Drôle de guerre…
Par Henri Léglise
Un triste soir de mai 1940, nous étions cinq camarades à contempler avec amertume l’avance allemande qui faisait tache d’huile sur la carte de France accrochée au mur avec optimisme six mois plus tôt.
Nous formions une petite équipe récupérée de quelques éléments épars des 2e et 5e bureaux de Pologne. Hommes jeunes de 20 à 40 ans, résignés, habitués à vivre à l’étranger, décidés à servir au mieux de nos moyens par les armes que le destin nous avait réservées. Polyglottes, enseignants et industriels, nous avions pour mission d’intercepter tous les renseignements que le G.Q.G. de Paris pouvait utiliser : coupures de journaux relevées dans la presse neutre ou ennemie, bribes de conversations entendues, écoute radio ; étude minutieuse des moyens de détérioration des denrées alimentaires et des approvisionnements destinés à l’ennemi ; organisation de sabotage des transports et des installations de puits de pétrole.
Une anecdote dite en passant – celle des inconvénients que peut présenter l’érudition – notre chef d’équipe était, en effet, agrégé de langues slaves et germaniques, c’est dire qu’il en possédait quatre et en parlait couramment trois autres ; et, comme nous en avions l’habitude, pour ceux qui étaient de permanence l’après-midi, de faire du thé, le préposé à la recherche des ustensiles réclama la théière à haute et intelligible voix, on entendit le camarade agrégé dire, sortant du nuage de ses traductions : « Théière ? théière ? connais pas, qu’est-ce que c’est ? »
Lorsque vint la débâcle, les pourparlers, l’armistice, notre équipe était si bien montée, si bien rodée à l’art de la guerre subversive qu’il nous était quasiment impossible de « capituler » dans notre genre de combat. Nous étions tous déchirés dans nos sentiments à l’égard de nos chefs car, si nous étions mieux que quiconque renseignés sur la puissance de feu allemande (allant admettre jusqu’à la possibilité d’un percement de front de la ligne Maginot) nous restions incapables de comprendre le manque de résistance des troupes alliées.
Pendant des semaines le travail fut maintenu sans ardeur en liaison avec nos amis des mêmes services anglais. Nous traînions savates sans oser se parler, mais chacun de nous était convaincu qu’un jour le combat réel, dur, acharné, reprendrait. Quand et où ? Un général français avait parlé à la radio de Londres. Qui est-ce ? Qu’est-ce qu’il a dît ? Ça paraissait vague…
Désœuvrés, on se mêlait au peuple silencieux de la rue. Un film quelconque m’attira pour passer le temps dans une salle de cinéma. Je sais que le grand film était commencé ; je ne me rappelle plus le scénario. Vinrent les publicités, les actualités, quand soudain le drapeau à croix gammée fut hissé sur l’Hôtel de Ville de Paris.
Ce fut pour moi l’instant le plus pathétique de ma jeunesse… Suivirent défilés au pas de l’oie, Hitler sur les Champs-Élysées !
Un silence de mort planait dans la salle – c’était en Roumanie – la lumière se fit, je n’en crus pas mes yeux : tout le monde pleurait !
Ma décision fut prise à cet instant, irrévocable, il fallait reprendre la lutte. Et tout de suite !
C’était le 24 juin 1940. Le 25, je signai un engagement aux Forces Françaises Libres à l’ambassade de Grande-Bretagne.
Le reste est trop long. J’ai eu le privilège, cinq ans plus tard, de retrouver ma famille.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 202, août-septembre-octobre 1973.