour celui-là, des chaussettes pour cet autre et, chose indispensable pour les radios, et précieuses dans tous les sens du terme, des montres de précision. Enfin toutes sortes d’articles : boussoles, porte- cartes, sacs de couchage en duvet, toiles de tente, musettes américaines, paquets de pansements, alcool solidifié et quantité de merveilles bien utiles quand on va faire du camping pour s’amuser.
Il faut encore distribuer le matériel radio ; nous emportons deux postes complets par équipe. Il faut encore distribuer les postes récepteurs, les piles et les pads (livres de codage) dans les squadrons.
Enfin il y a tout un attirail spécial pour S.A.S. : une pochette évasion qui contient une carte de France sur soie, une lime et 4.000 francs ; une boîte imperméable contenant des comprimés de lait, du chocolat vitaminé, une petite boussole, des cachets pour se doper en ces d’effort à fournir, un hameçon ; une pochette imperméable pour mettre ses papiers, des boutons truqués pouvant servir de boussole et je ne sais quoi encore. Les Anglais font bien les choses.
Nous avons encore touché un pantalon spécial pour le combat et nous sommes tous occupés à couper les jambes qui sont trop longues, coudre des pattes pour la ceinture, et dissimulons billets de banque, boussoles et cartes dans les doublures, multiples travaux de couture qui sont absorbants.
Nous avons, en outre, bien des choses à apprendre et instructions à parfaire. On nous a distribué des ceintures de sauvetage en caoutchouc munies de deux petites bouteilles à air comprimé. On nous a fait prendre connaissance aussi des Stirling, les gros quadrimoteurs qui nous transporteront.
Le « trou », placé à l’arrière du fuselage, est spacieux ; nous n’aurons pas de difficulté pour y passer. Répétition d’emplacement, d’accrochage des static-lines. Il faut aussi prévoir l’amerrissage forcé de l’avion ; en ce cas, on obture hermétiquement le trou. On tend des sangles sur lesquelles on s’arc-boute pour ne pas être précipités les uns contre les autres ; la carlingue, si rien n’est tassé, peut flotter une demi-heure environ. Il faut donc sortir par le haut et mettre à la mer un canot pneumatique, dont nous apprenons la manipulation.
Enfin, pour nous, radios, nous apprenons à nous servir de deux appareils tout à fait épatants ; l’un permettant de correspondre du sol en phonie avec un avion patrouillant dans le voisinage ; l’autre, l’Eureka, appareil encore secret, permettant de guider au sol un avion vers un point déterminé.
On nous a encore présenté la dernière invention ; un truc pour dépister les chiens policiers afin que notre retraite ne soit point décelée. C’est un flacon « d’extrait concentré d’odeur humaine » ; c’est toute une technique pour s’en servir. Il est particulièrement recommandé de ne pas casser la bouteille car tous les parachutistes du camp ne pourraient plus être utilisés. J’imagine que cela ne doit pas sentir bon. Nous avons aussi assisté à une démonstration ; un homme a couru, traversant champs, taillis et faisant de multiples détours ; un quart d’heure après un chien tenu en laisse a suivi la piste sans hésitation.
L’atmosphère du camp est magnifique ; enthousiasme et tranquillité. Aucune hâte fébrile dans tout ce que nous faisons ; pas de nervosité. On agit avec méthode.
Notre célèbre Sassoon, le médecin lieutenant du bataillon, a remporté un gros succès en nous distribuant les médicaments de première urgence : tout un assortiment de cachets et comprimés contre la constipation, le mal de tête, etc. Des pilules contre le mal de l’air qu’on pourrait avoir dans l’avion et garanties absolument inefficaces, enfin des piqûres de morphine pour le cas de blessure avec le conseil suivant : « en cas de blessures au ventre, ne pas en faire, car ce serait mortel ; mais si c’est une blessure grave… alors faites-la tout de même ».
J’ai entassé dans ma tente tout ce que j’ai perçu et cela fait une montagne appréciable. Il faut encore y ajouter quatre jours de vivres et les armes. J’ai demandé à un officier anglais si l’on nous distribuerait aussi un petit mulet à chacun.
Comme armement on peut toucher un Colt, un poignard, une mitraillette Sten, des grenades.
Les fusils trouvent peu d’amateurs et heureusement que les fusils-mitrailleurs ne sont pas pour les radios. Les garçons sont comme des gosses devant un arbre de Noël ; ils veulent tout et en grande quantité. « Moi, mon vieux, je leur balance quatre grenades, et tu verras le travail que ça fait ! »
– « Et rrran ! une petite rafale de mitraillette et je nettoie tout ! » On démonte les armes, on les nettoie ; on remplit les chargeurs.
Au bout de quelques jours quelques renseignements sur les opérations commencent à transpirer. Les officiers sont convoqués dans la grande tente où a lieu le briefing. La radio prend subitement une importance considérable… Nous devons tenter une opération entièrement nouvelle : nous formerons une ou plusieurs bases où viendront se ravitailler les sticks de destruction qui accompliront des missions de diversion dans un rayon assez étendu. Il faut que les bases puissent correspondre par radio afin que les ordres soient donnés aux sticks munis de postes récepteurs.
Et puis, le 4 juin, nous sommes enfin convoqués sous la tente du briefing ; nous y retrouvons les camarades avec lesquels nous formerons les sticks de départ. Après toutes les suppositions, les ragots et les indiscrétions, on va enfin savoir.
C’est la Bretagne !
Le thème est le suivant : quatre sticks de neuf hommes partiront en premier dans deux avions, chaque avion droppant un stick sur une base sud dans le Morbihan, et sur une base nord dans les Côtes-du-Nord. Je suis de la base nord. La D.Z. est reconnaissable à un chemin formant un vaste Z. La base sera établie dans la forêt de Duhaut et nous espérons y opérer la jonction avec l’autre stick. On espère que l’un des deux au moins arrivera à bon port.
Là, nous devrons nous renseigner, prendre contact avec les maquis, s’il y en a. Si tout est favorable nous recevrons des renforts quatre jours après. Il y a, paraît-il, des troupes allemandes, S.S. et parachutistes en trois points dans la région.
En cas de malheur, nous devons essayer de rejoindre la base sud. Il est prévu également une possibilité de retour en Angleterre grâce à une filière, mais tout cela a l’air d’être une blague.
On nous distribue les cartes et les dernières recommandations. Nous gagnons ensuite l’aérodrome. Nous percevons nos parachutes que nous essayons afin de régler les harnais et les rangeons méthodiquement étiquetés à la craie.
Et puis c’est fini. Nous n’avons plus qu’à partir.
Je retourne à ma tente. C’est la fin de l’après-midi ; il faut être prêt à 9 heures. Il me va falloir faire mon sac et ce n’est pas une petite affaire. Depuis le matin, je n’ai cessé de courir d’un bout du camp à l’autre, de recevoir des ordres, d’en transmettre, de m’occuper de mille détails tant pour moi que pour les camarades et je me sens absolument vanné. Et dire que cette nuit et demain je vais avoir à fournir l’effort maximum ! J’hésite à me doper déjà avec les pilules de Sassoon.
J’essaye d’analyser mes sentiments. D’abord je suis submergé par une lassitude totale ; j’aurais besoin de me coucher, de n’avoir rien à faire, de m’anéantir. Et puis cette oppression profonde, c’est bien le trac ; je suis obligé de constater que j’ai peur. Je ne pense pas à ce qui va se passer dans les quelques heures qui vont suivre ; j’y ai trop réfléchi depuis trop longtemps et sais qu’on ne peut se l’imaginer, qu’il faut y être. Et cependant j’y suis. La grande machine est en marche. Je ne vois que mon sac à faire, le tri difficile de toutes mes affaires en me disant que je ne serai pas prêt et que ce sera mal fait. J’ai l’impression de n’avoir pas la conscience tranquille.
Au surplus, le temps change ; le vent se lève et les nuages s’amoncellent, et c’est avec un véritable soulagement que j’apprends que l’opération est décommandée pour ce soir. Je dîne rapidement, aide tout de même mes camarades à faire leur remblai de terre pour éviter d’être inondé sous notre tente, car la pluie commence et je me glisse nu dans mon sac de couchage.
J’ai beau me dire que ce n’est que partie remise et que l’attente est ce qu’il y a de plus énervant, je suis complètement détendu et respire librement : le système nerveux humain est ainsi fait, du moins le mien.
Le lendemain a été une journée de repos, au moins relatif. J’ai appris qu’il était possible de remettre des lettres à un officier anglais, courrier qui sera acheminé après certain délai. Je lui ai remis un mot d’adieu pour Étienne H. qui saura que je suis dans la bagarre.
Je m’occupe surtout à faire et à défaire mon sac. Il faut de la méthode, de l’habitude, mais plus encore de la volonté, je dirai même de la force de caractère.
Il est relativement facile d’abandonner la toile de tente et le gaz-cap (et pourtant le temps est devenu pluvieux), qui pèsent assez lourd et sont volumineux ; tant pis on sera mouillé, après tout on est au mois de juin. Mais ce qui reste est encore trop et il faut avoir le courage de se séparer de toutes sortes de bricoles pourtant bien précieuses, bien utiles ou qui vous font terriblement envie et qui, chacune, ne pèse guère plus de 50 grammes.
Je mets d’abord à part l’incompressible : le poste de T.S.F., le chargeur de F.M., la pharmacie, la pochette de secours, la voilette camouflée, la boussole, les cartes, de la ficelle…
Dans l’ordre vestimentaire, je supprime presque tout. Pas d’espadrilles, ni de linge de rechange. Je n’emporte que deux mouchoirs et une paire de chaussettes, indispensable pour la marche et aussi de quoi coudre ; comme affaires de toilette, une brosse à dents, une savonnette et mon rasoir.
Comme vivres, les huit boîtes de rations qu’on nous a distribuées sont trop lourdes et encombrantes ; je ne garde que quelques biscuits, le chocolat et les bonbons (que dira ma petite fille quand je lui raconterai cela !) et tout de même deux petits cubes de thé. Ni réchaud, ni alcool solidifié, pas même de gamelle ; juste une cuillère en me rappelant les souvenirs de prison en Espagne. Et, pour être complet, du papier… chose. Pour les armes, je me limite au poignard et au Colt et à quatre grenades ; mais combien de chargeurs et de balles de Colt ? Le plus possible évidemment. Comme radio je n’emporte aucun matériel de destruction, ni explosifs. Ne point oublier un chiffon de flanelle pour nettoyer son arme.
Il y a encore ce que j’appellerai les objets personnels : couteau de poche, peigne. J’emporte quelques croix de Lorraine, mon brevet de parachutiste pour ma femme, mais je doute de pouvoir le lui donner. Je vide mon portefeuille, aucun papier, mon pay-book. Bien entendu de quoi écrire : stylo, crayon, bloc-notes, indispensables pour un radio.
Et j’oubliais les cigarettes, dont on nous a fait d’abondantes distributions. Ça, il n’est pas question de les abandonner.
Après cet étalage, le tas est encore appréciable. On discute, on hésite ; vaut-il mieux abandonner une grenade ou prendre quelques biscuits supplémentaires. On va toujours emporter une belle paire de jumelles, quitte à s’en débarrasser plus tard ou à les donner à quelqu’un d’autre.
Il faut ensuite tout faire rentrer dans le sac. Le poste, avec les feutres de protection, remplit presque le kit-bag ; j’enfourne le reste dans le ruck-sac que j’attache au sommet du kit-bag. Le tout, posé sur le pied, m’arrive au milieu de la poitrine et pèse 50 kilos au moins.
Le commandant nous a fait remettre à chacun un petit fanion tricolore à croix de Lorraine ; nous en avons pavoisé notre tente ; on reconnaît que là sont ceux du premier départ et toute la journée nous recevons la visite des camarades. Je vois encore un grand diable d’Anglais, sou- pesant mon sac, et qui pour tout encouragement ne m’a pas caché qu’il préférait que ce soit moi qui saute avec ça. Autre attention du commandant, une bouteille de whisky à partager à je ne sais plus combien est haute- ment appréciée.
Il faut encore songer à avoir sur soi, immédiatement accessible, ce dont on peut avoir besoin, c’est-à-dire au fond presque tout : pansements, pharmacie, quelques bonbons et chocolats (on se passera de boire), boussole, carte, etc. Le pantalon à six poches, la combinaison camouflée en a six également ; en plus on a des cartouchières fixées au ceinturon.
Enfin ça a l’air de s’améliorer. Le 5 juin nous sommes convoqués en fin d’après-midi pour être passés en revue par le commandant Bourgoin. Cela se passe très simplement.
Nous devons nous présenter à 9 heures en tenue de départ : battle-dress, combinaison camouflée, ceinturon et équipement auxquels pendent revolver, poignard, cartouchières. La combinaison de saut recouvre le tout ; enfin la Mae-West. En plus quelques camarades se suspendent autour du cou, attaché sur la poitrine, un petit tonneau contenant deux pigeons voyageurs.
Deux camarades me portent mon kit-bag jusqu’à la sortie du camp où ils me le chargent sur l’épaule. Là, le commandant et quelques officiers nous regardent passer. Le capitaine Larralde nous souhaite une bonne chance en termes… militaires ; lorsque je passe, moi qui suis considéré comme un monsieur sérieux, il me crie :
« Bonne chance, Devize ! Et puis, à vous aussi, je vous dis m…. ! »
Des camions nous conduisent à l’aérodrome en quelques minutes. Je n’oublierai jamais cette arrivée sur le terrain. D’une autre route des files de camions débarquent deux divisions aéroportées anglaises, le casque couvert de feuillage, le visage noirci. Tout le camp est en effervescence ; ça y est, c’est le débarquement et l’enthousiasme est débordant. Tout le personnel de la R.A.F., les W.A.A.F., nous accueillent avec des hurrahs ! et font des doigts le signe V.
Nous mettons aussitôt nos parachutes sur le dos et les camions nous mènent aux avions. Le terrain est immense. Tout autour des Stirling, noirs, avec les trois bandes blanches fraîchement peintes, ont l’air de mouches posées sur une grande table. Plus loin, les armées de gros planeurs sont rangés en ordre de bataille.
Nous restons assez peu de temps devant les avions dans le jour qui décline. Je ne connais pas de plus beau spectacle que l’arrivée d’un groupe de parachutistes, entière- ment équipés et harnachés, sur le terrain au moment de l’emplacement. Et cette fois-ci ce ne sont plus des manœuvres. Les Airborn anglais ne sont pas encore à pied d’œuvre, on nous fait l’honneur de nous envoyer les premiers. Dernière distribution de thé avant le départ.
Nos quatre sticks sont répartis dans deux avions qui, chacun, en dropera un sur la base sud et un sur la base nord. Il faut espérer que sur les quatre, un au moins réussira.
Dernier salut aux camarades de l’autre avion et nous montons dans le taxi. On tasse les sacs comme on peut ; étant numéro sept du deuxième stick à sauter, je suis tout à fait au fond en tête de l’avion. Je m’assoie par terre, assez inconfortablement. L’obscurité est à peu près complète.
Je n’ai jamais vécu un moment d’aussi intense enthousiasme ; pas le moindre trac, je me sens en pleine pos- session de mes moyens, prêt à faire face à n’importe quelle éventualité.
L’avion ne tarde pas à prendre la piste. Nous volons. J’essaye d’imaginer ce qui nous attend, mais je n’y arrive pas ; je ne pense à rien, je somnole. Nous avons très peu de chances de nous en sortir, mais je n’ai pas peur. Je ne sais même pas si ma femme existe encore. J’aurai fait le maximum de ce que je pouvais faire ; je n’ai aucun regret. J’aperçois, à l’autre bout de la carlingue, par-dessus des corps gisant dans l’ombre la figure de Paulin, éclairée par une petite lumière falote ; il me regarde ; je lui envoie par signes, en morse, le prénom de sa femme, une charmante Anglaise qu’il a laissée à Bristol. Il me répond O.K., avec un large sourire. Quelqu’un regarde par un hublot et annonce que nous sommes au-dessus de la terre ; nous sommes en France. En France ! Pas de D.C.A., pas de chasse ennemie, traversée sans anicroche, une véritable croisière.
Tout à coup on s’agite à l’arrière. Le premier stick se pré- pare, attachant les static-lines et fixant les kit-bags. Puis tous les hommes, debout, prêts, s’immobilisent dans l’attente du signal. Cela dure longtemps. Je n’entends rien, assourdi par le bruit des moteurs, mais je vois le paquet de silhouettes massives s’ébranler, s’agiter et fondre comme un jeu de cartes dans les mains d’un prestidigitateur. Il n’y a plus personne, je vois la lumière verte qui immédiatement fait place au rouge.
La place est vide ; nous nous y précipitons.
On se prépare calmement, en vieux habitués ; le plus nerveux est certainement le dispatcher anglais. Les static-lines sont accrochées, il faut veiller à ne pas les laisser pendre à l’intérieur du bras car on risque de se démettre l’épaule.
Action station ; l’ordre circule de bouche en bouche ; nous nous serrons les uns contre les autres, en file indienne. L’attente est interminable, presque d’un quart d’heure. Je repose ma tête sur le parachute de Rameau et ne pense plus à rien, qu’à le suivre dès qu’il décollera.
Et tout à coup, il part. J’ai peine à le suivre, soulevant mon sac à deux mains. Je suis au bord du trou et aperçois le vaste Z blanchâtre du chemin repéré. Ma jambe droite traîne en arrière, alourdie par le kit-bag et je bascule la tête en avant. Je me sens humilié d’un départ aussi peu élégant. Le poids du sac me ramène à la verti- cale et je me balance dans le vide. Je suis pris dans le vent, puis une forte secousse me fait lâcher mon sac bien que mes mains se tenaient crispées sur la monture métallique de mon ruck-sac ; le parachute est ouvert. Le bruit des moteurs s’éloigne, rien qu’un immense silence ; je vois autour de moi les taches de deux parachutes. C’est la pleine lune, il y a quelques nuages ; je distingue bien le sol. À présent, je suis en France.
Le silence est total, pas un coup de feu ; il s’agit de ne pas perdre son temps. Je largue mon sac, la corde glisse dans mes mains, les gros gants que j’avais mis par précaution sont en charpie mais ma peau n’est pas entamée, du moins pas trop. Le sol se rapproche, je vois une petite ferme isolée, entourée d’arbres vers laquelle je me précipite, je suis désespéré. Le toit passe, je glisse entre le faîte de deux grands arbres. Avec mes 50 kilos je trouve que le sol de ma patrie arrive un peu trop vite, je vais certainement me fracasser à l’arrivée. Un bruit mat, mon sac touche le sol et me donne aussitôt un coup de frein. J’atterris dans un petit champ bordé de haies et de talus, finement labouré, du gâteau, je prête l’oreille, aucun bruit. J’enfonce mes dix doigts dans la terre meuble. Il est 1 h 35.
Julien Devize
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 25, février 1950.