Hommage au Narval
Le 14 décembre, en la Chapelle Saint-Louis des Invalides, nous rendions un pieux hommage à la mémoire des disparus du Narval.
C’était il y a dix ans, en mission de guerre dans les eaux tunisiennes, que sombrait ce sous-marin, premier bâtiment à avoir rallié le général de Gaulle, sans qu’aujourd’hui encore, il soit possible de rien connaître des circonstances tragiques de sa perte.
Le bulletin des Forces navales françaises libres en a écrit la relation au lendemain de sa disparition. Nous l’empruntons au Consul général Gauthier, l’un de ceux à avoir le mieux connu le commandant Drogou et ses hommes, à Malte en 1940.
Cette tragique nouvelle avait été officiellement annoncée dès le 9 janvier 1941 par les deux communiqués suivants :
Communiqué publié à Malte dans le journal Times of Malta, le 10 janvier 1941. Service Reuter. Londres, le 9 janvier 1941.
« Perte d’un sous-marin de la France Libre ». La perte du sous-marin Narval des Forces navales françaises libres, coulé par l’action de l’ennemi lors de récentes opérations avec les Forces alliées, a été annoncée par le vice-amiral commandant les Forces navales françaises libres. »
État-major F.N.F.L. communication.
« Le sous-marin Narval qui vient de disparaître était le premier bâtiment des Forces navales françaises libres à avoir rallié le général de Gaulle. Son commandant était animé du plus pur patriotisme et d’un sentiment élevé du devoir qu’il avait su inspirer à tous ses officiers et à son équipage.
« C’est le commandant Drogou qui, à la signature de l’armistice, envoya à toute la flotte le fameux télégramme : « Trahison sur toute la ligne, je rallie un port anglais ».
« Ce bâtiment s’était distingué récemment au cours d’opérations difficiles. Son exemple restera dans la mémoire de tous les Français. Il montre la voie à tous ceux qui ont juré de libérer la France. Celle voie c’est celle du sacrifice, de l’union et de l’abnégation dont ces excellents marins se sont montrés dignes. »
Le témoignage du Consul général Gauthier, ex-Consul de France à Malte, porte la date du 10 janvier 1941.
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La disparition du sous-marin Narval a été officiellement annoncée hier, 9 janvier, à Londres par le vice-amiral Muselier, chef des F.N.F.L.
« Parti le 2 décembre pour sa troisième croisière, ce bâtiment devait normalement revenir à sa base au port de La Valette vers le 19 décembre. Depuis cette date, au fur et à mesure que les heures ont passé, l’inquiétude puis l’angoisse n’ont fait que s’accroître.
« Les services de l’Amirauté à Malte ont été, comme toujours, très sobres de renseignements à la suite de la disparition du Narval. La plus grande discrétion est gardée sur le sort et les mouvements des sous-marins basés sur Malte et l’on ne saurait s’en étonner.
« Néanmoins le capitaine Wright, chef d’état-major du vice-amiral Ford, commandant la base de Malte, m’a reçu dès le 27 décembre et m’a annoncé la perte probable du Narval. À la fin de notre brève et émotionnante rencontre, le capitaine Wright m’a dit en français : « Je connaissais bien le commandant Drogou et quelques-uns de ses officiers, c’étaient de bonnes gens ». Dans la façon sobre de parler, coutumière des officiers de marine anglaise, le capitaine Wright rendait ainsi à des officiers français le même et sincère hommage qu’il eut rendu à ses propres camarades.
« Je les ai connus, moi aussi, eux et plusieurs de leurs matelots, car je n’ai pas voulu donner ici l’écœurant ou le réconfortant spectacle, suivant qu’il eût été vu par nos amis ou nos ennemis, d’un Consul de France tournant le dos dans la rue aux uniformes français, ou leur interdisant l’accès du Consulat.
« Il y a une intelligence du cœur qui vous pousse irrésistiblement vers des amitiés, vers des admirations ou vers des souffrances.
« J’ai reçu à ma table le commandant Drogou, ses officiers, plusieurs marins. Nous avons souffert et espéré ensemble.
« Peut-être devrais-je réserver ce qui va suivre pour une date plus lointaine, pour le jour où, la paix revenue et tous les Français rentrés dans leurs foyers, les jugements pourront se faire plus sereins et impartiaux. Mais nous vivons dangereusement, à Malte comme ailleurs, et mon témoignage peut être perdu si je ne le donne tout de suite.
« Des conversations échangées avec les officiers et marins du Narval, je puis dès à présent donner le résumé suivant, que je crois fidèle.
« Ils répétaient sans cesse, le commandant Drogou en particulier, que leur départ de Sousse fut motivé par un ordre reçu par radio leur prescrivant de ne pas se laisser prendre. Rester à Sousse, leur apparut à ce moment faire le jeu des Italiens et se laisser enfermer dans une souricière. Ils choisirent aussi Malte plutôt que Bizerte comme refuge, pour le même motif de sécurité.
« L’arrivée dans le grand port de guerre de La Valette du sous-marin français Narval arborant le drapeau français, le 26 juin 1940 au matin, lors d’un raid sévère d’avions italiens, a bien servi l’honneur de la France. Il a continué la belle tradition qui a fait que jusqu’ici, les bâtiments de guerre français, comme les galères de l’ordre de Malte, commandées par les Chevaliers français, sont toujours entrés dans ce port, soit après avoir battu l’ennemi, soit pour se préparer à le combattre, mais jamais pour le fuir ou se laisser prendre.
« Apprenant que d’autres camarades en Angleterre s’étaient groupés en Forces françaises libres, sous les ordres du général de Gaulle et du vice-amiral Muselier, ils rallièrent ce groupement afin de ne maintenir ici, sur leur sous-marin, qu’un seul drapeau, celui de la France, et de persévérer vers le grand but à atteindre : « combattre et participer à la victoire dont ils ne désespéraient pas ».
« Dès lors ils ne songèrent qu’à une chose : lancer leurs torpilles un jour ou l’autre contre les navires italiens. Il fallut du temps et de la persévérance au commandant Drogou et à ses officiers pour réformer et entraîner l’équipage, en se mettant au courant des méthodes de la marine anglaise avec laquelle ils allaient travailler. Leur séjour à base de Malte ne les mettait pas à l’abri de tout danger puisque les aviateurs italiens visaient particulièrement les bassins dans lesquels les navires de guerre étaient amarrés. Leur vie fut simple et monotone.
« La seule maison où ils pouvaient un peu échapper à la pénible impression d’être en exil, c’était la mienne. Hélas ! ce fut peut-être là aussi où ils ont le plus souffert, quand devant la grande carte murale de la France que je possède, ils suivaient du doigt à chaque visite les contours de la ligne de démarcation ou portaient leurs yeux vers la plaine d’Alsace, les plateaux de Lorraine et la presqu’île bretonne dont presque tous étaient originaires. Mais leur amertume fut sans borne quand, penchés vers l’appareil de radio, ils entendirent des voix françaises les couvrir d’injures.
« On a osé qualifier d’aventuriers, d’imposteurs, de criminels, de traîtres, de fuyards, de lâches et de vendus, ces hommes qui étaient exempts de toute bassesse, de toute intrigue politique, ces hommes qui avait tout quitté, situation, camarades, famille, patrie pour continuer la lutte – ces hommes qui aimaient tant la France.
« Ils avaient choisi de combattre et rien ne pouvait ébranler leur résolution.
« Après ses deux premières croisières infructueuses, j’entendis un jour le commandant Drogou dire au lieutenant Bouet : La prochaine fois, Bouet, nous devons faire quelque chose. « Certainement, Commandant », répondit le lieutenant.
« Ici, je puis dire que le commandant Drogou avait demandé et obtenu de mettre à profit sa connaissance de la zone au large de la côte Est de la Tunisie pour être envoyé en patrouille contre les convois italiens. « Mais », disait aussi le commandant « la mer paraît vide. Enfin, si nous échouons ou ne revenons pas, nous aurons au moins engagé l’honneur de la France à refuser la Tunisie à l’insolente Italie ».
« Voilà quel était l’état d’esprit des officiers et marins du Narval.
« Ont-ils, au cours de leur dernière patrouille, réussi à lancer leurs torpilles. On ne le saura sans doute qu’après la fin de la guerre. Leur sacrifice fut-il inutile ? Certes non ; leur présence permit à d’autres sous-marins anglais de se porter en d’autres points en Méditerranée et l’on sait que plusieurs d’entre eux coulèrent des cargos italiens. Il y a aussi l’effet moral produit par leur attitude chevaleresque à vouloir combattre et par leur mort en pleine action. N’a-t-on pas dit qu’il n’y a rien de plus réel que l’idée ? Dieu seul peut connaître de quel poids ce sacrifice a pesé sur la conscience des camarades combattants du Narval, quand ils ont appris leur disparition, sur l’esprit de nos prisonniers de guerre, sur celui de tous les Français, même de ceux qui ont insulté ces « dissidents » ou ces « émigrés », comme ils les appelaient encore.
« Des messes, ont été dites à l’intention des disparus à l’autel de la Chapelle de Saint Jean-Baptiste à La Valette, dans cette chapelle où s’assemblèrent tant de chevaliers de Malte des langues de France d’Auvergne et de Provence et où, avant le commandant Drogou, d’autres officiers et marins sont venus prier. »
La citation suivante à l’Ordre des Forces Navales Françaises Libres avait été décernée au Narval :
« Le sous-marin Narval, commandé par le lieutenant de vaisseau Drogou, se trouvant en patrouille au moment où il reçut la nouvelle du honteux armistice franco-allemand, a refusé d’accepter la défaite et a rallié Malte pour continuer la lutte aux côtés des Alliés sous les ordres du général de Gaulle.
« A effectué plusieurs missions périlleuses dans les eaux italiennes. A succombé sous les coups de l’ennemi avec tout son état-major et tout son équipage au cours d’une opération de guerre en décembre 1940 ».
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 34, janvier 1951.