Le Canada et le Comité français de la libération nationale (C.F.L.N.)
Le rôle de Gabriel Bonneau
Le Canada a tenu une place peu connue bien que prépondérante dans l’action diplomatique menée par le général de Gaulle. C’est ce que prouvent un certain nombre de faits :
– le Canada fut le premier pays occidental à reconnaître officiellement le CFLN ;
– il eut un rôle déterminant dans le sabotage de l’AMGOT(1) ;
– il fut le premier pays allié à accorder au général de Gaulle les honneurs dus à un chef d’Etat lors de sa visite, les 11 et 12 juillet 1944 ;
– le Canada mit à la disposition de la France, à la fin de la guerre, une aide considérable en armements et en marchandises.
Le présent article rend témoignage du rôle qu’un Français libre de la première heure, Gabriel Bonneau, a joué dans cette histoire peu connue.
Certes, avant son arrivée, grâce à l’entregent et au dynamisme d’Elisabeth de Miribel, le Canada avait déjà rendu d’insignes services à la France libre, spécialement lors de l’affaire de Saint-Pierre-et-Miquelon(2). Cependant, les désunions entre les gaullistes limitaient la progression du mouvement. Un ouvrage canadien de langue anglaise(3) écrivait assez férocement : « Les partisans de De Gaulle n’étaient pas beaucoup plus d’accord entre eux qu’ils ne l’étaient avec les partisans de Pétain. »
De son côté, le gouvernement canadien était forcé d’adopter un profil bas en raison des sentiments d’admiration que la plupart des Québécois ressentaient vis-à-vis du maréchal Pétain. Or, le Québec constituait une des bases électorales du parti libéral, alors au pouvoir.
Enfin, pour couronner le tout, les divisions entre gaullistes et giraudistes se retrouvaient aussi chez les Français du Canada. Pour arriver à s’imposer dans une situation aussi complexe, il fallait un diplomate chevronné et un engagé volontaire de la première heure. Elisabeth de Miribel fit cette demande à de Gaulle. En troisième ressort, de Gaulle désigna Gabriel Bonneau.
Certes, Gabriel Bonneau, en poste à Kaboul, avait signé son engagement le 19 juin 1940(4). Après avoir mis sa femme et ses enfants sur un bateau à destination des Amériques, il rejoignait Le Caire, participait aux campagnes d’Erythrée et de Syrie, était affecté à l’état-major du général Catroux, puis au bureau d’Afrique-Levant à Londres.
Son âge, il avait 39 ans, le fait que toute sa carrière de professeur et de diplomate se soit déroulée en Orient, son désir de rejoindre une unité combattante ne semblaient pas le destiner à assumer avec succès le poste si délicat de délégué de la France libre à Ottawa. Or, à la surprise générale, c’est ce qui se passa.
Prenant ses nouvelles fonctions au début de 1943, son premier acte fut d’apaiser les passions entre gaullistes et même entre Français: ainsi prit-il l’initiative d’inviter, le 18 juin 1943, l’ancien ministre de la France au Canada, Ristelhueber, maréchaliste, à dire quelques mots : la « Marseillaise » et la « Marche lorraine » furent chantées par toute l’assistance, et la presse canadienne – francophone et anglophone – salua cette réconciliation des Français.
Gabriel Bonneau gagnait ainsi la confiance du gouvernement canadien, et en particulier celle du Premier ministre Mackenzie King, atout précieux comme l’Histoire le révélerait rapidement.
En effet, lors de la première conférence de Québec qui se tint en août 1943, la question de la reconnaissance de la France libre se posa: Roosevelt et ses conseillers y étaient farouchement hostiles. Churchill, bien que favorable au contraire, ne savait comment vaincre l’opposition américaine. Ce fut Mackenzie King, aiguillonné par la campagne de presse adroitement menée par Gabriel Bonneau(5), qui obtint de Roosevelt que chaque pays représenté à la conférence de Québec (les USA, l’Angleterre et le Canada) publierait son propre texte concernant ses relations avec le CFLN. Le Canada, les coudées ainsi franches, reconnut le CFLN le 26 août 1943 ; une dizaine de pays suivirent son exemple.
Cette reconnaissance officielle contenait déjà les prémices de l’opposition canadienne à l’AMGOT, c’est-à-dire à l’administration prévue des pays libérés par les armées alliées. Dans le cas de la France, il aurait fallu trouver des officiers francophones, pour l’essentiel des Québécois. Quelques mois plus tard, lorsque les Américains pressèrent les Canadiens d’ouvrir une école de l’AMGOT chez eux, Gabriel Bonneau alerta la presse en réitérant le refus de la France libre. Lors d’une conférence de presse, à la question d’un journaliste lui demandant : « Et si c’étaient des officiers canadiens ? », le délégué répondit que « ce serait un moindre mal, mais cela resterait un mal ». Le lendemain, la presse canadienne reprit cette formule (« a lesser evil »), faisant un sort à la requête de Washington. La question de l’AMGOT fut enterrée.
Gabriel Bonneau prépara de main de maître la visite que le général de Gaulle effectua au Canada les 11 et 12 juillet 1944(6). C’est grâce à lui que le chef de la France libre apprit de savants français travaillant à Montréal qu’une arme nouvelle et terrifiante était en cours de réalisation : la bombe atomique. C’est aussi grâce à lui que la conférence de presse du Général, qui n’aurait pu connaître qu’un succès d’estime, eut un succès prodigieux, surtout au Canada français. Questionné sur sa visite au Vatican, de Gaulle fit état de l’audience que lui avait accordée le Saint-Père. Il parla aussi du rôle que la France, nation catholique, jouait dans le monde. Ici se plaça un hommage à l’action des missions, et en particulier à celle des Oblats de Marie Immaculée dans l’Ouest canadien. Cette allusion était tirée, avec un à-propos remarquable, d’une conversation que de Gaulle avait eue avec Gabriel Bonneau le matin même. Elle provoqua une stupéfaction admirative chez les auditeurs et contribua au revirement progressif du Québec en faveur de la France libre et de son chef (on sait qu’aujourd’hui, les Québécois sont plus « gaullistes » que les Français eux-mêmes).
Le rôle de Gabriel Bonneau ne se limita pas à ces actions diplomatiques, stricto sensu. Il mit aussi sur pied, en collaboration étroite avec le ministère canadien des Approvisionnements, l’aide mutuelle. Ottawa fournit ainsi gracieusement à la France combattante des armements et des produits pour une valeur de 23 millions et demi de dollars jusqu’en 1945.
C’était là une somme relativement modeste. Mais le traité d’aide mutuelle, signé entre Mackenzie King et Gabriel Bonneau le 14 avril 1944, eut des effets considérables par la suite puisqu’il prépara l’aide exceptionnelle que le Canada consentit en faveur de notre pays après la guerre. C’est à ce moment-là que le conseil des Approvisionnements, motivé par Gabriel Bonneau en 1944, put faire la preuve de son efficacité en fournissant à la France les trois à quatre cents millions de dollars de marchandises et de matières premières dont elle avait un urgent besoin pour faire redémarrer son économie et nourrir sa population.
Devant cette œuvre, on comprend que dans le télégramme lui annonçant son remplacement par un ambassadeur, Dejean ait ajouté : « Je me propose de vous appeler à un poste dont le choix vous marquera combien le département apprécie les services qu’en votre qualité de délégué auprès du gouvernement canadien, vous avez, pendant deux ans, rendus à la cause française. »
Ph. Prévost
(avec la collaboration de Michel Bonneau)
(1) AMGOT : initiales de « Allied Military Government for Occupied Territories »
(2) On se souviendra de la déclaration de Washington sur les « soi-disant Français libres » (26 décembre 1941) et de la réaction canadienne: le dominion ne pourrait « s’associer en aucune façon à une solution entraînent la contrainte vis-à-vis des Français libres à Saint-Pierre » et il espérait « qu’une telle solution serait évitée » (15 janvier 1942).
(3) Les citations du présent article sont extraites de la thèse de doctorat de Ph. Prévost : « la France et le Canada, d’un après-guerre à l’autre (1918-1944) » et éditée sous le même titre par les Editions du Blé – Saint Boniface – Manitoba – 500 p. Cet ouvrage est diffusé en France par la librairie Letouzey, 87, bd Raspail, Paris 6e.
(4) Les deux premiers engagés, l’archéologue Hackin et Gabriel Bonneau, entraînent des cadets de la France libre – qui défileront dans les rues de Kaboul pour se rendre de la légation de France à l’ambassade d’Angleterre.
(5) Gabriel Bonneau avait accordé -le 17 août 1943 – de sa propre initiative une interview à un journaliste anglophone, lors duquel il démontra la vanité de l’AMGOT et la nécessité de reconnaître le CFLN. Cette déclaration fut reprise par toute la presse canadienne francophone. Des extraits en furent commentés dans la presse new-yorkaise. Même le « Pariser Zeitung » (du 23 août 1943) y fit référence.
(2) On se souviendra de la déclaration de Washington sur les « soi-disant Français libres » (26 décembre 1941) et de la réaction canadienne: le dominion ne pourrait « s’associer en aucune façon à une solution entraînent la contrainte vis-à-vis des Français libres à Saint-Pierre » et il espérait « qu’une telle solution serait évitée » (15 janvier 1942).
(3) Les citations du présent article sont extraites de la thèse de doctorat de Ph. Prévost : « la France et le Canada, d’un après-guerre à l’autre (1918-1944) » et éditée sous le même titre par les Editions du Blé – Saint Boniface – Manitoba – 500 p. Cet ouvrage est diffusé en France par la librairie Letouzey, 87, bd Raspail, Paris 6e.
(4) Les deux premiers engagés, l’archéologue Hackin et Gabriel Bonneau, entraînent des cadets de la France libre – qui défileront dans les rues de Kaboul pour se rendre de la légation de France à l’ambassade d’Angleterre.
(5) Gabriel Bonneau avait accordé -le 17 août 1943 – de sa propre initiative une interview à un journaliste anglophone, lors duquel il démontra la vanité de l’AMGOT et la nécessité de reconnaître le CFLN. Cette déclaration fut reprise par toute la presse canadienne francophone. Des extraits en furent commentés dans la presse new-yorkaise. Même le « Pariser Zeitung » (du 23 août 1943) y fit référence.
(6) Le général de Gaulle soulignera cette préparation dans ses Mémoires – tome 2, chapitre « diplomatie », page 241.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 298, 2e trimestre 1997.