Les sapeurs démineurs de la 1re DFL
« Donnez-nous aujourd’hui, notre pain quotidien… » Pour nous autres sapeurs-démineurs ce pain-là est bien souvent de la tolite, sans compter le rata normal du biffin au combat, balles traîtresses et mortiers de tous calibres. Ce pain-là est plutôt indigeste en ce sens que lorsqu’il explose malencontreusement, le goût vous en passe pour longtemps… Et le mitron qui le pétrit est un fin compagnon, connaissant toutes les ficelles du métier il en met même trop souvent des ficelles… Il vous fournit une marchandise revêtant les formes les plus variées et parée des couleurs les plus engageantes ; et à quel prix dérisoire ! il suffit de se baisser pour la prendre. Mais c’est en général là que commence le danger… et quelquefois le drame. Je vais vous en conter un entre des centaines hélas !…
29 septembre 1944. Une équipe de démineurs fut détachée pour éclairer la route de nos obusiers automoteurs, « les éléphants », que montent nos vaillants pompons rouges. Préparatifs rapides : détecteurs, grappins et câble, tresse blanche, hachettes, scies, quelques pétards pour détruire les mines irrecevables… En route ! il est 13 heures, et il fait beau. Un bois hautes futaies mystérieuses de fayards et de chênes c’est le « Grand Bois ». Une route y pénètre et disparaît : celle de Lyoffans à Héricourt, tenue par l’ennemi. La reconnaissance part, patrouilles à gauche et à droite de la route, sous bois. À 50 mètres devant le premier char, le chef d’équipe s’avance l’œil prompt à distinguer la moindre anomalie qu’il signale à ses hommes. Le reste de l’équipe suit, piquant le sol, vérifiant chaque mètre de terrain. Tout objet peut être une embûche et cacher sous une forme anodine une mine ou un piège : bidon individuel, bouse de vache, débris de planche, taupinière, emballage de carton, piquet de buis, que sais-je encore. Après 300 mètres la route est barrée par un énorme abattis. Il est piégé évidemment. Nos sapeurs, avec des mains de chirurgiens extirpent de cet entrelacs de branches plusieurs grenades et quelques mines à Shrapnell. L’un d’eux se coule parmi les branches à la recherche d’autres cochonneries du même genre. (« Holzmine ! R.Mi 431 ! » dit la voix du chef d’équipe, et chacun pense « Saleté »). L’abattis fait 30 mètres de profondeur et nos sapeurs sont là dedans, marquant chaque mine, neutralisant chaque piège. Saleté, car la Holzmine est un engin de circonstance, fabriqué avec des planchettes clouées et que la moindre humidité rend dangereuse ; la R.Mi 431 est si mauvaise que l’ennemi lui-même en défend le relevage à ses propres sapeurs. D’ailleurs deux cadavres de pionniers allemands en témoignent sur le bas-côté. Chacun travaille vite et avec précaution. Calme impressionnant. C’est une chance qu’il n’y ait pas de tireurs d’élite comme ils ont l’habitude d’en placer à bonnes distances de ces obstacles ; et c’est un bonheur aussi qu’aujourd’hui leur artillerie soit aussi paisible ; juste quelques rafales de loin en loin pour éprouver la résistance de vos nerfs au moment critique où vous neutralisez la mine.
Soudain, dans un fracas monstrueux, pour une fraction de seconde, l’abattis devient buisson ardent. Une explosion formidable projette à une hauteur considérable de noirs débris, des pierres, et pousse dans l’air une colonne de fumée impressionnante. Il faut cinq bonnes minutes pour qu’on puisse deviner l’abattis au travers d’un noir rideau irrespirable. Le secours s’organise. On retire le cadavre du chef d’équipe qui gisait dans le fossé ; un sapeur grièvement blessé et deux autres gravement « soufflés ». Des deux derniers on ne parvient à retrouver que la valeur d’une brouettée de chair déchiquetée. Tout, alentour, porte des marques sanguinolentes. « Pauvres types ! manque de pot ! » est l’oraison funèbre.
Mais déjà la 2e équipe arrive pour continuer le déminage ; il faut que les « éléphants » passent.
Le lieutenant M. du 1er bataillon du génie de la 1re D.F.L.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 25, février 1950.