Départ en Belgique
Leurs campagnes terminées les S.A.S. français sont regroupés en Champagne pour y prendre quelque repos. Chacun en profite pour remettre le matériel en état : l’armement est révisé, les Jeep mises au garage avant de recevoir la visite du mécanicien, qui décidera de leur sort.
Les effectifs, bien appauvris, sont reconstitués, grâce au grand nombre de nouveaux volontaires.
Pendant deux mois, les S.A.S. sont fort bien installés chez les habitants si hospitaliers d’Épernay, d’Esternay et de Montmirail. Quelques-uns profitent des permissions de week-end pour faire un saut jusqu’à Paris.
En semaine, les jeunes incorporés reçoivent l’instruction du combat parachutiste, que plusieurs d’entre eux connaissent déjà pour l’avoir pratiqué avec les anciens dans les maquis, en Bretagne ou au sud de la Loire. En novembre, ils partent tous pour l’Angleterre, où ils font connaissance avec le para- chute et les sensations exaltantes et variées qu’il procure.
Le 22 décembre, le commandant Puech-Samson, commandant le 2e R.C.P., est convoqué d’urgence à l’état-major britannique. II en revient dans la soirée et donne ses ordres pour le départ prochain de l’unité vers la Belgique.
L’attaque soudaine du maréchal von Rundstedt a désorganisé le 8e corps d’armée américain, coupé en deux. Le point d’efforts porte sur Bastogne assiégée, où la 101e division parachutiste américaine tient magnifiquement. Au sud de la ville, la ligne du front est excessivement mince. Le régiment doit se rendre au plus vite dans le secteur et constituer un écran entre Florenville, Bouillon et Dinan. Ce départ inattendu nous sort brutalement de la torpeur dans laquelle nous nous étions peu à peu installés.
Toutes les Jeep sont sorties de leurs remises, inspectées, nettoyées, réparées. Toute la nuit, les forgerons, garagistes, mécaniciens de l’endroit travaillent sur les voitures, vérifiant les moteurs, fixant les plaques de blindage, les supports de mitrailleuses, les paniers arrières des bagages. Les armes individuelles sont remises en état, les chargeurs remplis, les grenades amorcées, les trousses à outils vérifiées, les sacs de la Croix-Rouge garnis, les sacs tyroliens chargés. Dans les villages, des hurlements de joie, des cris de guerre rompent le silence habituel du pays. Les habitants, qui abritent presque tous les parachutistes chez eux, donnent un coup de main aux uns et aux autres. Ils regardent, curieux et admira- tifs, ces jeunes gars si joyeux de partir au feu.
Le 24 au matin, le régiment est prêt. Le commandant passe en revue l’unité au garde-à-vous près de Jeep alignées. En fait, le régiment est réduit à 150 officiers, sous-officiers et hommes et 40 voitures de combat, plus deux camions trois tonnes (1).
Le capitaine Déplante commande les deux squadrons de combat ; le capitaine Betbèze (2), à sa grande rage, commande le squadron de commandement, chargé des ravitaillements en munitions, matériel et vivres, de la liaison administrative avec les Américains et autres services.
Nous voyageons toute la journée en direction des Ardennes sans rencontrer la moindre unité sur notre chemin.
L’impression de tristesse est accablante. Le ciel est lourd, le froid nous fige dans nos voitures, la neige étouffe tous les bruits. Malgré le vent qui siffle aux oreilles, on entend le tintement régulier des chaînes fixées aux roues et le ronronnement des moteurs. Personne sur les routes, personne dans les champs.
Près de Sedan, nous rencontrons quelques Américains en position sur la Meuse puis, bientôt, retrouvons ce spectacle navrant du printemps 1940 : des files lamentables de réfugiés traînant des carrioles surchargées d’objets hétéroclites. Les mêmes propos pessimistes, les mêmes bruits alarmants : « Les boches sont là, ils arrivent leurs avant- gardes nous talonnent… »
Nous croisons quelques camions américains, mais jamais n’en trouvons à doubler. Tout le mouvement semble marcher à sens unique du Nord au Sud. Seuls, nous nous obstinons à nous tromper de direction toujours vers le Nord.
La nuit tombe bientôt, glaciale. Tous phares éteints, nous roulons maintenant avec prudence, les mitrailleuses prêtes à toute éventualité. Un sentiment de légère inquiétude nous prend, nous roulons vers l’inconnu.
De temps en temps, nous rencontrons un petit groupe de G.I. près d’un canon antichar. On distingue bientôt au loin, les lueurs de fusées éclairantes, puis un bruit sourd de canonnade. Nous traversons d’immenses forêts de sapins enneigées. La route semble longue, nous ne sentons même plus le froid, nous sommes de vrais blocs gelés. Le voyage paraît interminable. Où est donc le front ? Les Américains n’en savent plus rien.
Et c’est la nuit de Noël… Nous n’avions certes pas imaginé passer un réveillon comme celui-là… Triste veillée !
Soudain, un coup de feu claque, déchirant la nuit, déchirant nos pressentiments, déchirant notre torpeur.
Tout le monde s’arrête, muet, immobile. Les yeux fouillent la nuit, mais tout retombe dans le calme.
Au bout d’un instant qui semble une éternité, nous avons l’explication. En entrant dans le village, une sentinelle amé- ricaine, affolée à la vue de toutes ces voitures et croyant à une infiltration ennemie, tira sans sommation sur la voiture de tête, dans laquelle se trouvaient le commandant, le parachutiste Lolo et notre toubib, le lieutenant Sassoon.
Blessés tous les deux, le lieutenant Sassoon et Lolo sont emmenés dans une maison voisine, où ils sont sommaire- ment soignés, en attendant d’être évacués.
Nous apprendrons quelques jours plus tard la mort de notre pauvre docteur. Il fut très regretté, car nous aimions tous son grand bon cœur et l’affection qu’il nous distribuait généreusement. En Bretagne, il s’était rendu célèbre par sa double personnalité : jouant, à la manière de maître Jacques, tantôt le médecin, tantôt le guerrier. Il portait généralement son brassard à croix rouge et ses sacs de secours, sans oublier dans sa voiture un F.M. bien caché sous des brancards. Quand le combat approchait, il troquait bien vite ses attributs pour le fusil-mitrailleur et faisait le coup de feu avec ses camarades. Le combat terminé, il redevenait aussitôt le médecin dévoué et amical que nous connaissions.
Le reste de la nuit se passe sur les lieux de l’accident. Nous sommes reçus magnifiquement par les habitants du pays qui, pour permettre aux parachutistes français de dormir dans des lits, passent la nuit dans un fauteuil ou entassés à plusieurs dans le même lit. Sans oublier les réconfortantes omelettes, les tartines de pain beurré et les grands bols de lait fumant, dont nous nous régalons.
De bonne heure, le 25, nous passons le dernier poste amé- ricain, gardien d’un pont qu’il devait faire sauter en cas d’arrivée des Allemands. Nos voitures se faufilent entre les mines dont on nous a montré les emplacements, sous les yeux étonnés des G.I., qui nous font signe, le pouce en l’air et nous souhaitent « Good Luck ».
La patrouille du sous-lieutenant Nicole ayant annoncé que Bertrix était libre, nous rentrons dans le village en faisant sensation.
La joie des habitants est délirante à la vue des fanions à « croix de Lorraine » : « Les Français ! nous sommes sauvés », entend-on dire par les habitants venus nous souhaiter la bienvenue.
Les Belges n’en croient pas leurs yeux. C’est à qui aura l’honneur de nous abriter. La Croix-Rouge prévient que 150 repas sont préparés pour les S.A.S. stupéfaits et ravis de l’aubaine. Le commandant organise son P.C. cependant que des postes sont installés aux sorties du village, près des maisons, où les habitants ont constamment une boisson chaude pour le S.A.S. qui rentre de sa faction.
Dès le premier jour, sans tarder, nous sommes en situation de combat. Le rôle que nous avons à remplir est légèrement différent des opérations habituelles. Nous avons reçu une mission de colmatage afin de boucher une large brèche qui, si elle est bien utilisée par l’ennemi, peut représenter de graves difficultés.
En effet, entre les Ardennes et Paris, rien ne se serait opposé à l’avance de la moindre patrouille allemande. Nous nous trouvions peut-être sur la route, en Champagne, mais dans une situation de repos, dispersés dans trois ou quatre villages, sans armements sérieux.
Bien que la brèche soit extrêmement vaste, les Allemands, qui manquent de carburants, ne peuvent envisager une telle éventualité et s’appesantissent plus commodément sur Bastogne, qui les ramène à une guerre de position, qui fait traîner, passe le temps. Il semble, en effet, que le temps est pour eux. Nous apprendrons après la guerre que les progrès allemands, en matière atomique, étaient très sérieux.
Quelle que soit la raison de cette offensive, nous, les S.A.S., nous trouvons « en ligne », quoique totalement isolés, aussi bien des Américains, des Anglais et même des Allemands, que nous côtoyons pourtant d’assez près selon les gens du pays.
Notre base installée en défensive, en « point d’appui fermé », nous partons en patrouilles nombreuses explorer le pays, contacter nos voisins, dénicher les postes ennemis.
Les groupes de combat commandés par le capitaine Déplante sont scindés en deux squadrons : celui du lieutenant Legrand et celui du lieutenant Mairet. Alternativement, l’un assure les patrouilles, tandis que l’autre assure la protection de la base.
Dès le premier jour, le sous-lieutenant Taylor prend contact avec des éléments anglais à notre gauche. Ceux-ci lui indiquent l’emplacement du premier village occupé par les Allemands. Avec ses deux Jeep, Taylor avance jusqu’au village, sans toutefois pouvoir y pénétrer, car le pont qui franchit la rivière est coupé. De quelques rafales de mitrailleuses, il salue les boches, de l’autre côté de la rive. Puis, il perce d’obus de bazooka les murs d’une maison dans laquelle un poste s’est installé. Les Allemands lui répondent par quelques obus de mortier.
Les présentations sont faites.
Notre secteur nous est fixé de façon plus précise. Quoique conservant une autonomie assez grande, nous dépendons du 7th Tank Destroyer, régiment américain. Nous devons protéger leur flanc gauche et conserver la liaison avec un bataillon Airborn anglais.
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Le 10 janvier le capitaine Déplante décide d’effectuer quelques reconnaissances sur Saint-Hubert. Par les Américains, nous apprenons qu’une division y a établi son P.C. Il y aurait près de 4.000 Allemands. D’ailleurs, les Américains craignent une attaque et nous déconseillent fortement de nous y hasarder. Néanmoins, deux patrouilles S.A.S. sont lancées, celle du sous-lieutenant Taylor d’un côté, celle du sous-lieutenant Raufast de l’autre.
L’approche se fait à pied, avec prudence. Il fait nuit quand Raufast atteint les premières maisons et apprend par les habitants que les Allemands évacuent le pays depuis la tombée de la nuit.
Raufast, qui fouille la ville, fait prisonniers par surprise une vingtaine de boches qui s’apprêtaient à fuir. Une Jeep est emmenée à Saint-Hubert, pendant que l’autre rentre à toute vitesse rejoindre le commandant Puech-Samson, porteur de ce message fantastique : « Avons pris Saint-Hubert, envoyez renforts ». Chez les Américains, l’agitation est à son comble… Ces Français sont fous !…
Cependant le commandant Puech-Samson ne perd pas un instant. Ramassant tout ce qu’il a de disponible sous la main, il se porte au secours de la Jeep de Rausfast, qui fouille de fond en comble Saint-Hubert.
Nos 150 S.A.S. installés, le commandant confirme aux Américains la prise de la ville. Ceux-ci, très vexés, arrivent sur les lieux. Les Belges, déjà très francophiles et charmants à notre égard, organisent une petite réception en notre honneur, refusant d’admettre d’autres libérateurs.
Sur la façade de la mairie flottent nos couleurs, encadrées des drapeaux anglais et américains. Les officiers américains prétendent se faire remettre les clés de la ville et commencent par protester pour l’emplacement du drapeau. Le vaillant bourgmestre ne veut rien entendre et se lance dans un discours tout à notre éloge.
Nous sommes très gênés, d’autant plus que la chance fut dans tout cela le vrai maître de la victoire.
Le commandant Puech-Samson reçoit, sur un magnifique coussin de velours rouge, les clefs de la ville et, de plus en plus gêné, les remet à son tour au général américain.
On imagine quelle peut être la journée des parachutistes au milieu d’une population enthousiaste comme ces Belges de Saint-Hubert, déjà si sympathiques aux Français.
Pendant quelques jours, nos patrouilles partent de Saint- Hubert où le commandant y a installé son P.C. Nos voisins américains sont relevés par la 17 th Airborn division américaine.
De nouveau, nous avançons et notre base se trouve mainte- nant à Raumont. Nos patrouilles évoluent à Barrière de Champlon, La Neuveville, La Conserverie, Houffalize, La rivière Ourthe, Saint-Ocle, La Vacherie.
Le lieutenant Varnier est spécialement chargé du déminage et de la détection des pièges. Obsédé par cette idée, il en voit partout et oblige ses jeunes diables, parfois un peu trop fantaisistes, à la plus grande prudence. Râleur, mais pas mauvais garçon, Varnier est aussi victime des tours que lui jouent de temps en temps ses hommes. À peine a-t-il le dos tourné, qu’ils tendent une ficelle entre deux arbres, au bout de laquelle ils ont fixé une boîte de conserve. À eux de rire quand le lieutenant très sérieux suit avec toutes les précautions d’usage le fil suspect. Détente enfantine qui n’est que la réaction logique d’un travail long, fastidieux, épuisant.
Notre activité devient presque routinière. Tous les jours ce sont de longues randonnées dans une campagne de neige, de longues expéditions à pied, dans les bois, auprès des villages, à la recherche des renseignements, des postes ennemis et toujours de prisonniers.
Le parachutiste Schermesser, qui parle couramment l’Allemand, réussit deux fois à en faire, grâce à ce talent.
Un jour que le sous-lieutenant Richard l’envoie accompagner six prisonniers à la base, il est attaqué. Il crie, il crie en allemand d’un ton autoritaire : « Vous êtes encerclés, rendez- vous ». Deux Allemands lèvent les bras, pendant que le troisième lance une grenade et s’enfuit. Une autre fois, avec deux autres parachutistes, il ramène quatre prisonniers. Rencontrant une patrouille ennemie, il leur crie : « Ne tirez pas ». Croyant affaire à quelques-uns des leurs, les Allemands les laissent approcher. À bonne portée, un S.A.S. lance une grenade qui en tue deux. Les six autres se rendent.
Tous les jours, de petites histoires amusantes meublent un peu ces longues et fatigantes patrouilles.
Les vrais combats sont plus rares, les escarmouches presque des amusettes. Ici et là, nous récoltons quelques blessures, mais le climat est le plus méchant. Plusieurs des nôtres sont évacués pour pieds gelés. Nous commençons à sentir la fatigue.
Depuis 25 jours, nous sommes sans arrêt engagés tous les jours et souvent les nuits aussi. Notre mission reste invariablement la même pendant que les unités voisines sont relevées les unes après les autres. Du reste, nous ne nous plaignons pas et le bruit de notre relève est mal accueilli. Ce n’est qu’une fausse alerte, car le 20 janvier nous recevons un contrordre.
Ce même jour, Richard est envoyé en patrouille avec dix hommes. Les Américains lui conseillent d’être très prudent, une forte densité d’Allemands est signalée dans ce secteur. Après une fatigante marche de 20 kilomètres dans la neige, le groupe arrive sans incident, en pleine nuit, à Steinbach. La ville est tellement en arrière de leurs postes avancés que les Allemands n’ont pas même de guetteurs. Le froid, sans doute, y est aussi pour quelque chose.
Richard arrive donc près d’une automitrailleuse, sans garde, arrêtée devant une maison. Il entre dans la maison et découvre 15 Allemands endormis bien au chaud sous des couvertures. Il les réveille avec vigueur, s’empare de leurs armes et jette leurs habits par la fenêtre, afin d’éviter toute tentative de fuite. Pendant ce temps, l’automitrailleuse est désarmée et le reste du village est visité et nettoyé des derniers boches. Au moment de prendre le chemin du retour, un tir d’artillerie américain les oblige à passer une heure à plat ventre dans la neige. Malgré la fatigue, le groupe Richard, précédé de ses prisonniers, repart. En route, ils trouvent un char Mark IV en panne, que son équipage essaie sans doute de remorquer en recherchant un attelage de fortune. Ils en profitent pour le désarmer. Nos vaillants parachutistes sont quelque peu fatigués et, sous le poids de leur butin, commencent à fléchir.
Ils abandonnent peu à peu leur prudence en chargeant les Allemands, qui marchaient jusque-là les mains dans les poches. Ce sont, finalement, les prisonniers qui portent toutes les armes et bagages récupérés !
Le 21, Taylor s’empare de Limerlé, où le commandant vient installer son P.C. Les patrouilles s’étendent dans le Grand- Duché de Luxembourg, jusqu’à Haut-Belain, Wattermal, les Trois-Vierges.
La fin, pourtant, s’annonce, notre relève a lieu le 25 janvier.
Au milieu d’une foule amicale, les S.A.S. français quittent les Ardennes belges le 29, épuisés par un mois d’action incessante, dure et finalement assez coûteuse.
En revanche, les résultats sont brillants. Malgré notre très petit nombre, c’est-à-dire un effectif quatre à cinq fois moindre que les régiments voisins, nous avons glané un nombre beaucoup plus considérable de prisonniers, pratiqué plus de coups de main, obtenu plus de renseignements que ces mêmes régiments restés en ligne à chaque fois moins longtemps que nous.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 59, juin 1953.
(1) Nos effectifs, très éprouvés par les opérations précédentes, sont à peu près complétés par de nouveaux volontaires, partis à cette époque en Angleterre pour se faire breveter parachutistes.
(2) Deux mois avant le parachutage en Bretagne, le capitaine Betbèze fit une mauvaise chute au cours d’un saut d’entraînement. Il lui resta une fêlure à la colonne vertébrale, qui l’obligea à rester pendant deux mois dans un corset de plâtre. Convalescent au moment du départ du régiment, réussit à venir en Bretagne à bord d’un groupement de Jeep arrivé par planeurs. Il prit part à toutes les opérations avec une ardeur et une intrépidité peu communes.