Le pastiche littéraire comme arme de résistance
Les textes qui suivent sont parus en décembre 1942 dans le n° 20 de France-Orient, revue dirigée par Robert Victor (1904-1977), délégué de la France Libre aux Indes britanniques, et éditée à Delhi par le Bureau d’information de la France Combattante aux Indes, section du Service d’information britannique. Conformément aux usages de cette publication, une brève présentation les précède :
« Nous avons reçu de Beyrouth un délicieux recueil de pastiches sur la bande de Vichy. Il est signé Jean Gaulmier. C’est une étonnante réussite. Nous ne résistons pas au plaisir d’en publier un certain nombre, pour en faire profiter nos lecteurs. On voudrait pouvoir copier tout le livre, tant chaque trait est spirituel, mordant et juste, et tant le style de chaque pièce témoigne de l’œuvre attentive d’un fin lettré. »
Ce recueil de pastiches est paru au Caire au début de 1942, aux Éditions du Scribe, sous le titre : À la manière de… 1942. Son auteur, Jean Gaulmier (1905-1997) est un orientaliste renommé, en poste au Levant depuis une décennie quand éclate la guerre. Ralliant la France Libre, il est chargé par le général de Gaulle du Service d’information et de radiodiffusion de la France Libre à Beyrouth. À ce titre, il publie une Anthologie de Gaulle (Beyrouth, Éditions France-Levant, 1941), les Discours aux Français du général de Gaulle (Beyrouth, Éditions France-Levant, 1943), Les Écrits du général de Gaulle (Beyrouth, coll. Problèmes français, 1943) et Charles de Gaulle écrivain (Alger, Charlot, 1946).
À l’été 1949, la Revue de la France Libre a également édité plusieurs extraits de l’ouvrage de Jean Gaulmier sous le titre : « Les réalisations originales de la France Libre ». À côté de pastiches de Gustave Flaubert (« Un chapitre inédit de Bouvard et Pécuchet ») et d’Alphonse Daudet (« Nouvelles soirées au cercle de Tarascon »), on retrouve naturellement Victor Hugo (« L’année honteuse », « Ce livre est un acte », « Sourires du printemps » et « Chanson des doreurs de pilule »), dont les attaques contre « Napoléon le petit » et les descriptions des horreurs de la guerre de 1870 viennent appuyer la stigmatisation de l’occupant, du régime collaborationniste de Vichy, de ses dignitaires et de ses partisans. Puis, en mars 1951, est publié « Pantagruel en l’isle des Célestins », à la manière de Rabelais (1).
De même, L’Amitié Charles Péguy a publié dans son numéro 99 de juillet-septembre 2002, consacré au thème : « Péguy pastiché », « Prière à Notre-Dame pour ceux qui sont tombés en défendant la Beauce », inspiré par le recueil La Tapisserie de Notre-Dame (1913).
Sous la plume de Gaulmier, le pastiche dépasse le simple exercice de style et devient une arme contre le régime de Pétain et la politique collaborationniste.
La rédaction
À la manière de Boileau
On connaît la mâle simplicité du satirique qui a écrit :
Ô bienheureux celui qui peut de sa mémoire
Effacer pour jamais et Bordeaux et Montoire !
Ou encore :
Je suis rustique et fier et j’ai l’âme grossière,
Je ne puis rien nommer si ce n’est comme il sied,
J’appelle un chat un chat et Darlan un valet !
Nous citons ci-dessous un fragment de sa célèbre satire sur la rime :
Sur la rime
Pour moi qu’un sot caprice, une bizarre humeur
Afin de me punir fit devenir rimeur,
Dans ce rude métier où mon esprit se tue
En vain pour bien rimer je travaille et je sue.
Souvent, j’ai beau rêver du matin jusqu’au soir,
Quand je veux dire blanc, la rime répond noir.
Et quoi que je médite ou que je veuille faire,
Toujours bizarrement me livre le contraire.
Si je fais le portrait d’un vrai républicain,
Je trouve pour rimer le Maréchal Pétain ;
Lorsque je veux parler d’un hardi patriote
Qu’en vain cherche à salir une presse idiote,
D’un homme et probe et franc qui n’ait rien de vénal
Ma muse en badinant m’offre Pierre Laval ;
J’imagine de peindre une noble figure
De qui, tant son ardeur est héroïque et pure,
Nul ne puisse au combat interrompre l’élan,
La raison dit : De Gaulle, et la rime Darlan…
(Extrait des Satires.)
Épigramme
Après Marcel Déat
Holà !
Après Charles Maurras
Hélas !
À la manière de La Bruyère
L’omniscient
Que faire d’Égésippe qui demande un emploi ? Amiral en chômage par suite de l’armistice, il le faut pourvoir. Le mettra-t-on dans les finances ou dans la police ? Cela est indifférent, et son intérêt seul en décidera. Il est propre à tout, disent ses amis. Ce qui signifie qu’il n’a pas plus de talent pour une chose que pour une autre, ou, en d’autres termes, qu’il n’est propre à rien.
(Extrait du chap. IX : Des Grands.)
Le défaitisme
Philippe se lamente et s’écrie : « Tout est perdu ! C’est fait de la république ! La France est sur le penchant de la ruine ! Comment résister à la force allemande, suffire à un si puissant ennemi ? On a fait, ajoute-t-il, de lourdes fautes ; je sais ce que je dis, je suis du métier. » Il ne dit pas qu’il est lui-même à l’origine de ces fautes, car il s’est trouvé à la tête des affaires et le désordre actuel est en partie son œuvre. Il parle de Colbert, de Richelieu. C’étaient là des ministres, c’étaient des hommes ! Depuis vingt ans, on n’a fait que s’amuser. Il dit que l’Angleterre va déposer les armes. Il annonce la date certaine de la capitulation britannique : elle ne se produit pas et il en devient chagrin. Il impute aux Anglo-saxons, comme un nouveau crime, l’erreur qu’il a commise sur leur compte. Il se plaît aux nouvelles les plus tristes ou les plus désavantageuses pour son pays, et si vous avancez qu’elles ne sont point confirmées, il vous soupçonne d’être juif ou franc-maçon.
Il croit que les chars allemands sont invincibles. Il pâlit au seul nom d’Hitler, bien que, dans le privé, il vante sa générosité. Il le voit déjà maître de l’immense Moscovie, de toute l’Asie et des deux Amériques. C’est un vaincu.
Le légionnaire du Maréchal
Florimond a le teint frais, les yeux bleus, six enfants et de nombreuses décorations. Il a servi jadis dans les emplois de Mars, et il a combattu vaillamment. La République d’ailleurs a reconnu son courage ; elle lui a donné une fonction, et fort au-dessus de ses moyens. Il trouve cela naturel. Il l’attribue à son mérite et se gonfle d’autant. Pour conserver cette place, il est devenu le flatteur du pouvoir. Il suit aveuglément le Maréchal. « Dans notre malheur, dit-il, quelle fortune fût nôtre de rencontrer cet illustre Chef ! » Le voilà président de cette police secrète qu’est la Légion. Lui qui serait honnête dans ses affaires, il ne recule plus devant la bassesse. Il espionne, il surveille, il dénonce, et croit ainsi servir la France. Il est d’ailleurs aigri contre le Siècle et fort prévenu contre la République qui l’a nourri. Si vous lui dites que le Maréchal est un vieillard ; que de perfides conseillers l’entourent ; que Vichy est, en fait, aux mains des Allemands, il se renfrogne, il vous traite de mauvais citoyen ; s’il le pouvait, il vous ferait jeter à la Bastille. Jadis, il a gagné des médailles en tuant les gens venus d’Outre-Rhin : aujourd’hui, il collabore avec eux, qui ne sont plus des Barbares, mais les créateurs d’un ordre nouveau. Le Maréchal l’a dit : cela suffit, et ce sage Nestor ne saurait se tromper. Quelle pusillanimité ! Il ne faut pas vingt années accomplies pour voir changer les hommes d’opinion sur les choses les plus sérieuses comme sur celles qui leur ont paru les plus sûres et les plus vraies…
(Chap. XVII : Des Hommes de Guerre.)
Extrait des « Caractères ou les Mœurs de ce siècle »
À la manière de Victor Hugo
Dans son ouvrage, « l’Année honteuse », où l’on retrouve la corde d’airain qui vibrait dans « les Châtiments » et dans la « Légende des Siècles », Victor Hugo stigmatise :
Adolphe et Bénito, ces deux moitiés du Diable,
Porte clefs monstrueux de ce bagne effroyable
Qu’un continent est devenu.
On connaît trop le célèbre poème qui commence ainsi :
Hideux Pierre Laval lorsque vous empoignâtes
La France au col meurtri de vos mains auvergnates…
Nous avons préféré citer ici les « Sourires du printemps » et la « Chanson des Doreurs de pilule » qui forme un écho burlesque de la fameuse « Chanson des Doreurs de proue »(Légende des Siècles, II, 5.)
Sourires du printemps
Le Maréchal a dit dans son discours d’Annecy (23 septembre 1941) : « Je respire un renouveau. »
(Les Journaux)
Ils ont donc fusillé ce matin douze otages,
Douze innocents. Paris, plein d’obscurs sabotages,
N’est plus qu’une hideuse et confuse prison
Où le peuple traqué gronde à la trahison.
De la Ville-Lumière ils ont fait des ténèbres
Que parcourt le fracas des patrouilles funèbres.
Ils sont le crime, ils sont la honte, ils sont la mort.
La croix gammée ainsi qu’un serpent qui se tord
D’un noir fourmillement couvre la France blême.
Le Peuple s’interroge et doute de lui-même
Devant les je m’accuse et les confiteor
Que l’amiral Darlan, valet galonné d’or,
Te voudrait arracher, ô sainte République !
Et pendant ce temps-là, toute une sombre clique,
Un effroyable amas de Lavals, de Scapins,
Mêlant les Baudrillards (2) avec les turlupins,
Unissant le jocrisse et le Robert Macaire,
Équipe où l’amiral trinque avec le sicaire,
À qui Tartuffe eût dit : « Bien ! » et Judas : « Bravo ! »
Impose la famine avec l’ordre nouveau.
À Paris, on massacre, à Vichy l’on moucharde ;
Autour du Ministère, on redouble la garde
L’occupant généreux prête sa gestapo
Parce que ces gens-là frissonnent pour leur peau,
Inquiets de sentir la France qu’on bâillonne,
Farouche, s’agiter de Dunkerque à Bayonne,
La France, ce lion morne, saignant, vaincu
Sur qui, sinistre essaim de mouches abattu,
Dans cette pestilence et dans ce crépuscule,
Le Bouthillier bourdonne et le Pucheux pullule !
Et c’est devant cela, devant nos murs noircis,
Nos captifs par milliers hâves, blêmes, transis,
Devant Metz allemand, devant Tours en ruines,
Devant les pelotons, les fers, les guillotines
Que manœuvre un troupeau d’esclaves commandés,
– Ô Forêts, frais talus, prés verts, vous entendez ? –
C’est devant tout cela, cris d’enfants, pleurs de mères,
Que viennent l’adorer ses préfets et ses maires
Et que les Te Deum lui montant au cerveau,
Le très vieux Maréchal respire un renouveau !
(L’Année honteuse.)
Les Doreurs de pilule
Nous sommes doreurs de pilules,
Nous transformons les crépuscules
En aubes pour la Nation.
Le peuple songe à sa défaite,
Mais nous, nous célébrons la fête
De la Collaboration.
L’invasion décrit des courbes,
Les nazis, tortueux et fourbes,
Massacrent et pillent, dit-on.
Nous, nous disons : « C’est l’Angleterre
Qui nous réduit à la misère
Et non pas notre ami teuton ! »
Nous sommes une belle équipe :
Darlan joyeux, fumant sa pipe,
Nous guide : après le grand Flandin ;
Pierre Laval est notre maître,
Nous avons Judas pour ancêtre
Et Quisling pour cousin germain.
Nous sommes doreurs de pilules :
Armés de points et de virgules
Nous corrigeons qui mal parla ;
Nous triomphons dans l’euphémisme
Et rendons en jésuitisme
De nombreux points à Loyola.
Vous pensez la France meurtrie ?
Famille, Travail et Patrie
Sont plus prospères que jamais !
Nos prisonniers en Allemagne ?
Ils s’y trouvent à la campagne
Et nous reviendront le teint frais !
Hitler, qu’on traitait de sauvage
Et qu’on insultait avec rage,
Est un doux végétarien :
S’il incendia Varsovie,
S’il tient encor Prague asservie,
Soyez sûrs que c’est pour leur bien.
Pour nous, les doreurs de pilules,
De la Tamise à la Vistule,
Un seul pays doit exister.
Pourquoi faire le misanthrope ?
Les vrais États-Unis d’Europe,
Hitler va nous les cimenter.
Dans cette union, chaque race
Aura son travail et sa place :
Seigneur Nazi commandera,
Les Polonais dans les usines
Et les Tchèques au fond des mines
Feront tout le labeur ingrat ;
Et nous, Français, aurons la chance
De pouvoir placer à la France
Sur le ventre, un petit jardin :
C’est là, disons-le sans mystère,
Le dernier retour à la terre
Dont rêve notre bon Pétain.
À la manière de Hérédia
Veille d’armistice
Dans une série de sonnets, intitulée Les Catastrophées, J. M. de Hérédia évoque, selon les règles de l’esthétique parnassienne, les grands événements de 1940. Voici le premier de ces sonnets :
Par la horde ennemie et la détresse interne,
Poussé du Nord au Sud vers le sol aquitain,
Un grand peuple affolé que traque son destin
A fui. L’orage gronde et le ciel rouge est terne.
Chez les plus fous l’espoir est mort. Nulle lanterne
N’éclaire la nuit sombre où s’enfonce Pétain.
Plus de soldat hardi ni d’officier hautain :
Le deuil est sur Bordeaux que la terreur consterne.
Et chaque soir la foule, attendant les pillards,
Allait au bord du fleuve, enfants, femmes, vieillards,
Troupeau morne devant l’implacable avalanche.
Tous anxieux de voir, accouru de Paris,
Les dents et le sourire également pourris,
L’auvergnat au front brun et sa cravate blanche.
À la manière de François Coppée
Silhouette de Vichy
Le dénommé Cantin, instituteur primaire,
Qui vend péniblement des produits de grammaire
Est depuis l’armistice heureux et fier. Il a
Servi d’indicateur, étant fait pour cela,
Et venu ses amis, même le plus intime !
À Vichy, paraît-il, on l’honore, on l’estime :
Mais il a conservé son naturel craintif,
Et le soir, en buvant un pauvre apéritif,
Il songe à des prisons regorgeant de gaullistes
Dont il aurait dressé patiemment les listes…
Il se voit grand patron, plus tard dans un bureau
De Police. Il aurait son ami Barbaro
Sous ses ordres. Tous deux contre la République
Pondraient des règlements qui seraient sans réplique.
Le chantage pour eux n’aurait plus de secret ;
Au nom du Maréchal oignant leur intérêt,
Ils tiendraient à leurs pieds la fortune asservie…
Mais il doit pour l’instant gagner sa triste vie,
Dictant à des gamins le principe correct
Qui joint le participe au complément direct.
(Extrait de Nouvelles intimités.)
À la manière de Sully Prudhomme
Un songe
Le Maréchal m’a dit en songe : « Sois plus fier,
Vive la République ! Et reprends ton courage ! »
Pierre Laval m’a dit : « Sortons de l’esclavage ! »
Et l’Amiral m’a dit : « Je retourne sur mer ! »
Et je voyais alors une autre guerre-éclair :
Les Français ranimés par ce mâle langage
Délivraient le pays jusqu’au moindre village
Et massacraient sans fin tous les suppôts d’Hitler.
J’ouvris les yeux, doutant si c’était bien l’aurore :
Mes héros, à Vichy, collaboraient encore,
Les prisons regorgeaient et le ciel était noir.
Je connus mon malheur et que la vieille Gaule
Sous ces chefs impuissants allait au désespoir…
Et c’est de ce jour-là que j’ai suivi de Gaulle.
(Les Épreuves.)
Jean Gaulmier
1) Parmi les pastiches de Rabelais, signalons également les Horrificques chroniques de l’ost du Tchad en la guerre de l’Érythrée, récit de la campagne d’Érythrée écrit par François Garbit (1910-1941) et publié par ses amis, après sa mort, sous la forme d’une plaquette, au Caire en 1942.
2) Le cardinal Alfred Baudrillart (1859-1942).