14 février 2017 In Témoignages By Administrateur
Un voyage mal organisé
Par Bernard Citroën
Répondant aux vœux d’un certain nombre de lecteurs, la Commission de la Revue a demandé que des Français Libres lui adressent des récits de la période 1940-1945, sous une forme qui n’exclurait pas la gaieté ou l’humour. Ne sommes-nous pas saturés d’images de sang et de violence ? Et cependant, tout au long de la Seconde Guerre mondiale, les drames et les deuils n’ont pas empêché que la vie continue avec ses joies, ses rires, ses amours, et cela, aussi bien en France occupée, en zone « libre », en Grande-Bretagne que sur les divers théâtres d’opérations et ailleurs. Il nous semble donc justifié de changer parfois de ton avec les aventures savoureuses, voire truculentes, vécues par quelques-uns de nos camarades.
Intitulé « Un voyage mal organisé », le texte que nous publions ci-dessous est de Bernard Citroën, président de l’Amicale des Forces Aériennes Françaises Libres.
Pilote militaire breveté, Bernard Citroën réside à Toulouse pendant plus de deux ans après la débâcle de 1940. Avec trois amis, le 15 décembre 1942, il quitte la Ville rose pour gagner l’Angleterre. Le franchissement des Pyrénées se passe mal : pluie, neige, brouillard, attaque par des bandits espagnols armés, arrestation, et enfin séjour de neuf semaines à la prison de Gérone. Le 20 février 1943, Bernard Citroën est libéré et envoyé à Barcelone où il rencontre deux camarades parisiens, Patrick et Philippe. Logé à la pension de la mère Isabelle, il mène dans la cité catalane une vie assez plaisante avant de poursuivre sa route.
Cette aventure espagnole qui durera cinq mois fait l’objet de trois chapitres d’un roman inédit écrit à la première personne. Dans ces trois chapitres, l’affabulation est remplacée par de l’autobiographie, celle de Bernard Citroën qui a donné à son récit, pour la « Revue de la France Libre », le titre indiqué plus haut. Le premier chapitre se rapporte au passage des Pyrénées et à la prison de Gérone, le deuxième, au séjour à Barcelone. C’est le troisième chapitre que nous reproduisons ci-après avec son épigraphe.
N.D.L.R.
Toulouse, Catalogne, Aragon et Castille,
Andalousie et Portugal ;
Voici Lisbonne enfin et bientôt l’arsenal,
Berceau de l’armada qui prendra la Bastille.
Les joyeusetés du chapitre précédent agrémentaient mon séjour à Barcelone au point que j’en oubliais parfois le but de mon voyage.
Grâce à Patrick, j’avais trouvé un gîte plein de fantaisie à la pension de la mère Isabelle. Disposant de quelque argent reçu de Paris ou glané au fronton, pris en charge par le consulat britannique, j’attendais avec sérénité la suite des événements.
J’avais cependant signalé audit consulat que, pilote breveté, je souhaitais gagner l’Angleterre.
Par ailleurs, j’appris qu’un dénommé Sicard, Français jeune et dynamique, organisait des convois de réfugiés vers l’Afrique du Nord. Il m’inscrivit sur une liste, pour un prochain départ.
– Señor Citroën, me dit un matin de mars la mère Isabelle, on vous attend cet après-midi à 5 heures au consulat britannique. C’est très important.
Elle n’exagérait pas. Le consul général me présenta un envoyé de la France Libre, Roger Mitchell. Depuis quelques mois, il faisait la navette entre l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal.
– J’arrive de Londres, me dit-il. J’ai su par votre oncle, Jacques Bingen, que vous vous trouviez à Barcelone. Vous êtes aviateur. Je pense que l’Angleterre présente pour vous plus d’intérêt que l’Afrique du Nord. Voulez-vous que je vous fasse passer en Grande-Bretagne ?
– Et comment !
– Merci, je vous inscris.
Et se tournant vers le consul, il ajouta :
– Voici un pilote pour la Royal Air Force. À partir de ce jour, Bernard Citroën dépend totalement de vous, du moins à Barcelone.
– Pas pour longtemps ! dis-je naïvement.
– Justement si. Un tel voyage ne se prépare pas du jour au lendemain. Vous passerez au moins trois semaines de plus dans cette ville, et plutôt cinq que trois. Une organisation française pourrait vous faire gagner l’Afrique rapidement. Mais si vous tenez à l’Angleterre, donnez-moi votre parole d’officier que vous renoncerez à toute possibilité d’aller en Algérie, et que vous attendrez mes instructions aussi longtemps qu’il le faudra.
– Vous avez ma parole.
– Bon. Pour terminer, deux recommandations. De la discrétion, même auprès de vos meilleurs amis. Enfin, à partir du 30 mars, faites en sorte qu’on puisse vous trouver assez vite à toute heure du jour. Au revoir, et à bientôt. À 100 mètres du consulat, dans le Paseo de Gracia, je fus abordé puis encadré-par deux faux inspecteurs de police à figure patibulaire. Aux abords de la Direcciòn general de Seguridad, via Layetana, ils n’insistèrent plus et me faussèrent compagnie !
La première semaine d’avril s’achevait. Me souvenant des recommandations de Mitchell, je prenais tous mes repas à la pension. Un jour, je déjeunais seul à ma table quand la mère Isabelle m’apporta mon dessert préféré, melocotòn en almibar (pêches au sirop), et s’assit en face de moi. Elle était nerveuse et me tint des propos surprenants : elle me considérait comme son fils et pourrait me garder chez elle jusqu’à la fin des hostilités. La remerciant de sa gentillesse, je me levai de table. Il était 2 heures et demie. Dans le couloir, elle me dit brusquement :
– Señor Citroën, M. Whitfield m’a parlé ce matin. Il vous prie de vous présenter à 3 heures au consulat.
Je me dirigeai vers la sortie. La grosse femme me rattrapa.
– Vous devriez mettre un chandail sous votre veston, un chandail épais, l’air est encore frais en avril.
– Mais, dona Isabel, regardez, le soleil brille, il fait chaud, c’est le printemps.
– Don Bernardo, mettez un chandail, faites cela pour moi.
– Son ton était suppliant. J’allai dans ma chambre et passai un pull-over. J’arrivais à la porte d’entrée quand la mère Isabelle se précipita vers moi, et, me serrant contre son corps obèse, elle se mit à m’embrasser de toutes ses forces, entrecoupant ses baisers des mots : Adios, hijo moi ! Je me dégageai doucement et lui dis : Hasta luego, madre mia, no se preocupe (1), tandis qu’elle éclatait en sanglots.
Roger Mitchell m’attendait au consulat général de Grande-Bretagne.
– Quelle exactitude ! me dit-il, je vous félicite. Citroën, vous partez ce soir. En voiture. Dans mon automobile conduite par mon chauffeur, avec trois autres passagers parmi lesquels un général. Destination : Madrid. Départ à 20 heures.
– Alors je vais chercher mes affaires à mon hôtel et prévenir mes camarades…
– Et puis quoi encore ? Téléphoner à l’ambassade de France, câbler à votre mère que vous passerez les vacances de Pâques en Bretagne, aviser la Seguridad que vous n’émargerez plus Via Layetana ? Mon cher, vous êtes bouclé ici jusqu’à votre départ.
– Mais on m’attend pour dîner.
– Vos amis sont assez grands pour comprendre. Vous habitez, je crois, à la pension Pelayo ?
– Oui, je partage une chambre avec mon camarade Philippe Baer.
– La patronne est une brave femme qui connaît bien la manœuvre. Après-demain, elle racontera la chose à votre ami Philippe. Ensuite, elle rassemblera vos effets. Comptez sur moi, vous les recevrez à Madrid.
– Que vais-je faire jusqu’au soir ?
– Lire les journaux espagnols et surtout des journaux anglais.
Ceux-ci vous présenteront les nouvelles sous un jour différent. Dans la Royal Air Force, tout se passe en anglais : commencez l’entraînement.
À 7 heures, mes compagnons de route me rejoignirent. Mitchell donna des ordres formels au chauffeur : ne s’arrêter qu’une fois pour prendre de l’essence et une fois pour boire un café, à Saragosse ou à Calatayud.
Nous partons de Barcelone à l’heure prévue et roulons toute la nuit. À 8 heures du matin, nous arrivons à Madrid. Tasse de thé à l’ambassade de Grande-Bretagne où le général nous quitte. Me voici avec les deux autres dans un modeste appartement, chez la veuve d’un républicain espagnol. Un homme nous accueille. Les Anglais l’ont fait sortir de Miranda. Il est fier de son surnom : la Ficelle. Pendant une semaine, il nous faut subir ses bavardages, en argot exclusivement.
Deux copains de la Ficelle font irruption. Bruyants et grossiers. Ils racontent leurs exploits de la veille dans une boîte de nuit en sous-sol, Pasaboga, dont c’était l’inauguration. Ils avaient déclenché une bagarre en secouant leurs cigarettes dans les coupes de champagne de trois boches, des secrétaires de l’ambassade d’Allemagne.
– Fallait voir ça, commente un des visiteurs, quelle bousculade! Les teutons se lèvent en braillant comme Hitler. Pour se tirer, tous les moyens sont bons : renverser des plateaux, arroser de cognac la devanture d’une pouffiasse qui nous barre le chemin… Vite l’escalier, la Gran Via, la foule! Sauvés! Mais l’enquête a commencé. Bien entendu, les vandales sont des communistes français. Depuis ce matin, c’est « l’incident diplomatique », le scandale politique de l’année. Les boches portent plainte, Franco râle, Piétri se planque. Le seul personnage qui se tord, c’est Mgr Boyer-Mas, évêque à la gomme, délégué de la Croix-Rouge.
– Et vous, les gars, vous ne vous bidonnez pas ?
– Si, je me bidonne, fis-je d’un ton sévère, à condition que la police ne vous ait pas suivis jusqu’ici.
– Vous n’êtes que des minables, des abrutis. Allez, au revoir !
– Bonjour, Citroën. Voici vos affaires : un carnet, un cahier, un billet de 100 pesetas, une trousse de toilette et du linge que la patronne de votre pension a repassé elle-même. Cette brave femme vous adore. Elle vous envoie ce cadeau. Je remercie Roger Mitchell et j’ouvre le paquet : un gros touron d’Alicante. Chère Isabelle !
Mitchell va droit au but :
– Vous partez demain, vers le Sud, en voiture…
– Alors, je préviens mes…
– Inutile, car ce sont d’autres Français qui vous accompagnent. Il faut que vous quittiez cette ville au plus tôt. Non pas que le danger soit grand. Depuis Stalingrad, les Espagnols sentent le vent tourner. Mais le scandale de Pasaboga pourrait compliquer les choses. N’avisez vos compagnons qu’au dernier moment. Vous ignorez votre destination. Voici une carte d’identité au nom du Canadien Bernard Lachèvre. À 8 heures, demain matin, la même voiture sera en bas. Le chauffeur a des instructions précises. Vous irez chercher les autres passagers.
– Où vous reverrai-je ?
– À Londres… si tout va bien. À Lisbonne, en cas d’accrochage. Un dernier conseil : ne sortez pas aujourd’hui.
7 heures du matin. Je me lève. Grognements autour de moi.
– Tu es tombé du pieu ?
– Non, mais je vous ai assez vus. Je pars.
– Espèce de pistonné ! Alors tu payeras le whisky à Londres ou le champagne à Paris.
– Vous voulez dire la bière à Berlin.
Une petite rue. Deux hommes attendent sur le trottoir. La voiture s’arrête.
– Quelle surprise ! André Boulloche ! Bonjour, mon cher camarade.
– Tiens, Bernard Citroën ! Salut ! Je te présente Hovelacque, le meilleur cavalier de France.
– Et moi, je te présente Ricardo, le meilleur chauffeur de la péninsule.
Aranjuez, Manzanares, Bailén, Cordoue, Carmona. Ricardo chante sa joie de rouler pour une fois vers l’Andalousie. Arrêt en cours de route à Valdepenas : nourriture médiocre, mais quel vin ! Arrêt définitif à Séville : nous sommes pris en charge par le consul de Sa Majesté britannique. Les voitures ne pouvant pénétrer dans le barrio de Santa Cruz, le chauffeur prend congé de nous : adieu, Ricardo !
Quien no ha visto Sevilla
No ha vista maravilla…
Mais qui a vu notre logis n’a pas vu non plus de merveille ! La famille nombreuse qui nous héberge n’a préparé qu’une petite chambre à deux lits pour nous trois… que dis-je, pour nous quatre.
– Sorry, dit le consul un peu gêné, en nous présentant le quatrième mousquetaire : un marin letton !
Le lendemain, nous râlons en chœur et finissons par obtenir un matelas supplémentaire.
Bientôt, nous nous risquâmes dans la ville pleine de rumeurs, dominée par la Giralda, minaret de l’ancienne mosquée. Nous visitâmes la cathédrale.
On était en pleine semaine sainte, et des processions parcouraient les rues. Les membres de chaque confrérie, vêtus comme des pénitents et coiffés de cagoules, accompagnaient des groupes sculpturaux ou pasos représentant des scènes de la Passion et des Vierges de douleurs couvertes d’or. Ces estrades étaient portées par des hommes de peine, de pauvres bougres, qui ne voyaient que le sol sous leurs pieds. Entourant certains pasos, des soldats progressaient lentement au son lugubre des tambours.
Un matin, je me postai au carrefour de la Campana pour écouter des saetas, couplets déchirants lancés par des femmes du peuple. Dans la foule, soudain, le visage d’un homme en noir me frappa : j’étais sûr de le connaître. Je le regardai attentivement. Aucun doute, c’était l’ancien représentant Citroën de Saint-Sébastien. Je m’approchai de l’homme et l’abordai.
– N’êtes-vous pas don Evaristo ?
– Evaristo Carvajal, pour vous servir, répondit-il. Et à qui ai-je l’honneur ?…
– Je suis Bernard Citroën.
– Comment le petit Bernard ? Le fils d’André ? Ce n’est pas possible. Et que faites-vous ici ?
Comprenant que la voie publique n’était pas un lieu idéal pour des confidences, il ajouta :
– Je vous offre un verre calle de las Sierpes ; nous y serons mieux pour bavarder.
La calle de las Sierpes est une rue animée, commerçante et jalonnée de tascas (bistrots). Je donnai à Carvajal des nouvelles de ma famille et lui parlai de mon voyage. Puis je l’interrogeai sur son activité professionnelle.
– Un désastre depuis sept ans, murmura-t-il. La mort d’André Citroën a marqué pour moi la fin d’une grande époque. Disparaître ainsi au moment où la « Traction avant » remportait un tel succès! On m’a dit que les nouveaux maîtres de Javel avaient ruiné votre père et sa famille. Nous autres Espagnols, jamais nous n’aurions accepté qu’on traite ainsi un de nos grands hommes : nous sommes trop fiers pour cela. En tous cas, ces messieurs ont ignoré notre existence. Nous ne les avons jamais vus. Et puis, en 1936, la guerre civile a éclaté en Espagne. Je dirigeais alors l’agence Citroën de Barcelone. Aucune activité pendant toute notre guerre. Et peu de temps après, c’est la vôtre qui commence. Alors nous vivotons en réparant de vieilles voitures et en fournissant à nos clients des pièces détachées. Nous attendons la fin de la guerre mondiale, c’est-à-dire la victoire des Alliés, pour essayer encore de vendre des Citroën, mais ce ne sera jamais plus comme au temps de votre père. Don Bernardo, que puis-je faire pour vous ?
– Me procurer deux places pour la corrida de dimanche, si ce n’est trop vous demander.
– Rien de plus facile. Où dois-je vous les remettre ?
– Ici même, devant la porte de ce café, vendredi à midi. Si à midi trente je ne suis pas là, vous saurez pourquoi et, dans ce cas, vous voudrez bien me pardonner. Au revoir et merci, don Evaristo.
– Vaya usted con Dios, don Bernardo. (Que Dieu vous protège).
Le vendredi saint, de bonne heure nous vîmes apparaître le consul. Il était sombre. Il entra dans la cuisine et remit de l’argent à la mère de famille. L’odeur de l’huile devait l’incommoder, car il vint très vite dans notre chambre pour nous parler.
– J’ai de mauvaises nouvelles pour vous, Messieurs. Vous ne pourrez pas gagner Gibraltar. What a pity ! (Quel dommage). Tout était si bien préparé. Vous deviez descendre en bateau le Guadalquivir jusqu’à Sanlucar-de-Barrameda. Une fois dans l’Atlantique, longeant la côte à distance, passant au large de Cadix, vous auriez aperçu Trafalgar et le Trocadéro.
Enfin du côté de Tarifa, une vedette de Sa Majesté allait en quelque sorte aborder votre cargo, et vous débarquer, une demi-heure après, sur le rocher de Gibraltar. Hélas ! Aucun navire ne doit appareiller d’ici avant longtemps. Votre croisière est donc annulée.
– « Bonne nouvelle en un sens », me dis-je, en songeant à la corrida du surlendemain.
Mais l’Anglais continuait :
– Cependant vous partirez de Séville aujourd’hui. Ordre de l’ambassade. Vous rejoindrez Lisbonne au terme d’un voyage long et fatigant. Vous retrouverez ce soir, au nord d’Huelva, un guide portugais avec lequel vous parcourrez 120 kilomètres à pied en marchant la nuit. Ce guide connaît tous les chemins, tous les gués, toutes les fermes de la région. Sa mission : conduire à Lisbonne des VIP – très importantes personnalités -, et alors il reçoit une somme élevée qui s’ajoute aux frais du voyage que vous lui porterez.
– Merci pour les VIP ! dit Boulloche. Une question comment irons-nous à Huelva ?
– En taxi.
– Je croyais que les voitures particulières et les taxis ne pouvaient pas circuler sur les routes le vendredi saint.
– Don’t worry. Le consulat est riche, la guardia civil est pauvre. Le taxi travaille pour nous régulièrement. Je viendrai vous chercher à 4 heures. Procurez-vous des espadrilles.
À 4 heures le consul, que nous suivions à distance, nous conduisit à un taxi qui stationnait derrière une église. Il glissa quelques mots au chauffeur et nous serra la main.
– Good luck, gentlemen, dit-il avec une certaine émotion. My best regards to Piccadilly and Big Ben.
Les saluts de la première patrouille croisée sur la route nous rassurèrent définitivement. C’est tout juste si la guardia civil ne nous présentait pas les armes ! Le taxi nous déposa près d’un bois. Le guide portugais, Pedro, nous accueillit. Boulloche lui remit l’argent du consul. La nuit tombait. Alors commença notre longue marche vers le Portugal.
Mal équipés mais frais et dispos, nous parcourûmes cette nuit-là 35 kilomètres, empruntant des routes, des chemins de terre et même une voie ferrée. Nous passâmes la matinée à dormir dans une grange.
Bientôt la progression devint plus difficile, à cause de nuits plus noires et d’un relief plus mouvementé. Les champs labourés mettaient nos pieds et nos mollets à rude épreuve. Nous buvions l’eau de ruisseaux pleins de grenouilles. Des taureaux de combat nous regardaient passer, indifférents. Moins indifférents étaient les gros chiens de ferme dont les aboiements furieux nous remplissaient d’inquiétude. Le paysage manquait d’attrait, sauf autour de San Bartolomé : à perte de vue, les fleurs blanches des cistes recouvraient les vallonnements. Le troisième jour, je commençai à traîner la patte ainsi que le cavalier. J’en arrivai à ne pouvoir ingurgiter que du lait offert par des bergers ; le fromage et le gros pain ne passaient plus. Enfin nous atteignîmes la dernière ferme espagnole où nous nous reposerions avant de franchir le fleuve Chanza qui séparait les deux pays. Ce jour-là il plut sans arrêt jusqu’à la nuit. Nous partîmes à 22 heures.
À 3 heures du matin nous arrivâmes sur la berge assez escarpée de la rivière qui avait monté. Il faisait noir. Muni d’un bâton, Pedro fit quelques pas dans l’eau. Il revint aussitôt et nous pria de rester où nous étions. Apparemment il n’avait pas trouvé le bon gué. Il explora le rivage à droite et à gauche, et finalement, d’un geste, il reconnut son échec. Il nous fallut revenir à la ferme de la veille.
Nouvelle tentative le soir même, et nouvel échec au point du jour. Alors nous nous sommes fâchés, et nous avons déclaré au guide que nous passerions en face avec ou sans lui. Pauvre Pedro! Il mesurait l,50 mètre et ne savait pas nager. Il s’agrippa aux bras de Boulloche et du marin, tandis qu’Hovelacque et moi-même transportions les vêtements et les bagages en avançant le pied avec précaution.
Ainsi donc, à l’aube d’une froide journée d’avril, cinq hommes nus traversèrent le rio Chanza. Nous nous rhabillâmes sur la rive portugaise en un temps record : mieux valait s’éloigner rapidement de la frontière.
Maintenant qu’il était sorti du fleuve et qu’il foulait le sol de son pays, Pedro se sentait… comme un poisson dans l’eau ! Pressant le pas, il laissait loin derrière lui son détachement de soldats mouillés. Il levait la tête encore plus que dans la rivière au moment où il perdait pied !
Nous arrivâmes à une métairie cossue : notre dernière escale avant Lisbonne. Si nombreuse était la famille qui nous recevait, que nous insistâmes pour nous installer dans la grange. Pedro nous présenta comme de très importants personnages. On tua deux poulets en notre honneur ! Nous nous couchâmes aussitôt après le dîner sur la paille de la grange. Quelle nuit délicieuse ! Pour la première fois, qu’ils s’exprimassent dans une langue latine ou dans un idiome slave, les ronflements de mes voisins ne me dérangèrent pas ! Quatorze heures de sommeil ! Nous étions de nouveau d’attaque et prêts aux plus folles randonnées. Mais la véritable aventure ibérique s’achevait. Une carriole traînée par deux mules nous emmena de nuit jusqu’à la gare de Beja. Le train de 7 heures allait partir. À midi nous débarquions à Lisbonne. Sur les collines, le soleil éclairait mille et une maisonnettes aux couleurs pastel.
La ville nous accueillait chaleureusement ainsi que les ambassades de France et de Grande-Bretagne. Plein d’escudos pour quelques semaines, Pedro nous fit ses adieux en pleurant d’émotion, et nous promit d’apprendre à nager ! Un petit homme fort aimable nommé Gorlier nous conduisit dans un grand magasin où nous nous équipâmes des pieds à la tête. Puis il nous accompagna jusqu’à Paso d’Arcos, notre lieu de résidence. Plusieurs dizaines de Français occupaient une grande villa dont les chambres étaient transformées en dortoir. Les propos étaient pleins d’amertume.
– On en a marre de poireauter, déclarait un grand diable mal rasé. La France Libre nous laisse tomber…
– Et encore toi, tu ne peux pas te plaindre, dit un jeune garçon âgé à peine de 18 ans. Tu es arrivé ici sans faire de taule. Tandis que moi, je me suis tapé six mois de Miranda, et pourquoi ? Pour moisir maintenant au Portugal. Si ça continue, je retourne en France. Plutôt crever dans la Résistance que de finir la guerre dans un pays neutre.
– C’est pourquoi, reprit le grand diable en se tournant vers moi, vous aurez tout le temps qu’il faut pour visiter Lisbonne. D’ailleurs on en fait vite le tour. Commencez par bien vous reposer.
Il en fut tout autrement pour Boulloche et pour moi. Le 30 avril, surlendemain de notre arrivée, l’ambassade britannique nous convoqua. Un Mitchell tout souriant nous annonça que nous gagnerions l’Angleterre en avion deux jours plus tard, munis de vrais passeports. Plus que jamais une discrétion absolue s’imposait : l’avion civil sans protection qui nous transporterait, un Dakota, passait en fait au large de la Bretagne.
Un bureau portugais délivrait les billets, la neutralité du pays l’obligeant à travailler avec les Anglais et avec les Allemands.
Le lendemain, dès l’ouverture de l’agence, je pris possession de mon billet. Je remerciai le préposé. D’un air mystérieux, il me signifia qu’il avait quelque chose à me dire. Je me rapprochai.
– Senhor Citroën, murmura-t-il, pourquoi ne partiriez-vous pas vers le 15 mai ? Savez-vous avec qui vous voyageriez ? Avec le grand acteur anglais Leslie Howard et – sa voix se fit encore plus basse – peut-être avec le grand Churchill lui-même.
– Merci beaucoup répondis-je, si vous remplaciez Leslie et Winston par Mae West et Greta Carbo j’accepterais sans hésitation !
– Alors oubliez ce que je viens de dire. Bon voyage, Senhor Citroën.
Le vol dura sept heures. Nous n’étions que dix à bord du Dakota, équipage compris, alors que des centaines de réfugiés moisissaient du côté d’Estori ! Le temps était maussade, la visibilité médiocre. Au début de l’après-midi, je crus distinguer au loin, dans la brume, les côtes du Finistère. Nous survolions la Manche quand le copilote vint fixer des panneaux de bois sur les hublots de la carlingue. Boulloche me dit :
– Cette interdiction de voir les côtes anglaises me paraît de bon augure. Le débarquement serait-il pour demain ?
– Peut-être, répondis-je, mais en attendant, puisque les volets sont fermés, laisse-moi dormir. Je me réveillai pendant l’atterrissage.
Vingt semaines auparavant j’avais abandonné une France occupée, inquiète, malheureuse. J’avais traversé deux pays neutres : une Espagne bruyante, torturée, grouillante de misère, un Portugal pauvre mais accueillant. Je touchais enfin à l’oasis de mes rêves : un pays libre, un pays en guerre !
(1) À tout à l’heure, ma mère, ne vous tourmentez pas.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 249, quatrième trimestre 1984.