Les commandos
Le 1er bataillon de fusiliers (1)
6 juin 1944 – 6 juin 1954… Il y a dix ans, les premières troupes françaises libres débarquaient en Normandie, à l’aube, poignée d’hommes dans cette immense armée qui déferlait sur le continent, mais témoins de la présence française dans cette opération gigantesque. Avec leurs camarades parachutistes, les commandos partageaient l’honneur d’ouvrir la route de la libération ; avec quelques aviateurs, quelques marins, ils affirmaient la participation de l’armée française dans cette libération.
Ils étaient, quelques-uns seulement – 180 à peu près, l’effectif d’une compagnie, venus de tous les points du globe de tous les milieux. Le chemin avait été long, depuis 1940 ! La plupart étaient Français libres du premier jour, ralliés en Angleterre, en Afrique, évadés de France et ils voyaient se rallier, en ce jour, l’espoir qui les avait soutenus pendant quatre années de guerre, de luttes et de souffrances.
C’est en 1940 que naquirent les commandos anglais ; c’est en 1942 que, sous l’impulsion du lieutenant de vaisseau Kieffer, fut constitué le premier groupe de commandos français : une vingtaine d’hommes au début – marins pour la plupart – bientôt grossis par de nouveaux apports. Ils furent d’abord rattachés à un commando anglais, le N° 2, celui-là qui serait débarqué à Saint-Nazaire. À cette époque, on préparait le raid de Dieppe, et il était normal que les Français des commandos y participent, non pas en tant qu’unité, certes, car ils étaient trop peu nombreux pour jouer un rôle efficace dans une opération de cette ampleur, mais on en détacha de petits groupes auprès des Canadiens et des Anglais pour faire la liaison avec la population. En fait, quelques-uns seulement purent débarquer ; les uns prirent terre avec le N° 4 commando, à Varengeville, accomplirent leur mission et réembarquèrent ; deux autres attachés air N° 3 commando, à Berneval, suivirent son sort : repérés en mer, leurs embarcations coulées, ils restèrent sur la plage ; l’un deux a disparu ; l’autre s’évada du train qui l’emmenait vers l’Allemagne et nous rejoignit un an plus tard, en passant par l’Espagne. Ceux qui accompagnaient les Canadiens à Dieppe même ne purent débarquer.
Vers cette époque fut constitué le commando N° 10 interallié. Étrange unité, en vérité, comprenant, à côté des deux compagnies françaises, des compagnies belges, hollandaises, polonaises, yougoslaves, norvégiennes. Chacune gardait les traditions de son pays d’origine et les rassemblements du matin ne manquaient pas de pittoresque. Ce commando ne fut jamais engagé en tant qu’unité, mais ses éléments furent rattachés à d’autres commandos de manière à permettre l’utilisation de chaque troupe dans son pays. C’est ainsi que les Français rejoignirent, avant le débarquement de Normandie, le commando N° 4, l’un des plus glorieux, avec lequel ils finirent la guerre.
Avant d’être admises au titre de commando et autorisées à porter le béret vert, les recrues devaient effectuer un stage en Écosse. Dans un cadre admirable, en pleines montagnes des Highlands, un château réquisitionné servait de dépôt aux commandos ; là régnait le colonel Vaughan, entre les mains duquel ont passé tous ceux qui, plus tard, illustrèrent le nom de commando sur les champs de bataille. Pendant les trois semaines que durait le stage, tous les moyens étaient mis en œuvre pour éprouver la résistance physique et morale des candidats : marches épuisantes en tenue de campagne, « assault courses », « opposed landings », exercices d’escalade, manœuvres de nuit, dans des conditions volontairement très dures. On cherchait à briser l’homme, considérant que seuls ceux qui résistaient à cette vie d’enfer pourraient surmonter les mêmes épreuves au combat. Aussi n’est-il pas surprenant que le nom d’Achnacarrie (c’était le nom du dépôt) soit, pour ceux qui y ont passé, un motif d’orgueil en même temps que l’objet d’une certaine terreur.
Jusqu’en 1944, l’activité des compagnies françaises de commando fut limitée à des raids sur les côtes occupées par l’ennemi (2). En 1943, deux hommes furent débarqués près de Fécamp et restèrent deux jours à terre, prenant contact avec des civils et ramenant des renseignements ; cette même année, et au début de 1944, l’état-major des opérations combinées organise une série de raids sur les côtes occupées de France et des Pays-Bas, pour tenir l’ennemi en haleine et ramener des renseignements : nature du terrain et échantillons de sable, de terre ; disposition des barbelés, des champs de mines et des ouvrages ennemis ; si possible, capture de prisonniers. Dans ce but, les compagnies furent scindées en petits groupes de quatre à six hommes, commandés par un officier ou un sous-officier ; chacun reçut un objectif, avec tous les renseignements désirables : photos d’avions, plan à grande échelle, renseignements transmis par les agents secrets, etc. Ces raids étaient conduits de nuit, une vedette rapide conduisait le groupe à un mille de la côte ; là, il embarquait dans un doris à moteur silencieux, et se dirigeait vers l’objectif ; pendant la durée du raid, le Doris restait ancré à quelques mètres du rivage, et revenait à un signal convenu. La vedette, qui était plus au large, était appelée par radio et le retour s’effectuait en partie au compas, en partie par radiogoniométrie, un poste de T.S.F. spécial (S phone) indiquant au doris la direction à suivre pour trouver la vedette.
De tous les raids préparés, cinq seulement purent être exécutés, il fallait en effet un certain nombre de circonstances favorables (nuit sans lune, temps calme, absence d’activités navales aux environs) qui étaient rarement réalisées. Deux des raids (sur les îles anglo-normandes et la côte du Cotentin) furent des succès complets ; un autre nous causa des pertes par mines ; deux enfin se terminèrent en catastrophe. Au cours du premier (effectué dans la nuit de Noël 1943) le groupe prit terre à Gravelines et accomplit sa mission ; mais au retour, le doris, saisi par une lame, coula ; les hommes revinrent à terre, tandis que le chef du groupe, magnifique sous-officier, décide de partir à la nage vers la vedette ; il coula à pic au moment de l’atteindre, saisi par le froid. Ces hommes se dispersèrent dans la campagne ; deux d’entre eux se cachèrent dans une ferme près de la côte et s’endormirent, épuisés ; les Allemands fouillèrent la région pendant plusieurs jours ; ils visitèrent la ferme, menaçant de fusiller le propriétaire sous les yeux de sa femme et de ses enfants s’il ne parlait pas ; il feignit l’ignorance et sauva les deux commandos. Tous purent s’enfuir sans avoir été repérés ; l’un traversa même Paris en « battle dress » par le métro sans être inquiété. Ils se joignirent à divers maquis, et nous rejoignirent quelques mois plus tard en Normandie, sauf un qui fut pris et déporté.
Le dernier raid – en mars 1944 – fut le plus tragique. Débarqué de nuit sur les côtes hollandaises, il disparut sans laisser de traces ; on entendit seulement des coups de feu, des cris. Nous devions retrouver les corps de nos camarades à la fin de la guerre ; personne n’a jamais pu déterminer ce qui s’était passé.
Le printemps de 1944 avançait, et chacun sentait que l’heure du second front approchait. L’un des commandos anglais – le No 4, l’un des plus glorieux – demanda que les troupes françaises lui soient rattachées ; et ainsi naquit une association qui devait durer jusqu’à la fin de la guerre et devenir la source d’une amitié solide. Ces derniers mois de répit furent employés à des exercices d’assaut, à des répétitions du débarquement. Notre unité, forte de deux compagnies, fut grossie d’une section de mitrailleuses à tir rapide (K guns) ; en tout, 180 Français ajoutés aux 800 Anglais des commandos, elle-même sous les ordres de la 6e division aéroportée.
Ce que fut le débarquement, il faut le demander à l’un de ceux qui y participèrent. Voici les notes rédigées à l’époque par l’un d’eux :
« Rassemblement à 6 heures devant le P.C. du commando. Départ pour la gare. Marche à travers les rues de la ville. Train spécial, un monde fou pour nous voir partir. Beaucoup de femmes et de jeunes filles. En dépit du poids du sac qui scie déjà les épaules, tout le monde rayonne, à part quelques-uns peut-être dont le regard vague et fatigué témoigne qu’ils ont, la veille au soir, trop bien fêté leur départ.
« Quelques heures de train. Des camions nous attendent et nous traversons en chantant la ville de Southampton. Sur les routes, d’interminables files de convois militaires. Les grands bois qui entourent la ville ont été transformés en « camps de transit » et entourés de barbelés. Sur la route, les civils reconnaissent les bérets verts des commandos et nous font des signes amicaux. Nous sommes, nous aussi, destinés à l’un de ces camps. On nous indique nos tentes. Nous pouvons enfin nous débarrasser de nos sacs et nous déséquiper.
« Quelques jours passent de repos total. On nous a enfermés derrière des barbelés pour des raisons de sécurité d’abord, puisque c’est là que nous devons être mis au courant des opérations, mais, aussi pour nous obliger à nous reposer. Aucune corvée, ce que chacun sait apprécier. La cuisine est faite par des Américains. D’immenses tentes sont réservées à la correspondance, à la lecture. Des cantines, un cinéma permanent où nous voyons entre autres le célèbre film « Pourquoi nous combattons« .
« Tout est prévu pour rendre le séjour le plus agréable possible avant les fatigues du combat. Rien que dans notre camp, nous sommes des milliers de commandos, toute une brigade. Le « briefing » commence, c’est-à-dire l’étude de l’opération, l’examen des cartes et des photos. Sous une tente, une immense reproduction, de plusieurs mètres de long, de la place où nous devons débarquer et de la ville que nous devons prendre. Sous une autre, un plan en relief de la région. Sous une autre encore, les photos et les cartes que nous pouvons examiner à loisir. Sur les cartes qu’on nous montre, toutes les coordonnées sont fausses, les villages portent des noms polonais ou russes. Les renseignements qu’on nous donne sur la région, la puissance des défenses ennemies, sont encore plus nombreux que pour la préparation des petits raids.
« Quelques jours s’écoulent encore, tranquilles et calmes. Nous prenons du sommeil d’avance. Nous nettoyons et huilons nos armes…
« 3 juin – Nous devons partir demain. Du moins le bruit en court… Le lendemain, vers 2 heures, le contre-ordre arrive : la mer est trop mauvaise. De fait, le vent s’est levé. La nuit passe, mais le matin arrive sans que le temps se soit amélioré. Enfin, vers 10 heures du matin, le sort en est jeté : nous débarquerons demain ! Quelques heures avant de quitter le camp, Lord Lovat a réuni tous les officiers et soldats de la 1st Special Service Brigade, la nôtre, qu’il commande. Le succès de l’opération dépend de l’établissement des têtes de pont, et cette tâche, c’est la nôtre et celle des parachutistes. Se tournant vers les troupes françaises, il ajoute en français, dans un sourire : « Demain matin, les boches on les aura ». Bien sûr qu’on les aura !
« Des camions nous emportent vers l’embarcadère. Nous passons près d’une heure dans un champ à amorcer grenades et explosifs. On nous a remis à chacun une fiche d’embarquement composée de deux coupons sur lesquels sont nos noms et matricules ainsi que le numéro de notre unité, l’un pour l’aller, l’autre pour le retour (au cas où nous revenions blessés !) Un « military police » demande à chacun son billet d’aller, et comme un Français lui tend la fiche entière, l’autre imperturbable, lui rend son billet de retour en disant « Celui-là c’est pour demain »…
« Enfin, chacun prend sa place. Nous avons tant de fois répété ces exercices d’embarquement que nous faisons celui-ci machinalement. La mer est mauvaise. Quelques heures d’attente. La nuit tombe. Nous avons quitté les quais et attendons sagement le départ du convoi. Nous regardons les quelques lumières qui viennent de la terre ferme, dernière vision de l’Angleterre…
« Vers 10 heures du soir, les bâtiments se mettent en marche. Tout le monde est sur le pont. Les officiers descendent au carré, pour distribuer les cartes, dont les paquets ne devaient être ouverts qu’au départ du convoi. Nous savons maintenant officiellement que derrière les noms polonais ou russes se cachaient des ports et des villages normands. En route pour la France et pour Ouistreham !
« Quelle nuit ! la mer est démontée. Il fait un froid de chien. Tout est calme cependant puis, peu à peu, des bruits de moteurs dans le ciel, qui ne cesseront plus. Sans doute les parachutistes, peut-être déjà les bombardiers qui doivent nous précéder dans l’attaque des positions ennemies. Ce qui nous paraît extraordinaire, c’est qu’il ne se passe rien, que la réalité ressemble autant à ces manœuvres faites en Écosse. On ne sait pas très bien ce qu’on attend, mais comment imaginer qu’à quelques heures à peine du but, règne toujours cette impression de force invincible…
« Dans le lointain, tout à coup des lumières : ce sont les avions qui ont commencé leur besogne. Puis c’est la marine qui s’en mêle. Le jour commence à se lever, et, à l’infini, nos regards croisent des bateaux. Les flammes des départs, les éclatements des arrivées, un grondement sourd qui s’accentue. Les Allemands répondent, mais leur riposte est mal ajustée ; nous longeons cependant un bateau touché en plein milieu – peut-être a-t-il sauté sur une mine – dont l’avant et l’arrière pointent vers le ciel. De tous côtés, des gerbes d’eau.
« Soudain une longue bande grise à l’horizon : les côtes de France. Le jour s’est levé, mais la fumée, la poussière des explosions, le brouillard peut-être ne nous permettent pas d’en distinguer grand-chose.
« Nous avons reçu l’ordre de nous équiper et de nous tenir prêts à débarquer. Nous devons maintenant rester dans les cales, parce que les mortiers et les mitrailleuses ennemis s’attaquent aux barges.
« On nous a bien précisé que nous devions franchir la plage au pas de course. On n’a pas le droit, paraît-il, de s’y faire blesser ni tuer. Notre mission étant de réduire les défenses de la ville, nous devons arriver devant elles en nombre suffisant. On nous a dit aussi que des unités spéciales de sapeurs du East Yorkshire Regiment, débarqués quelques minutes avant nous, déblaieraient la plage et que des tanks spéciaux nous fraieraient un chemin à travers les mines. Ils doivent débarquer à l’heure H – 0 h 25, 25 minutes avant nous. Et bientôt, sans avoir à consulter nos montres, nous comprenons que l’heure est venue et que les premiers sapeurs doivent toucher le sable. En effet, subitement, le tir de la marine a cessé.
« Quand l’ordre nous est donné de débarquer et que nous arrivons sur le pont, nous dévorons des yeux le spectacle. Comment l’exprimer ? Ce dont, tous, nous fûmes saisis, ce fut du caractère exceptionnel de cette vision sans précédent ni renouvellement possible : la certitude qu’il faudrait l’avoir vue de ses yeux pour l’admettre et y croire. Bateaux sautés sur les mines, barges retournées, gerbes d’eau, éclatement des obus, cris, sifflement des balles… un bruit étourdissant. Et puis, sur la plage, tous ces corps étendus, de tués ou de blessés, des corps qui bondissent et qui retombent. Ceux qui, parmi les sapeurs, ont pu débarquer, ont été touchés. Sur notre droite un énorme char a été touché et brûle…
« En fait c’est donc à nous que revient le privilège non seulement d’avoir à combattre les premiers, mais aussi d’avoir à débarquer les premiers. Traverser la plage à tout prix, sortir de cet enfer, puis des champs, de mines, trouver le point de rassemblement…
« Les premiers sont descendus en courant le long des passerelles qui ont été jetées en avant par les marins. Il faut sauter à l’eau. Eu dépit des obus de mortier, des balles qui sifflent, on a l’impression d’un exercice. La première barge s’est vidée sans incidents et commence à reculer. Sur la seconde, la descente est ralentie : un obus a détruit l’une des passerelles : un éclatement, un nuage de fumée et la seconde passerelle est coupée à son tour. Des hommes sautent directement à l’eau. La première barge, dont les passerelles sont intactes, s’approche de la nôtre ; nous enjambons le bastingage et débarquons enfin, à travers les vagues, les armes tenues à bout de bras pour éviter l’eau de mer. Le sable sec ! C’est une ruée en avant. Des camarades tombent de tous côtés. Nous courons autant que nous le permet le poids de notre sac et nos vêtements mouillés. Le commandant, qui court devant moi, porte soudain la main à sa cuisse ; il continue, puis s’agenouille. Je déchire le pantalon : un éclat. Un infirmier lui fera un rapide pansement. Je continue. Nous arrivons devant les champs de mines et les traversons. Sur la gauche, une section britannique est partie faire taire une casemate qui s’acharnait sur les barges.
« Nous sautons des tas de pierre, et contournons quelques trous de bombes. Des cris, des appels. Les chefs de troupes (ou ceux qui les remplacent) comptent leurs hommes. Déjà les bruits les plus extraordinaires courent : « Un tel est blessé… Un tel est tué, la tête enlevée, les jambes coupées… »
Une des troupes françaises a eu des pertes terribles. Un obus de mortier a éclaté au milieu d’elle, à la sortie de l’eau. Tous les officiers manquent. C’est un sous-officier qui lui succède et la commandera pendant toute l’opération. Le commandant est là et lance des ordres. Certains veulent aller chercher leurs camarades blessés, restés sous le feu de l’ennemi : interdiction ! les infirmiers sont là pour ça. Il s’agit de remplir notre mission.
« Nous laissons nos sacs et gagnons la route. À gauche et à droite des villas pacifiques où devaient, durant l’été, s’écouler des jours heureux. Aujourd’hui, plus un carreau. Pas la moindre trace de vie humaine ; nous sommes plaqués au sol par des rafales de mitrailleuses, mais ne distinguons encore aucun ennemi. À 100 mètres de là, vers la mer, au ras du sol, quelques têtes casquées ; c’est de là, que viennent les balles. À notre tour, quelques balles et les premiers traversent l’espace libre. Tout à coup, à droite de la route, nous apercevons une tête émerger d’un abri. Plusieurs civils sortent, hommes et femmes : « Enfin, vous voilà ! on vous attend depuis quatre ans ». Ils trépignent d’enthousiasme et pleurent de joie. C’est donc, bien vrai ! Nous sommes en France et ces gens-là nous attendaient ! Nous sommes en terrain découvert, mais nul n’y songe. Nous les entourons et les regardons, presque incapables de leur parler. Les premiers Français que nous retrouvons !
« Il faut un ordre pour nous rappeler que nous ne sommes pas venus pour examiner les civils. Nous repartons. Nous devons suivre la route et « nettoyer » les maisons. On nous avait prévenus que quelques chars Centaure débarquaient pour nous appuyer ; l’un d’eux nous rejoint dans un bruit de tonnerre mais reste en arrière des premiers éléments. Au coin d’une rue, brusquement, surgit un groupe de civils, enthousiastes. L’un d’eux crie à son voisin d’aller chercher du calvados et quelques secondes après, j’ai une splendide bouteille entre les mains.
« Un type magnifique, aux cheveux blancs, avec une immense moustache à la gauloise, la casquette en arrière, se précipite vers nous et déclare qu’il va prendre la tête de la colonne et nous montrer les défenses ennemies : « attention, nous crie-t-il, les maisons sont pleines de boches – donnez-moi un fusil ! Je ne suis pas un bleu, j’ai fait toute l’autre guerre. Ah, ces salauds de boches ! » Mais nous devons nous conformer aux ordres reçus : telle section progressera par les maisons de gauche, telle autre par celles de droite. Notre guide est furieux et impatient. Il a déjà trouvé un fusil et insiste pour que nous le suivions au plus vite : « attention au premier carrefour à droite ! » Nous commençons la progression ; il est radieux et veut absolument marcher en tête. Nous avons pendant huit jours étudié les photos de cette rue, nous en connaissions hier encore toutes les maisons, mais le bombardement aérien et naval a labouré le terrain. Grâce à notre guide, nous apprenons bientôt que, sur la droite, un poste de mitrailleuses lourdes ennemies, à la suite de l’écroulement d’une maison, nous apercevra sans doute au passage. Nous avançons lentement. Une mitrailleuse en batterie : les rafales se suivent. En nous abritant derrière des pans de mur nous parvenons au mur antichar qui longe la côte et derrière lequel se trouve notre objectif – le casino, transformé en forteresse. Un coup d’œil rapide : les canons et mitrailleuses tirent toujours sur les barges ; nous le prenons à revers et ne sommes pas encore repérés. Nous en profitons pour mettre les mortiers et le « Piat » (sorte de bazooka) en batterie. Chacun repère un emplacement de tir et gagne les jardins et les maisons qui bordent la rue. Je repère une maison qui avance au-delà du mur antichar ; je monte l’escalier et au travers d’une lucarne, au premier étage, j’aperçois le casino : en fait, il ne reste que le rez-de-chaussée recouvert de béton, avec un canon antichar et des mitrailleuses. Il y a des tranchées tout autour et j’aperçois le va-et-vient affolé de casques allemands. J’ai là une magnifique position dont je profite. Je descends chercher un camarade, qui arrive avec son fusil de précision : il prend ma place parce qu’étant gaucher il lui est plus facile de tirer de l’avant-droit, me dit-il. Je tire d’une autre fenêtre ; j’entends des rafales qui claquent tout près de moi, puis une sourde explosion. Je remonte au premier étage et recule, épouvanté : le camarade qui m’avait demandé ma place tout à l’heure gît de tout son long, la poitrine trouée. Il a reçu en pleine poitrine un obus de canon antichar qui a traversé la lucarne sans même l’effleurer. Si j’avais continué à tirer de là, c’est moi que l’obus aurait frappé.
« L’assaut du casino ne pourra sans doute pas avoir lieu avec les moyens dont nous disposons. Nous n’avons plus d’obus de mortiers ni de « Piat ». Nous décidons de faire appel à un des chars Centaure : il arrive enfin, dans un bruit de tonnerre ; tranquillement, pour prendre sa position de tir, il traverse un champ de mines : nous le regardons faire avec le respect du fantassin pour l’arme blindée. Un coup direct fait voler en l’air le canon allemand et ses servants ; l’ennemi cherche à se replier et tombe sous le feu de nos mitrailleuses. La résistance est neutralisée ; nous en laissons le nettoyage aux troupes de choc car l’ordre vient d’arriver de nous regrouper immédiatement : mais notre mission est remplie.
« Nous retournons maintenant au point de départ pour reprendre nos sacs et continuer la progression. Nous devons partir au plus tôt relever les parachutistes de la 6e Airborne Division qui, à l’intérieur, se battent férocement. Nous apercevons le colonel qui, deux fois blessé, enveloppé dans une couverture, refuse de se laisser évacuer et continue à donner des ordres. Dans le parc d’une villa, des blessés se font panser et attendent d’être évacués. Parmi eux, plusieurs de nos camarades, hélas ! qui mourront le soir même. Des colonnes de prisonniers allemands se dirigent vers la plage.
« L’ordre arrive enfin de nous mettre en route. Ces 15 à 20 minutes de repos nous ont fait un bien immense. Nous prenons la direction de Colleville vers 11 heures du matin ; la route est bordée de fossés, qui nous accueillent tous les 50 mètres, chaque fois qu’un sifflement déchire l’air. Nous avançons péniblement, sous le soleil de plomb ; le sac nous écrase les épaules de ses 40 kilos. Les taillis qui bordent la route sont des arbres magnifiques pour les Sniper allemands, comme le prouvent les cadavres que nous dépassons ; mais nous n’avons pas le temps de nous en occuper il faut passer coûte que coûte.
« Nous arrivons dans Colleville libérée, et tournons à gauche pour atteindre par un chemin de traverse Saint-Aubin-d’Arquenay. Fort heureusement les fermiers nous distribuent à flot le cidre et le calvados : des gosses font le va-et-vient entre la cave et la route. Au loin, les cheminées des hauts-fourneaux de Caen : le bruit court que la ville doit être prise le soir même. Dans les champs, de tous côtés, des taches de toutes les couleurs : kaki, blanches, bleues, jaunes : ce sont les parachutes de la 6e Airborne Division lâchée durant la nuit.
« Nous arrivons au village de Bénouville. Les Allemands vont tenter une contre-attaque sur le village, et nous sommes désignés pour la repousser ; elle n’aura pas lieu.
« Nous approchons du canal de l’Orne et rencontrons les premiers parachutistes. Les malheureux sont morts de fatigue. Ils tiennent les deux ponts depuis le matin et l’ennemi n’a pas cessé de contre-attaquer pour les reprendre. Les Allemands sont à une centaine de mètres… Le passage du pont est un problème : nous devons passer par groupes de quatre ou cinq, en courant à travers la fumée des grenades fumigènes. Au-delà du second pont, des prisonniers allemands creusent des tranchées.
« À quelques kilomètres à gauche, devant nous, se dressent les hauteurs que nous devons occuper : les parachutistes les tiennent depuis la nuit. Nous rencontrons une brave paysanne qui trait ses vaches et distribue le lait à la ronde ; elle en tend un verre à un commando en lui disant : « Tiens, petit Français, ça te fera du bien », et comme on lui fait remarquer que son petit Français est Anglais, elle réplique « qu’est-ce que ça fait ? Anglais où Français, c’est tous les mêmes, à c’te heure. Et puis d’abord, t’en fais pas, il me comprend ; la vraie joie, ça s’entend pas avec les oreilles ça se regarde avec les yeux ».
« Nous longeons un sentier le long des falaises presque à pic ; herbe très haute à droite, à gauche un petit ruisseau. Je m’assieds sur l’herbe quelques instants avec le commandant, afin d’attendre un agent de transmission qui doit nous rejoindre. Trop fatigué pour parler, mais non pour sentir le parfum de cette herbe grasse, et entendre le bruit du ruisseau. Un calme prodigieux pendant quelques instants. Je suis depuis huit heures en France, mais c’est là que je m’en rends vraiment compte.
« Nous repartons avec l’agent de transmission. Quelques maisons, du cidre, du calvados, du lait ; nous offrons des cigarettes. La route monte et la côte nous paraît interminable.
« Arrivons dans Amfreville. Un véritable carnage sur la place : des chevaux éventrés, agonisants, des voitures retournées, Allemands tués ou blessés, entassés sur la route. Nous escaladons un mur ; c’est ici que nous devons tenir. Nous lâchons nos sacs, mais nous chancelons et perdons l’équilibre, nous sentant soudain si légers.
« Les Allemands sont tout près ; la nuit va tomber, et il faut établir les positions et s’enterrer au plus tôt. Tout à coup, un bruit de moteur de plus en plus fort, auquel répond une immense clameur tout le long du front : dans le ciel, une nuée d’avions et de planeurs, puis soudain des centaines de parachutes, de toutes couleurs : ce sont les renforts, le ravitaillement, les munitions. Pourquoi nous sentons-nous soudain moins isolés ?
« Quand même ce débarquement, nous l’avons réussi ; il y a des morts, des blessés, mais la mission a été accomplie. Nous sommes sur la terre de France : quelques kilomètres de terre libérés par nous, repris à l’ennemi par les Français. Ces Français savent-ils que le grand jour est enfin venu, que leur attente et leur confiance n’ont pas été vaines ? Dans les maquis, dans les prisons, le sourire a dû réapparaître. »
Les positions furent tenues, en face des contre-attaques allemandes. Pendant 90 jours, la brigade tint les lignes, sur la tête de pont de l’Orne : Amfreville, Breville, Le Plein, Bois de Bavant. Patrouilles de nuit, tirs de mortiers incessants ; nuages de moustiques la nuit, plus énervants que les tirs ennemis. Mais au prix de quelles pertes ! Sur 180 hommes qui débarquèrent le 6 juin, il en restait 65 à la fin de la campagne ; tout le reste, tués ou blessés.
À la fin du mois d’août, lors de la poursuite vers la Seine (plusieurs jours et nuits de marches épuisantes) il y eut encore un violent accrochage avec les arrière-gardes allemandes, qui se termina par la capture de nombreux prisonniers.
En septembre, l’unité, reconstituée, était en Belgique : 120 hommes affectés, avec le N° 4 commando, à la 4e brigade de commandos (général Leicester). Avec eux, le bataillon participa à l’attaque sur Flessingue et Walcheren (1er novembre), clés du port d’Anvers : opération d’une audace extrême, qui réussit admirablement et constitue un modèle du genre (3). Pendant les derniers mois de la guerre, grossi d’une troisième compagnie, il lança des raids sur les îles hollandaises occupées par l’ennemi et reçut la reddition de ces troupes le jour de la capitulation. Les commandos français étaient peu nombreux, mais tous étaient animés de l’esprit des volontaires de 1940, de l’esprit qui fut celui des Français libres. En ce dixième anniversaire de leurs combats, de leurs victoires, ceux qui ont survécu se penchent sur le souvenir de leurs camarades tombés alors qu’ils se lançaient à l’assaut ; ils savaient ce qu’ils risquaient, ils avaient fait leur choix.
« Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles
Couchés dessus le sol à la face de Dieu…
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. »
(1) Voir revue de février 1949 et Béret vert par le commandant Kieffer, édition France-Empire.
(2) L’histoire de ces raids a été racontée dans la revue de février 1948.
(3) Voir revue de novembre 1952, où elle est décrite en détails.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 69, juin 1954.