René Gallais et ses compagnons
Lorsque le 21 septembre 1943, à partir de 17 heures, puis de deux en deux minutes, le couperet tombait sur les têtes de René Gallais, Raymond Loizance, Marcel Pitois, Antoine Pérez, Louis Richer, François Lebosse, Jules Rochelle et Jules Frémont, l’Allemagne nazie pouvait se réjouir de mettre fin à la vie de huit français, de huit « gaullistes », huit parmi les précédents et les milliers qui devaient suivre, qui, tous, répondant à l’appel du général de Gaulle, allaient donner leur vie pour notre liberté.
Honneur à ces héros de l’ombre ! Honneur pour toujours à ces hommes et à leur mémoire ! Honneur également à leurs corps mutilés mais glorieux, immolés au plus noble sacrifice et pour le plus pur idéal.
Et lorsqu’il y a quelques jours, le 21 septembre fut inauguré à Fougères, le monument élevé sur leur tombe commune, M. l’inspecteur général Benedetti, préfet d’Ille-et-Vilaine, ancien déporté de la résistance, pouvait s’écrier dans une émotion mal contenue.
« La France avait trouvé des soldats avant d’avoir des fusils, mais qu’importe, puisqu’elle acceptait de mourir avant de pouvoir combattre ».
René Gallais était breton. Engagé volontaire dans la marine à 17 ans, il ne tarde pas à prouver sa valeur et son courage, car la guerre 1914-1918 lui en fournit les moyens. Blessé, détenteur de plusieurs et élogieuses citations, décoré de la croix de guerre avec palme, il se consacre, la paix revenue, à la navigation maritime, ou son intelligence, sa clairvoyance et sa connaissance de la mer, lui valent de porter, bientôt les galons de capitaine au long cours.
La déclaration de guerre en 1939 le trouve à Fougères, en Ille-et-Vilaine, où après avoir dû abandonner sa carrière de marin pour soigner sa femme et assurer l’avenir de ses enfants, il occupe un emploi municipal.
Trop âgé pour être mobilisable, il rage de ne pouvoir répondre à l’appel de son pays, mais hélas ! bientôt il pleure de rage à la vue de la première estafette allemande arrêtée à quelques pas de chez lui… L’Allemand vainqueur ? D’une manière si rapide ? D’une façon si soudaine ?
Non ! Cela ne peut pas être ! Cela ne peut se concevoir ! La lutte doit continuer ailleurs, ou alors… Quoi ?… Car il sait qu’en traitant avec l’Allemagne vaincue on se fait rouler, mais il sait aussi que l’on ne peut traiter avec l’Allemagne vainqueur…
Ah non ! ce n’était pas un homme à se laisser abattre !
Ah non ! Il n’a pas hésité une seconde entre l’asservissement et le devoir, son choix est tracé d’avance et il en accepte les risques.
Avec une poignée d’hommes résolus, il met en branle un service de récupération d’armes, puis accepte les services des français venus à lui de toute part, le prier de les enrôler sous ses ordres, ne demandant qu’à obéir à celui que leur magnifique dévouement, leur abnégation la plus totale a désigné tout de suite comme le chef.
Des prisonniers évadés frappent à la porte de Mme Gallais ; sa fille Huguette, âgée de 19 ans, arrive à contacter de nombreux jeunes gens désireux de rejoindre la France Libre, le groupe se forme s’organise, se connaît, le mouvement est en marche, René Gallais en surveille religieusement le rouage.
Un certain soir il annonce à ses compagnons : « Il faut tenir, il faudra peut-être mourir, car ce que nous faisons est aussi un combat ». Cette décision prise sa maison devient le P.C. de son groupe, puis centre d’hébergement de prisonniers évadés, le refuge d’agents traqués par la Gestapo ; et là, ils peuvent tous, Français et Alliés, trouver le réconfort moral et l’aide matérielle auxquels ils aspirent mais qui marque d’une croix noire, de plus en plus accentuée, le nom de René Gallais au livre du Destin.
« Ai-je le droit de disposer de la vie de ces braves ? Ai-je droit de faire participer à mon activité ma femme, ma fille, mon fils, encore un enfant, puisqu’il n’a pas 15 ans ? »
Souvent il se le demande, souvent il pense au châtiment car d’avance il connaît le verdict. Souvent il regrette de ne pas avoir agi seul, car son grand cœur d’époux, de chef, n’en revoit pas sans émotion un fatal dénouement. Que faire si jamais il était pris, si jamais il était trahi ? Lui ne compte pas, il s’est astreint à une tâche, il la poursuivra, jusqu’à la limite de ses forces et de ses possibilités. Mais qu’adviendrait-il de tous ces hommes, de toutes ces femmes, de ces familles entières venues à lui si spontanément, tous prêts à servir, et animés de la plus ferme volonté de combattre.
Au mois août 1941, le groupe Gallais entrait au sein du réseau action de « Ceux de la Libération », mais déjà le sort était jeté sur plusieurs membres de ce mouvement ; comme Ripoche, son chef, René Gallais, et ses compagnons devaient mourir la tête tranchée !
Ses craintes sont motivées, car le 9 octobre 1941, à 6 heures du matin, une rafle monstre de la Gestapo vidait 57 foyers et perquisitionnait fructueusement pour mettre à jour un véritable arsenal et des documents irréfutables ! Seule, la trahison pouvait avoir agi, deux membres du groupe, le mari et la femme en avaient été les artisans ! Arrestations, interrogatoires nombreux et cruels, promesses, menaces, tout fut fait dans les règles de l’art duquel les Teutons étaient passés maîtres !
René Gallais seul, veut et demande à supporter les responsabilités de ses actes ! il ne connaît personne ! il a agi seul ; tous ceux avec lesquels il est confronté à maintes reprises sont vus pour la première fois… Car il pense à sa femme, à sa fille, à son petit garçon… Il pense aussi et surtout, aux femmes, aux mères, aux enfants de ses compagnons. Il se sent responsable devant Dieu… Il prie… Il ose croire encore, en l’honneur militaire allemand, il ose espérer qu’ils se montreront des soldats ! Vaines espérances, cruelle déception !
Le 18 décembre 1941, après un séjour au Pré Pigeon d’Angers, puis à Fresnes, 14 personnes de son groupe, dont sa femme et sa fille, étaient déportées en Allemagne, à Augsbourg, les hommes à la forteresse de « Karmelittengasse », les femmes à celle de « Katzenstadel ».
Pendant 20 mois, René Gallais arpentera les murs de sa cellule, pendant 20 longs mois, au secret le plus absolu, ignorant du sort réservé aux siens et à ses infortunés camarades, il subira, lui, le chef, les plus atroces souffrances physiques et morales, 20 mois au cours desquels il devra comparaître, avec tout son monde devant le tribunal militaire de Berlin pour entendre le jugement rendu le 23 février 1943 : « Totestraffe ».
Puis, par une journée sans soleil, comme il ne pouvait qu’en exister en Allemagne hitlérienne, le transfert à Stadelheïm, forteresse exécutoire de Munich, où le 21 septembre de la même année, huit têtes tombaient au cri de « Vive la France ».
Huit têtes de martyrs appartenant à des hommes de conditions sociales et intellectuelles si différentes, qu’il leur a fallu la volonté commune de sauver l’honneur et la liberté de leur pays pour qu’ils puissent se comprendre et s’aimer. Il leur a fallu cette noblesse de sentiments pour qu’au cœur de chacun d’eux ne brûle que cet ardent désir vaincre ou mourir !
Sur les 14 déportés en décembre 1941, le gendarme Jagu devait être rapatrié, faute de preuve et grâce au silence de ses camarades Joseph Brindeau était mort en mars 1942 des suites de mauvais traitements. Miné Pitois allait périr plus tard à Bergen-Belsen. Seuls, voyaient la libération et la fin de leur calvaire, mais au prix de quels sacrifices, Mme Gallais, Huguette Gallais et Marcel Lebastard.
En novembre 1949, j’ai eu le grand honneur de me voir confier la pénible mission d’aller en Allemagne sur les lieux mêmes où se déroula cette tragique odyssée, afin de reconnaître et de faire rapatrier en terre française les corps de ces héros. J’ai eu, également, la fierté, mais oh Dieu ! avec quelle émotion, de récupérer des documents relatifs à leurs interrogatoires, à leur jugement, et même à leur mort, puisque j’ai eu un très long entretien avec oh ! miracle ! le prêtre allemand qui put les assister quelques heures avant leur exécution. Mon cœur de Français se serre encore, à la mémoire des mots qu’ils prononcèrent, tout à l’éloge de notre France, des nobles sentiments qu’ils eurent les uns vis-à-vis des autres, des pensées délicates qui les animèrent encore. Hélas ! Je n’ai pu retrouver leurs dernières lettres, mais je crois qu’il vaut mieux s’en réjouir, les familles en auraient été trop marquées…
Le 4 novembre 1950, la IIIe Région militaire rendait un suprême et solennel hommage aux corps de ces glorieux disparus, lorsqu’au cours d’émouvantes cérémonies qui présidaient leurs obsèques, ils étaient ramenés, veillés et ensevelis au pays natal. La population fougeraise toute entière, émue et bouleversée au plus haut point, était venue leur apporter, par sa présence et son recueillement, le témoignage sincère de sa fidèle mémoire.
Il y a quelques jours, le 21 septembre 1952, jour anniversaire de leur mort, un monument funéraire fut inauguré au cimetière de Fougères, sur le caveau qui renferme à jamais leurs restes sacrés.
Au fronton du monument, sous la bienveillante protection de ses ailes, les armes de la France Libre profilent une ombre délicate sur la Légion d’honneur, la croix de guerre et la médaille de la Résistance qu’ils ont si magnifiquement méritées, là où l’honneur ne s’acquiert qu’au prix du sang !
De chaudes larmes pouvaient couler le long des joues du capitaine Chodet, lorsque, étreint d’une profonde émotion, il voyait remettre, au cours de cette même cérémonie, la Légion d’honneur à Mme Gallais et à Huguette Gallais, dignes émules du chef disparu, et qui, elles aussi, ont bien mérité de la patrie.
Avec quelle intensité cette émotion gagna l’assistance présente, combien tremblait la voix du docteur Fremond, ami personnel de René Gallais, dans la vie et la clandestinité, parrain de sa femme, lorsqu’il prononça la formule sacramentelle.
Serrant dans ses bras la fille de son grand ami, Albert Chodet, chef militaire du groupe Gallais, ne put retenir ses larmes, il était heureux et fier de donner l’accolade au portrait vivant de son glorieux compagnon dont on honorait une fois de plus la mémoire en présence de tous ses camarades de combat.
Il faut avoir assisté à de telles manifestations du souvenir pour connaître la grandeur d’âme et la noble modestie de ces familles, de ces hommes, de ces femmes, de cette « armée des ombres », sans laquelle la flamme de la résistance française n’aurait pu apporter à ceux qui doutaient encore, de l’indescriptible espérance qui animait tous nos cœurs.
Pour René Gallais, sa vie, son agonie, sa mort furent toujours balayées par les tempêtes, la côte bretonne n’est-elle pas fière de pouvoir accueillir les rafales du temps ? René Gallais devait voir le vent, la pluie, bref : l’ouragan, le jour de son entrée en Allemagne, le jour où son jugement fut rendu, le jour où il prononça son dernier « Pater », jusqu’au jour où, mort, il revint en France, ainsi que le jour où la pierre se referma sur lui…
Nous saurons nous souvenir de ce que fut leur vie, leur sacrifice, mais nous aurons surtout à cœur de maintenir intacte la leçon d’héroïsme qu’ils nous lèguent par leur mort, ainsi que le sort du patrimoine national si chèrement défendu au prix de leur sang et à celui de nos larmes.
Qui pourrait encore douter d’un pays qui voit naître de tels hommes ? Si la France meurtrie et souillée avait encore la force de dire « Non » à l’envahisseur perfide et barbare, c’est que dans son sein et dans sa chair, elle luttait contre celui qui voulait abattre son idéal et à sa grandeur.
Et il y aura toujours, au beau pays de la France, des hommes, des femmes, des enfants mêmes, dont les bras seront vite armés, du désir et du courage de vaincre quiconque voudrait essayer d’attenter à son honneur et à sa liberté.
Pierre Roffe
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 54, janvier 1953.