Le cheval et la mort, par Vercors

Le cheval et la mort, par Vercors

Le cheval et la mort, par Vercors

Quasi una fantasia

Je n’écoutais guère leurs histoires. Elles m’amusent parfois, mais le plus souvent je les trouve stupides. Je réchauffais le petit verre d’alcool dans mes mains, et je riais comme les autres, au mot de la fin, par cordialité. Il me semblait bien que notre hôte faisait tout comme moi. Pourtant quand Jean-Marc toussa pour éclaircir sa voix, il leva les yeux sur lui, sourit, et montra bien qu’il écoutait.

– La mienne est vraie, d’histoire, dit Jean-Marc. Je n’ai pas toujours été le bourgeois un peu bedonnant que vous voyez. Je n’ai pas toujours été gérant d’immeubles. J’ai été un aspirant-architecte que les copains aimaient bien parce qu’il était fantaisiste. C’est extraordinaire combien la fantaisie est une qualité fragile.

« Ce jour-là… ou plutôt, cette nuit-là, nous étions une demi-douzaine à avoir bien bu et bien chanté chez Balazuc, vous savez, rue des Beaux-Arts : son Tavel. Ça se boit comme de l’eau…

– Ça se buvait, dit Maurice tristement.

– Ça reviendra, dit Jean-Marc. Nous déambulions le long du boulevard Saint-Germain. Il était minuit, 1 heure. Nous cherchions quelque chose à faire, – quelque farce à faire. Je n’ai jamais, très bien compris comment la chose se trouvait là : un tombereau vide avec un cheval, attaché à un arbre. Sans cocher, sans rien. C’était un bon gros cheval, qui dormait debout, la tête pendante. Nous l’avons dételé, et il nous a suivis bien tranquillement, à la manière des chevaux, qui semblent toujours trouver ce qu’on leur demande à la fois un peu étrange et tout à fait naturel. Nous lui montions sur le dos alternativement, et ceux qui restaient à pied l’excitaient de la voix et du geste. J’ai même réussi à lui faire prendre le galop, une fois, oh ! pas longtemps : sur dix ou douze mètres. Si nous le laissions à lui-même, il ralentissait l’allure jusqu’à s’arrêter, et il s’endormait sur place. Nous lui avons fait faire je ne sais quels détours. À vrai dire, nous en avions bientôt assez, mais nous ne savions plus que faire de lui. Pas question d’aller le remettre à son tombereau : c’était trop loin. Nous étions arrivés rue d’Assas, ou rue de Fleurus, par là.

– C’est alors que j’ai eu l’idée. Connaissez-vous la rue Huysmans ? C’est la rue la plus sinistre de tout Paris. C’est une rue entièrement bourgeoise : entendez qu’elle a été construite en une fois, avec de chaque, côté, des maisons en pierres de style bourgeois.

Pas une boutique, – vous n’avez pas idée combien une rue sans boutique (sans boutique du tout) peut être lugubre. Personne n’y passe. Une rue grise, guindée, vaniteuse, toujours déserte. Une rue de pipelets, – de pipelets bien élevés – qui ne sortent jamais sur le pas de leur porte. J’ai tout à coup pensé que j’avais l’occasion de me venger de cette rue.

« De me venger, tout au moins, d’un des pipelets. N’importe lequel. Nous avons amené là notre cheval. On a sonné à une porte, en fer forgé, avec de grandes vitres. On a fait entrer le bon dada, on l’a poussé jusque devant la loge. L’un de nous a dit d’une voix très forte, a crié comme un locataire attardé, d’une voix un peu hennissante :

– Cheval… !

« Et nous sommes sortis en le laissant là. Je ne sais rien de la suite.

« Ça n’a pas l’air très drôle, mais, tout de même, il suffit d’un peu d’imagination. D’imaginer d’abord le bon bourrin, tout seul dans le hall, immobile, l’air idiot et un peu embêté. Et le pipelet qui entend ce nom bizarre, qui entrouvre sa lucarne, qui voit çà et qui, pendant une minute, dans son demi-sommeil, se demande si maintenant les chevaux rentrent chez eux vraiment en disant leur nom… Moi, depuis vingt ans que c’est arrivé, je jubile chaque fois que j’y pense. »

Notre hôte posa son verre et dit à son tour :

– Je vais vous raconter la plus belle histoire, d’Hitler.

Ce coq-à-l’âne me parut plutôt étrange.

– Au fond, c’est la même histoire, reprit-il, c’est pourquoi j’y pense. C’est, encore une histoire vraie. C’est Z… qui la raconte, il connaît très bien Breker, le sculpteur, vous savez. Ce ne serait pas une preuve qu’elle fût vraie, mais je suis certain qu’elle l’est, car elle ne finit pas. Quand une histoire est imaginaire, on lui trouve une fin.

« C’est quand Hitler est venu à Paris, en 1941. Vous vous rappelez. Il est arrivé à 5 heures du matin. Il s’est fait conduire ici et là. Il y a une photo atroce, – atroce pour nous, – où il est sur la terrasse du Palais de Chaillot. Devant l’un des plus beaux, devant peut-être le plus beau paysage urbain du monde. Avec tout Paris à ses pieds. Tout Paris endormi et qui ne sait pas qu’Hitler le regarde.

« Il s’est fait conduire aussi à l’Opéra, dans la salle. La salle de l’Opéra à 6 heures du matin… vous imaginez cela. Il s’est fait montrer la loge du président de la République, et il s’y est assis. Assis tout seul, dans cette loge, tout seul dans cette salle à 6 heures du matin. Je ne sais pas si cela vous dit quelque chose. Moi je trouve cela pathétique, je trouve cette visite de Paris pathétique.

Cet homme qui a conquis Paris mais qui sait bien qu’il ne peut posséder cette ville qu’endormie, qu’il ne peut se montrer à l’Opéra que dans le désert poussiéreux de l’aube…

Mais tout cela n’est survenu qu’après. Ce que je, veux vous raconter se passe d’abord, dès son arrivée. C’est Breker qui le reçoit, le morne Breker que Hitler appelle son Michel-Ange. Et le führer lui dit :

– Avant tout emmène-moi où tu habitais, il y a vingt ans. Je veux voir d’abord où tu travaillais, je veux voir ton atelier à Montparnasse.

« Alors la voiture met le cap sur la rue Campagne-Première, ou sur la rue Boissonnade, je ne sais plus trop, enfin une de ces rues-là. Breker hésite un peu, bâtonne un peu, bien des choses ont changé depuis vingt ans. Tout de même il reconnaît l’espèce de grande porte cochère. On descend et on frappe.

« Ici il me semble qu’il vous faudrait faire le même effort d’imagination que pour le pipelet au bourrin. Ce n’est pas cette fois un pipelet, mais une vieille gardienne. On ne peut ouvrir de la loge, il faut descendre. Ces coups insistants la réveillent, elle se demande, un peu tremblante, ce qui se passe, enfile une vieille douillette, ou une pèlerine, descend son demi-étage encore bien sombre, et, tripote quelque peu de ses vieilles mains la grosse serrure indocile avant de parvenir à ouvrir la porte… Enfin elle ouvre, et derrière la porte il y a…

Hitler

« C’est toute l’histoire. Mais elle est surprenante et elle en dit très long, parce que justement on comprend bien qu’il est superflu de raconter le cri terrorisé que la vieille jeta et comment elle repoussa précipitamment la porte sur cette incroyable vision. Autant dire qu’elle vit le diable. Car enfin cela aurait pu être tout aussi bien d’autres Allemands : elle aurait eu peur certes, elle se fût dit : « Qu’est-ce qu’ils viennent faire ? » mais elle les eût fait entrer – en tremblant sans doute – mais enfin c’est tout. Ou bien ç’aurait pu être Churchill, ou Roosevelt, ou encore Staline, ou même Mussolini. Elle ne les aurait probablement pas reconnus si vite et puis quand même, elle n’aurait pas repoussé la porte avec ce cri d’horreur épouvantée. Non, non : Nous voyons bien que ce qu’elle a trouvé derrière la porte était aussi saisissant, aussi éprouvant et redoutable que si c’eût été la mort, la mort avec sa faux et son linceul, et ce sourire sinistre dans une mâchoire sans lèvres. »

Vercors

Extrait du Bulletin de l’Association des Français Libres, n° 1, décembre 1945.