18 juin 1941
« 18 juin d’angoisses et d’incertitudes ».
Échec britannique en Libye, échec aux Balkans, perte de la Crête, révolution en Irak. La guerre se rapproche de ce Moyen-Orient que nous savons si vulnérable.
Pour nous Français, la honte de voir nos terrains d’aviation du Levant livrés traîtreusement aux Allemands, la douleur de voir nos troupes accueillies à coups de fusil à leur entrée en Syrie.
L’orage allemand se rassemble sur les frontières de Russie.
Que comptent en regard de ce sombre tableau les victoires britanniques en Éthiopie, nos succès de Koufra, Kub-Kub, Keren, Massaouah ? Que comptent le sublime courage de nos aviateurs, le dévouement de nos marins, dans tous les ciels, sur toutes les mers ? Sur l’énorme colosse germanique, ces actions ne sont que superficielles égratignures.
Certes, l’Angleterre tient. Mais la guerre ne se joue pas seulement sur ces îles. Et l’Amérique paraît si désespérément lente !
Le ciel est sombre, et cependant nous avons espoir, confiance, courage, nous agissons pour mériter la victoire en qui nous croyons.
Je retrouve le texte de paroles que je prononçais alors à la radio de Brazzaville où, parlant du lamentable discours de Pétain, anniversaire de l’armistice, je disais (1) :
« Triste discours, mais utile et forte leçon. Celui qui veut composer avec l’Allemand perd à la fois son corps et son âme. Contre le barbare, il n’y a de recours que la force. Il y a encore de la force entre les mains des Français de l’empire, et la force des Anglo-Saxons balance celle d’Hitler en attendant de l’écraser. »
Nous ne nous contentions pas de parler, nous avions agi, nous agissions, nous nous préparions à agir.
Nous avions agi. En août 1940, nous avions résolument secoué cette chape de stupeur qui couvrait l’Afrique, cet envoûtement, cette fascination devant Hitler, telle celle du lapin devant le serpent. « Hitler avait foudroyé la France, allait envahir l’Angleterre, dominerait le monde ? On verrait bien. En attendant on se battrait. Et perdu pour perdu, plutôt mourir debout que couché ». Résolument, suivant les consignes sublimes du général de Gaulle, avec Leclerc, Éboué, Pleven, Boislambert, d’Ornano, Delange, nous avions mis debout une Afrique française libre insurgée contre un conformisme de défaite et d’abandon, révolutionnaire pour le salut du pays, décidée à se battre.
Dès lors le charme était rompu en Afrique. À notre exemple, le Congo belge surmontait sa crise interne et se rangeait résolument aux côtés des Britanniques. Et en Afrique du Sud, le maréchal Smuts – qui l’a reconnu en 1942 – trouvait dans notre action un appui précieux pour maintenir la résolution de son pays dans la guerre.
Nous avions fourni à la cause des Alliés des hommes, des armes, des avions, des bateaux, des équipages. Nous nous battions partout où il y avait un front. Sur terre, mer et air, les fanions, les flammes et les cocardes à la croix de Lorraine étaient au combat, à l’honneur, au sacrifice.
Nous avions apporté aux Britanniques l’inestimable appoint d’une zone de transit aérien à travers l’Afrique. À Takoradi, en Gold Coast, les avions destinés au Moyen-Orient, si démuni et si lointain, étaient montés avant de franchir en quelques coups d’aile, par Fort-Lamy et Abecher, le parcours qui les menait au Caire.
Vingt-cinq mille avions (document officiel) ont ainsi transité par l’Afrique française libre de septembre 1940 à juillet 1943. Cela a pesé d’un poids majeur dans la campagne du Moyen-Orient.
Nous agissions et nous nous préparions à agir. Inlassablement nous recrutions, instruisions, encadrions de nouvelles unités. Les colonnes Leclerc, Bir-Hakeim, la Syrie sont sorties de ce creuset d’Afrique où s’amalgamaient volontaires évadés de France, soldats et réservistes locaux, noirs indéfectiblement loyaux et dévoués.
Nous prélevions sans compter sur la substance du pays, et cependant nous décuplions son activité. Production de guerre, construction de pistes, de ports, d’aérodromes, se développaient avec une intensité magnifique. Les hommes se donnaient sans compter sur ce front de l’arrière, sans relève, sans congé, sans détente, sous un climat épuisant. Beaucoup, comme Félix Éboué, en sont morts, mais le travail fut fait.
Nous n’avons jamais connu le découragement, car nous avions fait abnégation et comptions sur la providence, qui « aime les Francs », pour récompenser notre effort loyal et désintéressé.
Nous n’étions pas de gros bataillons mais nous avions appliqué ce que nous avions, avec lucidité et courage, au moment crucial, au point crucial. Dans la balance qui hésitait, nous avions jeté résolument nos quelques grammes dans le bon plateau, au bon moment.
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18 juin 1941. Au terme de cette première année si incertaine, d’aucuns pouvaient nous croire vaincus, nous étions déjà vainqueurs, nous avions accompli les actes les plus essentiels de notre mission. Nous étions résolus et prêts à en développer toutes les conséquences.
À notre exemple, les Français allaient se relever de leur abattement, allaient se préparer à libérer leur sol par leur combat et leur sang, refusant de s’en remettre à la seule chance des combats menés par d’autres nations. La France allait renaître dans sa défaite, reconquérir ses droits à ce titre de « Grande Nation » qu’elle ne pourrait perdre sans être asservie et disparaître.
(1) Radio-Brazzaville, 19 juin 1941.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 9, juin 1948.