Naufragé du ciel sur le front russe en Prusse-Orientale avec le régiment Normandie-Niémen

Naufragé du ciel sur le front russe en Prusse-Orientale avec le régiment Normandie-Niémen

Naufragé du ciel sur le front russe en Prusse-Orientale avec le régiment Normandie-Niémen

C’était le 27 mars 1945, à Friedland par un matin froid et glacial, un ciel blanc, trop blanc, avec un pâle et bien timide soleil essayant de réchauffer la terre meurtrie, les hommes et leurs machines. Le long de la piste d’envol, mi-terre, mi-herbe, 32 Yak au museau tricolore à cocarde soviétique sont là, alignés les uns à côté des autres en une file majestueuse et menaçante. Les pilotes, tous casqués, en combinaison de vol, parachute sanglé, devisent gaiement avec leurs mécaniciens au pied de leurs avions respectifs. Ils attendent l’heure « H », « H » + 10 pour eux, ils attendent la fusée-signal annonciatrice du départ immédiat. Tout semble si calme, un calme inquiétant et étrange flotte dans l’air, tout semble être arrêté et suspendu pour un moment ; soudain là-bas, à l’Est, à quelque 40 kilomètres d’ici, un grondement sourd éclate et va s’enflant pour devenir maintenant un roulement de tonnerre ininterrompu qui fait vibrer et trembler toute l’atmosphère. Avec cette précision très mathématique, l’heure « H » a sonné, l’offensive soviétique vient de se déclencher, la bataille pour la réduction de la poche au Sud-Ouest de Kœnigsberg et de la presqu’île du Samland a commencé, l’assaut sanglant et final pour rejeter à la mer et anéantir définitivement les restes de l’armée allemande d’invasion de Russie Blanche, débute avec fracas. Tous, nous songeons rapidement au déroulement habituel des combats des grandes offensives : d’abord l’artillerie lourde accompagnée des armes légères commence à déverser un déluge de feu et d’acier en un point bien déterminé du front, puis l’aviation arrivant à son tour écrase alors du ciel ce qui reste encore intact et debout, enfin les chars lourds s’ébranlent au mépris des mines et des grenadiers (soldats allemands spécialisés dans la lutte antitanks), protégeant l’infanterie d’assaut qui, hurlante et follement intrépide, a charge de conquérir le terrain mètre par mètre. Stratégie habituelle, normale qui écrase et détruit tout sur son passage.

C’est à nous maintenant. Soudain, un sifflement déchire l’air du P.C. fait de rondins et recouvert de terre, une boule verte et lumineuse s’élève rapidement dans le ciel si blanc, puis retombe lentement, scintillante et aveuglante comme si, inquiète d’avoir rapidement donné l’ordre, elle voulait maintenant en suspendre le terrible et fatal enchaînement. Les pilotes ont bondi dans leurs avions, les mécaniciens et les armuriers s’affairent et s’agitent ; sous la pression de l’air comprimé, les tripales commencent à tourner, 32 moteurs presque d’un seul coup se sont mis en marche et rugissent à leur tour. Déjà, les premières patrouilles décollent plan dans plan, laissant à la suivante un tourbillon dangereux de poussière ; une à une, elles s’élèvent dans le ciel, effectuant un léger virage, permettant ainsi aux dernières de les rejoindre et de prendre rapidement place dans le dispositif de combat. Cap 275° – Altitude 3.000 et vitesse 480 kilomètres/heure, la formation du « Normandie-Niémen » se dirige vers la mission : c’est l’interdiction de décollage et d’atterrissage du terrain de Pillau, neutralisation de l’aérodrome, suprême et ultime refuge de l’escadre « Moelders ». Pillau, dernier port de guerre de Prusse-Orientale, sentinelle à l’entrée du goulet, porte d’entrée de la fameuse lagune du Frisches Haff dans laquelle baigne Kœnigsberg, citadelle et capitale définitivement hors de combat depuis plusieurs jours. L’escadre « Moelders » au nez jaune, avec d’une part ses FW 190 long nez, ses Messer 109 G, est un adversaire de taille. Élite, suprême élite de la Luftwaffe, aux pilotes chevronnés, aguerris après quatre ans de guerre aérienne, résolus à tout, jusqu’au suicide, courageux jusqu’à l’extrême, jouant pour l’honneur des armes de l’aviation de chasse allemande et du Reich tout court leur ultime et dernière chance. Ils seront là au rendez-vous. Suprême confrontation dans le ciel si blanc, si froid de la Baltique. Duel sanglant entre 4.000 mètres et la mer où toutes les ruses sont permises, et d’où la pitié est exclue. Instant solennel où chaque patrouille, chaque pilote jouera sa chance et son destin.

Ils sont partis.

Dix minutes plus tard, au P.C. du « Normandie-Niémen », le haut-parleur grésillant et confus annonçait d’une voix lointaine et sans nom : « Allo, Allo, ici Patrouille Rayack, combat engagé contre F.W. 190 et Messer 109, verticale Pillau, Altitude 3.500″. La radio s’est tue…

Nous volons à quatre Yak, nous faisons partie de l’extrême droite du dispositif français, nous protégeons sur notre droite le centre de la formation ; vu notre place, nous serons certainement et très probablement les premiers engagés. Le ciel de blanc laiteux s’est stratifié, stratus en filaments qui vont en s’effilochant à mesure que nous approchons de la mer. Il y a déjà dix minutes que nous volons, en dessous de nous, nous apercevons l’autostrade Kœnigsberg-Elbing, puis voici la lagune, le Frisches Haff et ses eaux lugubres, enfin quelques minutes après on aperçoit Pillau, son port et son aérodrome en bordure de la mer. Nous ne sommes pas seuls, les Moelders sont là exacts au rendez-vous ; déjà des groupes isolés par paires s’étagent et remplissent le ciel à toutes les altitudes, tactique élastique et favorite de ceux-ci : s’isoler et disperser afin de mieux frapper.

Je suis à l’extrême droite de notre patrouille conduite par le colonel Delfino et fais patrouille avec le capitaine Charras (qui fut tué par la suite en 1949 en Indochine). Au-dessus, au-dessous, à gauche et à droite, des points et ailes suspects, des ennemis sans doute. Nos quatre Yak, s’écartant un peu de la formation, foncent à la verticale de Pillau comme rivés l’un à l’autre, en échelon refusé. Soudain, un battement d’ailes du colonel, c’est le signal d’attaque. Plein piqué pour obtenir une vitesse relative élevée, 500 badin, 600 maintenant. Nous fonçons, tels des oiseaux de proie sur une paire de F.W. 190 qui évoluent perpendiculairement à nous, mais légèrement plus bas et qui semblent protégés par une patrouille double de Messer 109-G. La gâchette contact-mitrailleuse abaissée, le collimateur allumé, une légère pression sur le petit pas, le compresseur enclenché, à nous maintenant « avec un peu de chance et d’adresse, on s’en sortira ».

Le badin effleure plus de 600 kilomètres/heure, mais les F.W. ont compris la manœuvre et passant sur le dos, basculant à la verticale comme un fil à plomb, se laissent tomber littéralement plein moteur vers leur aérodrome. Ils ne fuient pas, bien au contraire, ils nous attirent dans le piège classique et dangereux, le feu meurtrier de leur D.C.A. De par ma position, je suis le plus bas dans ce piqué vertigineux et rapidement je m’approche d’un des F.W. dont j’aperçois la croix noire. C’est le moment fatal, une légère pression sur le palonnier et sa silhouette se dessine plein arrière sans correction dans mon collimateur. Déjà, mes balles traçantes l’ont encadré, des morceaux de métal se détachent, de la fumée s’échappe le long du fuselage, mais il continue vertigineusement à s’approcher du sol. Je suis en plein sur l’aérodrome, à quelques centaines de mètres de la mer. C’est maintenant ou jamais, la flak s’est déchaîné. De la terre et de la mer, montent vers moi des boules lumineuses et des rayons de feu, toutes les pièces de D.C.A. du terrain crachent leur feu meurtrier, leurs traçantes se confondent avec les miennes dans des arabesques folles, mais le F.W. a disparu ; touché sans doute, abattu peut-être, qu’importe, je n’ai pas le temps de le rechercher. À la radio, inlassablement mes écouteurs grésillent : « Allo, allo, ici Rayack, regroupement 3.000 verticale Hailengenbail ».

Dans cette poursuite vertigineuse, notre formation de quatre s’est disloquée et même volatilisée au gré des combats. Le gros de la formation plus au Sud est certainement engagé dans d’autres combats féroces. Mais me voici maintenant seul, en plein ciel ennemi, à 500 mètres d’altitude, essayant de reprendre de la hauteur, accompagné par une nuée de flocons noirs, de boules de feu et d’aiguilles d’argent. Toute la D.C.A. de Pillau s’est donnée, ce me semble, comme cible mon Yak n° 32. Pourtant, je vole encore, mieux que cela, par un hasard inouï, je reprends même de l’altitude. Cap à l’Est, vers la presqu’île, vers la terre, j’essaye de rejoindre le regroupement fixé par le colonel Delfino. J’exécute des éléments de ligne droite, mais entrecoupés de virages complets, pour me dégager de poursuivants éventuels car il y en a. En haut, à gauche, à 10 heures (expression consacrée pour situer un avion suspect par rapport à une montre et à ses heures, le nez de l’avion étant dirigé vers midi), une patrouille suspecte, puis deux, sans doute des F.W. 190 qui m’attendent au retour. Ils sont chargés d’abattre sans merci les isolés et attardés comme moi. En bas, à 4 heures, deux Messer 109 passent rapides comme l’éclair, ils ne m’ont pas vu. Et je rentre pleins gaz vers la terre ferme, vers le point de rendez-vous fixés par le colonel. Soudain, dans ma cabine, une lueur atroce m’aveugle, mon avion est secoué d’un tremblement horrible. La fumée envahit le cockpit, le plancher de la cabine a disparu, sous moi, la mer, les flammes commencent à lécher mes bottes. À la radio, je perçois des voix lointaines, sans doute françaises, qui hurlent des ordres de combat. Je suis touché, un F.W. 190 sortant d’un nuage au-dessous de moi, un probablement de cette patrouille qui m’attendait et qui avait si vite disparu, m’a tiré plein arrière et en dessous. Ses obus ont explosé dans la queue et sous l’avion. Puis, en un, instant d’une rapidité inouïe, une deuxième explosion embrase tout l’avion. Mon Yak se cabre, le nez face au ciel, mes commandes sont coupées, il s’abat sur la gauche en passant sur le dos et amorce le premier tour de la vrille fatale et mortelle. Comme un pantin désarticulé, disloqué, en flammes, il descend comme une torche vers la mer où dans un instant il va s’écraser. Instant suprême où chaque seconde, chaque geste vous rapprochent de la mort ou de la vie : ouverture automatique de l’habitacle qui s’envole happé par le souffle, puis dégrafage de la ceinture et enfin colossal effort pour s’arracher de la machine qui vous retient. Arc-bouté sur le siège, la vrille de plus en plus rapide, le feu de plus en plus intense, la mer qui monte comme une muraille, le vent qui hurle à mes oreilles, je suis pourtant dans le vide. J’ai réussi. Soudain, un calme inouï fait place à cette torche hurlante et diabolique de celui qui fut mon compagnon et que j’ai quitté si difficilement. J’ai tiré sur la poignée, un grand coup qui fait très mal, me voici maintenant balancé dans le vide. Mais quelle position !… une jambe prise dans les suspentes, le parachute semble s’être mal ouvert et gêne le déploiement de la corolle. Après des efforts désespérés, je me suis libéré, j’ai pu dégager ma jambe, puis plus rien. Un grand choc glauque et visqueux, une sensation de froid intense et d’étouffement, d’asphyxie et d’angoisse affreuse. Plus de ciel, plus d’air, de l’eau dans la gorge, je suffoque et j’étouffe. Me voici au fond du Frisches Haff, ce 27 mars 1945 à 9 heures du matin, dans une eau libérée des glaces il y a seulement 15 jours.

Me dégager à tous prix ! ou alors c’est la mort, noyé. Je me débats furieusement, c’est maintenant qu’il faut faire appel à ma vieille éducation sportive. J’agite jambes et mains, remonte malgré tout à la surface et enfin respire un peu d’air. À la surface de l’eau, il s’agit maintenant, sans un instant à perdre, de se débarrasser des sangles, des suspentes, du harnais et s’éloigner le plus rapidement possible de ce vaste linceul blanc qui m’enveloppe et m’entraîne vers le fond. Je suis en vie, dans l’eau glaciale du Frisches Haff, c’est ennuyeux, mais tout n’est pas encore perdu. Quelques instants avant, j’étais en flammes, en vrille, 4.000 mètres au-dessus de moi. Il semble que je ne sois que très légèrement blessé à la jambe, quelques petits éclats dans le pied droit, un gros traumatisme dans la cuisse et une forte commotion. J’ai perdu une botte en sautant en parachute, j’ai l’autre pied qui me pèse tant, mais comment l’ôter ? Mon battle-dress, serré à la taille, et de tissu si lourd, gêne considérablement mes mouvements. Dieu ! que nager tout habillé dans cette eau est difficile. Le plus dur reste à faire. Je me suis débarrassé du parachute, il flotte à côté de moi, étendant sa nappe blanche sur les eaux grises. Il flottera un certain temps, le temps de signaler aux Allemands qui sont sur la côte, qu’un homme, un pilote est là, nageant, barbotant que dis-je, tant bien que mal à la surface des eaux, essayant de ne pas périr noyé. Implacables et cruels, ils le seront jusqu’au bout et me prendront comme cible pendant les minutes qui suivront. C’est la guerre.

Frères d’armes (coll. FFL).

Au loin, pas très loin, à 2 ou 3 kilomètres, la côte se dessine parfaitement, j’aperçois le contour de cette fameuse presqu’île but de l’offensive, la côte est tenue par les Allemands qui reculent mètre par mètre devant les Russes qui avancent et écrasent tout devant eux. Pour ma part, je suis dans l’eau, face aux deux colosses, je nage toujours doucement, très doucement, économisant mes forces. Miracle ! à une centaine de mètres de mon point de chute, flotte une masse sombre. Très lentement, avec cette eau grise et si froide au bord des lèvres, déséquilibré par le poids des vêtements, meurtri, glacé, j’avance vers elle, mètre par mètre, suprême espoir. Enfin, à bout, épuisé, je touche au but. Ces derniers mètres furent les plus durs, jamais je n’aurais pu croire que l’on pouvait se noyer tout en sachant si bien nager. Je touche le but, c’est un gros madrier, une grosse poutre où sont fixées deux planches plus légères, vague ébauche, timide esquisse d’un radeau que les Allemands avaient projeté de faire, et dans leur précipitation, jeté à l’eau : heureusement pour moi. Maintenant, il me faut monter à califourchon sur cette poutre qui m’a sauvé…

Ne parlons pas trop vite, il n’est que 10 heures du matin. Les Allemands se battent furieusement sur la côte, les avions tournoient dans le ciel. Ah ! les veinards… et moi, misérable loque grelottante, agrippé sur cet engin flottant, que vais-je devenir ? Je n’ai guère le temps de songer à tout cela, brusquement à côté de moi, des petites gerbes d’eau ont jailli, l’eau est comme fouettée, des sifflements caractéristiques m’environnent. J’ai compris : les Allemands m’ont vu et de la côte cherchent à m’abattre définitivement au fusil-mitrailleur. Quelle cible ! pauvre cible ! Mais ils s’acharnent. Les balles crépitent, sifflent mortelles et furieuses, mais ne me touchent pas. Situation curieuse, étrange pour le moins, mais si désagréable. Mourir en l’air, soit, c’est notre destinée, mais achevé comme dans une foire où je serais la cible, non !… surtout, lorsqu’on se débat dans l’eau, innocent et impuissant. Il eût mieux valu que je fusse mortellement touché dans mon Yak ou bien que mon parachute ne se soit pas ouvert…

J’ai basculé de mon madrier et suis de nouveau dans l’eau, la tête cachée derrière la poutre. La fusillade semble s’atténuer. Pour eux, je dois être mort, mais pour moi je suis bien encore vivant, mais je n’en vaux guère mieux. Répit ! me voici de nouveau accroché à califourchon sur ma monture, les pieds dans l’eau, le corps allongé et la tête sur le bois. Je n’en peux plus. Le froid que j’avais oublié fait son apparition. Je suis violet, j’ai mal partout. Combien va-t-il me falloir rester ainsi ? Que faire ? Aller si possible à la côte ? certes oui ! mais c’est la mort, attendu que les Allemands la tiennent, mais en ai-je la force ? Quelle heure est-il ? peut-être 11 heures ou midi. Le soleil a disparu et quel soleil !

Dans le ciel où le blanc est passé au gris, les combats aériens font toujours rage. Que fait le « Normandie » ? Y a-t-il eu beaucoup de victoires ? Quelles sont les pertes ? Moi, en tous les cas. Autant de questions sans réponse…

Les heures passent, atroces. Mais que faire ? Loque inhumaine, inerte, pantin désarticulé, presque sans vie et sans raison accroché à ce morceau de bois et espérant toujours le miracle. Y a-t-il longtemps que je suis là ? Je ne le sais, le soleil a disparu depuis longtemps, il fait presque nuit et la brume glaciale de la Baltique s’est levée. Je ne grelotte même plus, mais comment peut-on vivre ainsi ? Le bruit est assourdissant, les obus pleuvent venant du ciel et de la terre. Ils passent au-dessus de moi avec ce frottement si caractéristique et si différent des balles, et vont s’écraser dans l’eau plus loin dans d’immenses gerbes d’écume et d’eau. La mer est recouverte de poudre noire des éclatements d’obus. Sur la côte, tout est flammes et feu. Pas un seul point qui ne soit soulevé dans une gerbe d’étincelles : tout brûle. La réduction de la poche du S.W. de Kœnigsberg a coûté à l’armée allemande plus de 60.000 tués.

Près de moi, soudain, à une centaine de mètres, un homme a surgi de ce néant, il émerge de la brume, il est là, accroché comme moi sur des planches, grotesque et douloureux : pilote, fantassin, artilleur, Allemand ? ou Russe ? Je ne le saurai jamais, mais pendant longtemps, sa présence fut un réconfort pour moi. Nous ne fîmes jamais un seul geste pour nous rapprocher et pourtant il ne se douta jamais combien ma souffrance fut atténuée par sa seule présence. Fantôme, délire, vision fugitive et éphémère, elle restera à jamais gravée dans mon esprit et lorsqu’il disparut quelques heures après, repris et enveloppé dans cette brume glaciale, je fus terriblement seul et prêt à me laisser couler et à en finir une fois pour toutes. Pourquoi lutter puisque c’était fini ? Vision rapide des miens, de mon pays, et en un éclair, tout un passé a surgi qui me donne courage et qui agite encore cette bête que je suis, qui ne veut pas encore mourir et qui s’accroche.

Mes forces pourtant commencent à faiblir, ma raison délire, je ne tiens sur cette planche que grâce à un fil, que dis-je à un fil ? À une pensée fixe et tenace qui m’obsède et me torture. Aller à terre et ne pas périr noyé. Atteindre cette terre que je vois si près de moi, cette terre, ce sol ferme même en feu, plutôt que cette eau glauque et glaciale qui m’environne comme un vaste désert marin, mais encore faut-il arriver à l’atteindre. Je prends une décision et tente d’avancer lentement vers la côte et de profiter de la nuit pour aller m’échouer sans vie sur la berge.

Le front maintenant est bien distinct pour moi, je suis exactement à la hauteur du « no man’s land ».

Et ma progression dantesque et hallucinante recommence, je jette mes dernières ressources d’énergie dans ce calvaire aquatique. Avec un morceau de bois récupéré me servant de pagaie, j’avance doucement et très lentement. Vais-je réussir à atteindre cette côte maudite, cet enfer qui agit sur moi comme un poison et qui désespérément m’attire et m’obsède ? J’avance cependant. Maintenant la nuit m’enveloppe, une obscurité glaciale, une humidité atroce m’entoure et me pénètre. Le ciel est à chaque instant illuminé d’éclairs gigantesques suivis de grondements terrifiants et assourdissants. J’ai l’impression d’assister de mon radeau de fortune à quelque cataclysme monstrueux, à quelque tremblement de terre colossal fait de tonnerre, de flammes et d’étincelles. Est-ce un avant-goût de la fin du monde, la fin d’un monde sanglant et cruel que je commence sérieusement à haïr, ou est-ce tout simplement le plus diabolique des feux d’artifices que les hommes, tels des démons, ont monté de toutes pièces saluant avec fracas quelque sinistre et horrible fête ? Non, ce n’est pas encore la fin du monde, mais seulement la fin macabre des débris de la puissante et orgueilleuse Wehrmacht qui s’écroule vaincue dans un bain de sang et de feu. Et moi, triste spectateur descendu du ciel, acteur impuissant, inconscient, j’avance toujours mètre par mètre vers le rivage.

Nouvelle épreuve comme si je n’en avais pas assez, nouvelle angoisse incroyable, inimaginable, car depuis un moment j’entends très distinctement malgré le vacarme, le tac-tac si caractéristique d’un diesel marin. Le bruit vient de la mer, juste derrière moi et semble se rapprocher rapidement vers ma direction. Il ne manquait plus que cela, c’est très certainement une vedette rapide allemande de Pillau qui, profitant de la brume et de l’obscurité, exécute une dernière mission désespérée avant de fuir au Danemark. J’entends maintenant le moteur, c’est à croire que l’embarcation est à quelques dizaines de mètres de moi, mais je ne la distingue toujours pas, cela vaut d’ailleurs beaucoup mieux pour moi. Mais rien de plus désagréable que cette présence invisible. Si jamais, par malheur les occupants de la vedette m’aperçoivent et que croyant porter secours à un des leurs, ils me récupèrent, je ne donne pas cher de ma peau et de ma pitoyable carcasse, je suis bon à coup sûr pour le coup de grâce.

Soudain, une détonation brutale si près, et passent au-dessus de ma tête des éclairs, des obus traçants qui vont s’abattre vers les Russes, mais ma prière est accordée, mon vœu exaucé, après cette fusillade qui se renouvelle encore deux fois, le bruit du vaisseau fantôme semble s’éloigner puis devient de moins en moins perceptible, et enfin disparaît happé lui aussi par la brume, la nuit et le néant. De toutes façons, je le vois partir sans aucun regret.

Mais il reste à me rapprocher du rivage et de la côte, ou sinon c’est la mort à plus ou moins brève échéance. Il n’y a plus un instant à perdre je le sens très bien. Mais maintenant qu’il y a plus de 10 heures que je suis tombé dans le Frisches Haff, chaque minuscule effort est un supplice intolérable. La jambe droite commence à me faire terriblement souffrir, comme si on pouvait encore souffrir dans un état pareil ! Les articulations des bras s’engourdissent, se durcissent et se bloquent sous l’effet du froid qui devient intolérable. J’ai pourtant perdu depuis plusieurs heures la notion du froid. J’ai tellement froid et, depuis si longtemps, que je me suis insensibilisé. Je ne claque même plus des dents, ma mâchoire est comme un étau que l’on ne pourrait plus desserrer, j’ai le gosier en feu ; la soif atroce et brûlante me lancine. Je crois que je délire mais l’instinct de conservation me fait lutter jusqu’au bout et je lutte toujours.

Pourtant j’avance, la côte qui ne se décidait pas à se rapprocher est là maintenant, toute proche et me fait peur. À la lueur des incendies et des éclatements, grâce aussi aux multiples fusées éclairantes qui tombent à chaque instant du ciel, j’aperçois tous les détails. On dirait qu’un ballet infernal s’agite sur terre. Le tac-tac des mitrailleuses est là, très distinct, les Katioucha dont j’aperçois les départs et les arrivées s’en donnent à cœur joie. Des hommes rampent se lèvent brusquement jettent une grenade et disparaissent dans un trou d’obus, les canons lourds de l’artillerie soviétique écrasent méthodiquement chaque pouce de terrain. Je n’arrive pas à comprendre comment il se peut qu’il y ait encore un être vivant. Et pourtant il y en a des vivants ! Je vois très bien les éclairs des coups de départ des canons allemands. Il ne reste à l’armée allemande presque plus de recul. Elle se bat pour ainsi dire les pieds dans l’eau.

À travers mes yeux hagards voilés de fièvre et de délire, j’aperçois des ombres qui s’agitent, qui rampent et qui hurlent. Allemands, Russes, certes oui, mais intimement et inextricablement enchevêtrés les uns dans les autres. Que faire ? Aller vers la gauche ou un peu plus sur la droite, je ne le sais. Mais la seule chose que je sens parfaitement dans mon délire, c’est qu’il faut atteindre le bord coûte que coûte et droit devant moi, ou alors c’est la fin, comme si ce n’était pas déjà la fin de la fin !

Vais-je avoir cette ultime étincelle d’énergie ou bien vais-je sombrer alors que j’arrive au but, si but il y a ? Je ne veux pas mourir noyé. Encore 200 mètres, allons un effort que diable ! Un geste de machine qui va s’arrêter et je continue pourtant à plonger ma pagaie dans cette eau visqueuse que je vomis. Encore 100 mètres… les balles sifflent de nouveau sur ma tête, balles perdues, sans destination bien sûr, mais balles quand même. Les obus pleuvent sur la berge et soulèvent des gerbes incandescentes, des montagnes d’étincelles de flammes et de feu. Partout des incendies qui dévorent tout. Enfer indescriptible, décor dantesque ou des démons dansent une sarabande hallucinante et sauvage. Vision apocalyptique d’une portion de continent qui s’écroule dans une mer de feu.

Encore un ultime effort : « Allons François, le but est là, tu ne vas quand même pas t’affaisser à quelques dizaines de mètres de la côte, il y a plus de 10 heures que tu es là dans l’eau, estime-toi heureux d’être toujours en vie ». Autant de pensées qui envahissent mon cerveau et me donnent le dernier et suprême souffle. Je ne suis plus pourtant qu’une bête blessée, meurtrie, à bout, délirante, et qui ne veut toujours pas mourir.

Les dés sont jetés, je devine la plage et devant moi un petit débarcadère en caillebotis. Je suis donc à portée de voix. C’est ma seule et dernière chance pour me faire reconnaître et ne pas être abattu par la première rafale. Surgi ainsi de la Baltique en pleine nuit, en pleine offensive, il y a 90 % des chances d’être abattu avant de s’être fait reconnaître, avant d’avoir poussé la moindre parole, le plus petit cri.

Il faut attendre une accalmie et quand les mitrailleuses daigneront s’arrêter un court instant, alors il faudra hurler en russe bien entendu et t’annoncer. Que diable ! tu es déjà mort, au point où tu en es qu’est-ce que tu risques ? C’est ta seule chance ! » Mon délire avait raison. Les Russes sont à la côte, j’ai vu leurs chapeaux de fourrures et leurs longs manteaux, leurs mitraillettes à camembert. J’ai atteint la zone tenue par les premières troupes soviétiques d’infanterie. Me faire reconnaître, sortir de cette nuit, de cette eau, de cette brume, de ce cauchemar hallucinant !

Soudain un hurlement inhumain sort de ma bouche tordue par un rictus atroce, j’entends encore cette voix qui n’a plus rien d’humain, des sons rauques s’échappent de ma gorge :

« Tovaritchi, zdiez franzuski lietchick « Normandia-Niémen » polka, ya rani » (« Camarades, ici un pilote français de l’escadrille « Normandie-Niémen », je suis blessé »). Par deux fois, je pousse ces hurlements presque inintelligibles.

Un claquement sec, une fusée éclairante monte dans le ciel, puis une autre, elle est là, suspendue au-dessus de moi, couvrant de sa lueur livide le grotesque et démoniaque équipage, le fantôme et sa monture. J’agite une main, pousse un ultime grognement et m’écroule sur le madrier. J’ai les yeux ouverts, je ne sens plus rien, j’entends un autre cri mais cette fois c’est du côté des Russes qu’il vient ; un soldat s’élance dans l’eau, nage vers moi, des ricochets de balles, une main qui me touche et qui me pousse vers le rivage… une dernière fusillade, je tombe sur le sable, mon sauveur me traîne en rampant car les mitrailleuses allemandes sont là et balayent tout le rivage méthodiquement, je bascule dans un trou d’obus rempli de soldats soviétiques.

J’étais sauvé.

Récit par François de Geoffre, ancien pilote de l’escadrille « Normandie-Niémen » en U.R.S.S., de 1943 à 1945 (tiré du livre Normandie-Niémen qui paraît aux éditions André Bonne)

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 49, juin 1952.