5 Juin 1944. Les « bérets verts » à Riva-Bella, par Pierre Charles Boccadoro
Préparation au combat
Le 5 juin 1944, mon bataillon au complet, soit 177 hommes, quittait le camp secret de Tichfield, où il était strictement consigné depuis le 25 mai.
Dans ce camp, les hommes des commandos, tant britanniques que français, avaient étudié les cartes et les maquettes de la côte normande… Depuis le dimanche 28 mai, tous savaient très exactement l’endroit où ils allaient débarquer… Tous connaissaient par cœur, les moindres détails des positions ennemies, des blockhaus, défenses antichars et champs de mines sur lesquels ils allaient, les premiers, avoir l’honneur de se jeter pour « démolir » l’infranchissable mur de l’Atlantique.
Le bataillon français commandé par Philippe Kieffer comptait 177 hommes, formant les « Troops » n° 1 et n° 8 du 4e commando anglais, commandé lui-même par le colonel Dawson.
Les commandos nos 4, 3, 2 et 45 (Royal Marines Commandos) formaient eux-mêmes la 1re Brigade des Services Spéciaux, partie de choc de la 6e Airborne Division, à laquelle était dévolue la lourde tâche de prendre pied à l’extrême gauche de la ligne du débarquement allié, ce qui était et que l’on a depuis gardé la coutume d’appeler « la charnière sur Caen ».
Chaque détail du plan d’assaut, chaque position initiale, la moindre manœuvre d’approche, et le plan de soutien et de feu des unités « Marine » (qui comprenait entre autre des « chasseurs » français et le vieux cuirassé Courbet [1]) étaient prévus et minutés avec une précision toute britannique.
Un esprit chevaleresque, un enthousiasme unique, incroyable, animait et soulevait les hommes de la 1re S.S. brigade. Ces Anglais, ces Gallois, ces Écossais et ces Français se fondaient, se mêlaient, intimement soudés par un même but et commandés par un seul chef, le prestigieux lord Lovat, le héros du raid de Dieppe (où il dirigeait déjà, au titre de colonel, la poignée de Français du 4e commando), le géant aux yeux bleus, le pair d’Écosse qui avait déclaré à sa brigade avant le départ : « Plus de la moitié d’entre vous restera sur la terre de France. Souvenez-vous que vous allez au combat avec « commando » sur les épaules ! »
« Un commando sait mourir en silence… Nous lutterons à un contre cinq, pas de vivres ni de munitions avant trois jours… Vous débarquerez avec tout votre ravitaillement personnel, vous nettoierez les plages, ferez le passage de l’infanterie, puis nous irons tenir les positions sur Caen pendant huit jours, en attendant la relève de la 51e division ».
Voilà pourquoi, avec un sac lourd de 40 kilos de rations, de munitions et d’explosifs, les commandos français s’étaient embarqués, sans bruit, sans chanson, mais calmes et décidés, pour la France !
L’armada
Entre le port de Southampton et l’île de Wight, une immense armada s’était groupée depuis des semaines… Le Landing craft 527 (barge de débarquement d’infanterie), sur lequel était embarquée la première troupe du commando français, prit sa place dans un convoi qui s’étira vers le large, protégé déjà par une imposante escorte de vedettes rapides et, lointains, de « gros » profils de la « Royal Navy » imposants et superbes, chiens de mer parés aux combats.
Des milliers de bâtiments de tout tonnage, vedettes, torpilleurs, croiseurs, cargos, transports, remorqueurs et barges innombrables s’étendaient à perte de vue, sur la ligne de côte ou l’horizon marin.
Il semblait impossible qu’un pareil rassemblement ait pu échapper aux vues de l’aviation « boche »… Il paraissait aussi inconcevable qu’un tel groupement de navires et de chalands ait pu se faire sans encombre… Mais cela s’était fait, et cela avait aussi échappé aux observations ennemies, dont les avions ne pouvaient même plus s’approcher des côtes anglaises, tant était grande la vigilance de l’ombrelle aérienne.
À 21 heures, le n° 527 qui louvoyait, sans ordre apparemment, prit nettement cap au large. Partout, à bâbord, tribord, en proue, des taches sombres nous tenaient compagnie, naviguant de conserve.
Dans la nuit, un ronflement sourd, hallucinant, grandissait, se précisait et finissait par étouffer le bruit de nos propres diesels, des milliers d’avions nous survolaient, en route vers l’est, porteurs d’un message de mort et de libération.
Dans les postes étroits du L.C.I. les commandos vérifient leurs armes, lisent une dernière fois le message historique du général Eisenhower que l’on nous a remis il y a quelques minutes et qui se termine par ces mots :
« J’ai pleine confiance en votre courage, votre sens du devoir et votre entraînement à la bataille… Bonne chance, et appelons sur nous toutes les bénédictions de Dieu Tout-Puissant en cette grande et noble entreprise ».
Bonne chance ! Chacun, pensant à soi, se souhaitait cette chance… Mais tous, en nous regardant, lisant obscurément sur nos visages livides l’approche d’un destin inconnu, nous tendions l’oreille… Nous entendions au loin un grondement, et nous pensions, avec appréhension, mais sans peur, à cette fournaise qui nous attendait, que nous avions voulue et cherchée, maintenant si proche qu’aucun d’entre nous n’imaginait désormais, pour y échapper, qu’un seul moyen, s’y jeter à corps perdu !
Le barrage !
Les chefs de sections et sous-sections ont dormi sur le pont enroulés dans les couvertures de l’équipement, à deux pas du poste de commandement où les officiers de marine veillent sur le pont.
L’aube vint pour nous, ce matin-là, plus tôt que de coutume ! Depuis 4 heures du matin, un étrange orage, aux éclairs phosphorescents et incessants, a déchiré une nuit blanche… C’était fantastique !
Notre L.C.I. avait gagné la tête du convoi à partir de minuit et quand le grand barrage fut déclenché, nous n’étions déjà plus qu’à quelques milles de la côte.
Ce fut d’abord, de 4 heures à 5 heures, le plus terrible bombardement aérien que j’ai encore, et depuis observé… Des bombes de 6 tonnes, 10 tonnes, des centaines et des milliers de bombes créaient en face, de Ouistreham à Cherbourg, une diversion pendant laquelle les parachutistes de notre division descendaient derrière les lignes pour s’emparer du double pont sur l’Orne, où nous devions les rejoindre ensuite après avoir forcé le « mur ».
Puis tout éclate, d’un seul coup l’aurore luit sur la côte normande… Quelle aurore ! Déchaînés soudain, à 5 h 50, des milliers de canons, des lance-fusées rocket montés sur barges, les canons des chars embarqués, les grosses pièces des croiseurs et cuirassés, même les pièces de moyen calibre dés armes antiaériennes, vomissent sur la côte, là, tout près, des milliers de tonnes de projectiles embarqués spécialement pour cette minute et qu’il faut cracher… cracher tant et plus pour nettoyer les plages et laisser aux hommes qui vont y poser le pied une chance de survivre et de passer.
Apothéose, horrible vacarme déchaîné, quel spectacle inouï ! Les commandos parés à débarquer sont déjà massés sur le pont, les chefs ont pris la tête devant les échelles de débarquement, les sections et sous-sections sont dans l’ordre, les hommes se regardent, se retrouvent à l’unisson du même espoir et du même idéal, les dents serrées, à la cadence des salves de lance-fusées aux sifflements stridents, regardant monter l’aube d’un jour nouveau, 6 JUIN 1944 !
En avant !
Nous avons tous eu peur ! Qui n’a jamais connu cette appréhension atroce, la peur de l’homme qui ne veut pas mourir, la peur physique contre laquelle lutte la volonté de l’être qui veut vivre. Qui n’a connu cette sueur froide sous les bombes, qui n’a vaincu cette minute d’effroi pour jouer son rôle dans ce ballet diabolique, affreux, d’un assaut à sang-froid, n’a point connu et ne connaîtra jamais la peur, la vraie, celle qui précipite les hommes courageux et, pour l’avenir, leur donne la raison de dire : « Je hais la guerre, mais je l’ai faite ! ».
7 h 21… Les bateaux de débarquement ont touché le sable… La quille racle le fond, un choc sourd immobilise la barge. Les passerelles sont jetées à l’eau… La plage est devant nous, vide, hérissée de blockhaus, de barbelés, de poteaux, où sont fixés des mines… et nous nous apercevons soudain que des impacts, des gerbes de fusants, des éclats, tombent autour, devant et derrière nous… En avant ! Le gibier devient chasseur, c’est sur nous que tirent ces mitrailleuses qu’il faut réduire… C’est d’abord sur cet espace vide fait de sable et d’eau qu’il faut courir pour sauver sa peau… Nous sommes cibles… Il faut percer ce front qui miraculeusement nous crache ses balles et ses obus !
Kieffer a passé et derrière lui la première section, première et deuxième sous-section, la deuxième, la mienne !… Sur la passerelle, une fraction de seconde devant cet abîme, puis en avant, par-dessus, par instinct dans l’eau avec le sac, les armes, les explosifs !… La passerelle a déjà éclaté sous un obus… Sur la plage, Pinelli est blessé, Dumenoir tué net, Vour’ch a roulé en 30 mètres, il ne reste plus un officier à la tête de la première troupe de commandos français…
Nous fonçons en aveugles… droit devant, vers ce groupe de bâtiments en ruines, notre point de repère, où nous déposons le sac qui nous oppresse et où nous regrouperons les hommes en base feu avant l’assaut sur les blockhaus.
Comment peut-on, en quelques minutes, passer d’un abîme à l’autre ? Réunis, les premiers rescapés, sacs décapelés, mitraillettes et lance-flammes, grenades et mortiers légers, en base de feu, les commandos sont redevenus chasseurs et le gibier qui se terre dans ses trous ne tiendra pas longtemps contre l’assaut.
Les premiers nids de mitrailleuses sont anéantis, à la grenade ou au poignard, on se sait plus !
Les premières villas sont atteintes et les tireurs boches sont délogés. Les énormes blockhaus dépassés par l’attaque sont repris par derrière à la mine et au lance-flammes… De 8 heures à 13 heures, sans relâche, les commandos se ruent sur leurs objectifs… Les morts et les blessés tombent aussi… Sur la plage, dans un champ de mines, une épave tragique qui n’a plus d’uniforme et des lambeaux sanglants sur tout le corps, le colonel Dawson indique à ses hommes les objectifs ! Le docteur Lion, encore un Français, est tué en se portant au secours du petit Rollin qui, lui aussi meurt en quelques secondes… Kieffer, Bucher, Lanternier, sont blessés mais poursuivent le combat… Chaque homme qui tombe est immédiatement vengé. Chaque mort marque la place d’un trou près du bastion où dix cadavres germains ont trouvé leur repos !
Les premiers chars nous ont suivis… dans les rues de Ouistreham, les premiers civils français sont sortis et, émerveillés de trouver là des Français, ont pillé leur cave de verres de Calvados, que l’on vide en courant et qui réchauffent la hargne du combat… Un vétéran de 1914-1918, le père Lefebvre, s’offre comme guide et nous aide à nous faufiler dans le dédale des tranchées pour y traquer le boche que l’on abat sans pitié… Les premiers prisonniers faits, conformément aux ordres anglais, et renvoyés sur la plage au Q.G., ont trouvé moyen de camoufler des grenades et de les jeter en passant sur un groupe de blessés, dont Reiffers et Le Chaponnier, ce dernier grand mutilé, sont revenus pour attester ce fait à la gloire des soldats allemands S.S. de la 21e Panzerdivision.
Sur la plage, ironie du sort, baptisée avant le débarquement du nom de Queen Beach, Red Beach (plage de la Reine, secteur rouge !) les cadavres des commandos et des pionniers de l’infanterie anglaise, venus après nous pour le déminage… jonchent le sable.
Au milieu du fouillis des armes et des équipements, dans les passages jalonnés de pavillons multicolores, les Anglais imperturbables débarquent des gros chalands… Le barrage d’artillerie est déjà plus à l’avant, la prise des plages est chose faite… La première phase est accomplie et le mur de l’Atlantique s’est écroulé sous la poussée des commandos, de ces hommes qu’Hitler lui-même a condamnés à mort, après le raid de Dieppe du 19 août 1942, en décrétant dans un ordre du jour adressé à toutes les armées allemandes, qu’aucun commando ne devait être fait prisonnier et que tout commando allié devait être fusillé sur place sans pitié… Seul, un homme, Rommel, osa enfreindre l’ordre du Führer !
Ne parlons pas d’héroïsme… seuls les morts ont droit à notre admiration… Et maintenant, sur la plage de Riva-Bella, au lieudit Colleville-Lion-sur-Mer, un simple monument rappelle aux touristes et aux visiteurs, les noms des commandos français tombés le 6 juin 1944… Mais qui sait donc, en France, qu’il y avait des commandos français à la tête des armées alliées le 6 juin ?… Même un éminent journaliste et confrère, Georges Blond, dans son livre Le Débarquement, n’a pas mentionné ce fait qui est tout à la gloire de notre pays, parce qu’il faut que l’on sache que, sur tous les fronts du monde, dans toutes les armées alliées… partout présents au combat, il y avait des Français !
Victoire française !
Ouistreham est à nous ! De l’embouchure de l’Orne à Cherbourg, les Alliés ont pris pied… Mais de l’Orne à Riva-Bella, ce sont des Français qui ont libéré la patrie. Cent soixante-dix-sept petits gars, porteurs d’un béret vert et d’un insigne à la croix de Lorraine, ont reconquis cette infime parcelle de sol natal !… Et ce n’est pas fini !
À 14 heures, il faut partir… Monter en direction de Bénouville, sous le feu des batteries boches, sacs au dos, 16 kilomètres en combattant, établir la jonction avec les éléments parachutés de la VIe Airborne, au pont de Bénouville (depuis le « Pegasus Bridge »), puis continuer pour les relever et les dépasser, sur Ambreville et Bréville.
Nous devions tenir la poche devant Caen pendant huit jours… Nous avons tenu pendant huit semaines devant les S.S. fanatisés des 21e, 15e et la panzer Lehr… À Amfreville, et au cours des corps à corps sanglants de Bréville, où Lovat tombera gravement blessé, le 10 juin, le 1er B.F.M. commando sera presque anéanti… Les survivants tiendront jusqu’au bout, car la 51e division de renfort a été anéantie en trois jours de bagarre devant Caen… de même la 55e, la 6e, Airborne Division ne fut jamais relevée du front de Normandie… Elle y fut très simplement enterrée !
Le 31 juillet 1944 je fus blessé par éclats de mortiers à l’attaque du bois de Bavent… Il ne restait plus que 28 hommes en ligne dans ma troupe, la troupe n° 1… Mais en Angleterre, une relève composée de « bleus » et des premiers blessés légers « récupérés » venait nous relever pour passer à la poursuite, aux combats de « L’Épine » et la descente sur Paris. Sans arrêt au combat, de 1941 à 1945, le 1er B.F.M. commando porte fièrement à son fanion, la fourragère de la croix de la libération et six citations à palmes collectives… Les commandos français ont conquis, individuellement trois croix de la Libération, 19 Légions d’honneur, six médailles militaires. Plus de 160 citations croix de guerre, cinq Military Cross et quatre Military Medal anglaises… La gloire est à eux… mais l’oubli sur nos tombes, et dans le cœur des Français, est une raison de plus pour les survivants de crier à nos ennemis, à nos amis, alliés d’hier ou de demain… en cet anniversaire du débarquement du 6 juin 1944 :
« Nous étions là… la France y était ! »
(1) Précision douteuse puisque le Courbet a été coulé, comme block-ship, en protection du port artificiel du débarquement (N.D.L.R.).
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 82, novembre 1955.