L’arrivée des premiers Français Libres en Égypte (été 1940)
Par Jeanne de Schoutheete
Mon mari ayant occupé le poste de Ministre de Belgique en Égypte de janvier 1938 jusqu’en mai 1942, je me suis trouvée en 1940 dans une situation assez privilégiée. Grâce à mon mariage, j’étais munie d’un passeport diplomatique belge et, par ma naissance j’étais française et sœur d’officiers, dont l’un avait été en garnison à Beyrouth.
D’autre part, l’Ambassadeur de Belgique en France fut le seul représentant allié à ne pas suivre son gouvernement à Londres après l’armistice. Je le connaissais fort bien et savais qu’il souffrait d’un cancer au foie qui devait l’emporter à l’automne, mais les Allemands, ignorant ce fait, clamaient sur les ondes que cet homme sensé se ralliait à l’« Ordre Nouveau » en restant à son poste. La conséquence fut, que ni les autorités françaises, ni, plus tard, les commissions d’armistice, ne pouvaient refuser à un ressortissant belge l’entrée et la sortie des territoires sous leur contrôle. J’en ai abondamment profité.
Dès le début juin, l’entrée en guerre imminente de l’Italie rendait périlleux le séjour estival habituel d’Alexandrie où mouillaient les flottes anglo-françaises, la chaleur du Caire présentant un danger parfois mortel pour de jeunes enfants européens ; je décidai d’emmener les miens au Liban où je comptais beaucoup d’amis, dont François Gonty, le chef de cabinet du Haut-Commissaire.
C’est à l’Hôtel du Parc à Broumana, petite station de montagne au dessus de Beyrouth que j’appris la nouvelle de l’armistice. Les relations postales furent aussitôt coupées avec l’Égypte, les Consuls généraux des pays alliés furent priés de partir ou de se retirer loin de la ville; ignorant si mon mari désirait notre retour, je laissais mes enfants au Liban et repartis pour Le Caire au début juillet.
Il y régnait alors un certain désarroi.
Le Ministre de France, M. Pozzi, ainsi que l’Amiral Godefroy, commandant la flotte d’Alexandrie, suivent le Maréchal Pétain et les consignes d’armistice.
Le baron de Benoist, président de la Compagnie du canal de Suez, s’est rallié au Général de Gaulle, ainsi qu’une bonne moitié de la colonie française. Le Commandant des Essars et le Capitaine de Kersauson, officiers de liaison entre les forces alliées au Moyen-Orient, ont eux aussi choisi de continuer le combat.
Un lundi de la fin juillet, le Capitaine de Kersauson me téléphone pour me demander de venir présider un déjeuner donné pour une dizaine de Français venus d’un peu partout, afin de se rallier au Général de Gaulle. Il y a parmi eux un ami de mon frère officier, le Colonel de Larminat ; un ami de mon frère aîné, le banquier Pierre Boncenne, et le frère d’une amie de pension, le lieutenant de Villoutreys. Tous ont fait des voyages épiques pour rejoindre l’Égypte, alors seul front terrestre de la guerre. J’accepte et les invite tous à dîner le même soir, sans m’engager à trouver en une après-midi dix femmes seules pour leur tenir compagnie. La plupart des épouses et des enfants européens quittaient l’Égypte au début mai.
À 13 heures j’arrive au « Petit coin de France », restaurant cher aux Français d’Égypte, et c’est une table de seize hommes que je préside avec le Colonel de Larminat. Ce déjeuner est très intimidant car je ne connais que trois convives sur seize, mais chacun a une histoire extraordinaire à raconter et la glace est bientôt rompue.
Le conseiller de la Légation de France en Finlande, Coulet, et le secrétaire, Filliol, sont arrivés par la Russie ; les Lieutenants Jourdier, Morel-Deville et Villoutreys, de Syrie, ainsi que d’autres dont je ne me rappelle plus les noms. Puisque la Légation de France ne les reçoit pas, je compte improviser un dîner pique-nique au désert, où nous avons une tente, car il fait beaucoup trop chaud pour avoir tout ce monde à la Légation de Belgique. Mon mari, ainsi que le corps diplomatique est à Alexandrie.
Vers quatre heures, Kersauson me téléphone pour me dire que nous serons environ une vingtaine, et à sept heures je constate que j’ai au moins trente invités.
C’est la femme du Brigadier Marriott, une Américaine de Paris, qui m’aidera à tenir tête aux trente premiers Français Libres. Un cortège de voitures militaires arrive devant notre Légation, et je prends la tête de file avec ma voiture battant pavillon belge. En passant devant la Légation de France, Kersauson me dépasse et me demande de m’arrêter. Mes invités veulent regarder par un trou de la haie le beau jardin fleuri qui descend vers le Nil, paradis perdu où ils ne peuvent plus entrer. Le sinistre cafard commence à poindre.
Je garde un bon souvenir de ce pique-nique dans le désert d’Égypte et ne prendrai plus au sérieux les règlements mondains qui exigent de n’inviter ensemble que des gens de même milieu ou qui ont des intérêts communs.
Ce soir, avec Maud Marriott je me trouve parmi un mélange étonnant de convives. L’Infanterie coloniale, les Spahis, l’Aviation et la Marine ont des représentants. Il y a des hommes d’affaires, des diplomates, un médecin, un radiotélégraphiste de Tunis, un ingénieur lyonnais et un violoniste que l’armistice a surpris en tournée à Athènes.
Pour beaucoup d’entre eux, c’est la première fois qu’ils voient la splendeur d’une nuit d’été en Égypte : ils sont éblouis et désorientés. Ils ont fait des tours de force pour venir se battre et on les a fait jouer au tennis et faire un pique-nique aux Pyramides.
Un jeune lieutenant, Massa, de Toulon, se met à chanter en provençal d’une voix ravissante et augmente le cafard de chacun. La grande préoccupation de tous est de ne pouvoir écrire à leur famille, recevoir des nouvelles des épouses ou des mères et leur envoyer l’argent qui doit leur manquer.
J’ai décidé de faire la navette entre mes enfants et mon mari, je repars dans quelques jours pour Beyrouth et leur offre de prendre les lettres et l’argent qu’ils me confieront. Ils devront dire à leurs correspondantes d’envoyer les réponses à mon nom au Consulat de Belgique à Beyrouth, où le brave gardien libanais les gardera volontiers pour moi.
Le moral remonte et la gaieté revient lorsque nous composons le code qui me permettra de reconnaître les destinataires des réponses.
Les lettres commençant par: « Chère tante Ursule », seront pour Villoutreys ; « Amélie Chérie » sera le Lieutenant Jourdier ; enfin on m’appellera Justine, Pierrette, Robertine et Roberta, Léonie, Cunégonde, etc. Je refuse les appellations trop tendres, et un jeune lieutenant marié depuis deux mois, mais n’ayant passé que quelques jours avec sa femme devra renoncer à être identifié par : « Mon grand amour adoré ».
Kersauson estime que mon offre va m’amener beaucoup de clients, mais il s’arrangera avec la censure anglaise. Je compte revenir au Caire dans le courant du mois d’août et rapporterai le courrier de France s’il est déjà arrivé.
J’ai pris contact ce soir-là avec les tout premiers Français qui ont rallié le Général de Gaulle et j ai trouvé des hommes de cœur, courageux et désintéressés. Ils m’ont fait confiance et viendront toujours déverser leurs soucis quand ils seront trop lourds à supporter seuls.
Le lendemain, c’est la supérieure de l’hôpital Français qui me téléphone son embarras. Huit soldats français sont malades et le Professeur D… ne veut pas admettre chez lui les « déserteurs de Monsieur de Gaulle ». Ils sont à l’hôpital militaire anglais et dans une grande colère. Elle n’ose pas téléphoner à Mme Pozzi, femme du Ministre de France, et je promets d’aller dans l’après-midi à la Légation de France. Mon pique-nique aux Pyramides est déjà connu, car l’accueil est froid et suivi immédiatement d’une invitation à quitter les lieux.
La situation s’est encore corsée davantage durant ma courte absence.
La religieuse de l’Hôpital Français m’avait téléphoné pour me dire que les Anglais ne veulent plus garder les huit premiers Français Libres ; il y a parmi eux une forte tête qui les a incités tous à faire une grève de la faim et à refuser les vaccins anglais. La sœur peut-elle dire que j’ai huit amis personnels gravement malades devant être hospitalisés d’urgence.
Le Professeur D… est un Lyonnais de très mauvais caractère, mais qui a bon cœur. Il accepte de soigner les Belges et je trouvai illogique qu’il refuse de soigner ses compatriotes. Cette épidémie soudaine chez huit de mes amis me paraît un peu difficile à encaisser, mais je donne mon accord et promets à la religieuse de venir le lendemain calmer le terrible professeur.
J’arrive avec un peu de crainte vers onze heures du matin pour l’affronter et, à ma grande surprise je le trouve d’excellente humeur. Il m’envoie chez mes « amis personnels » avec un regard plein de malice, mais en me disant que : s’il n’y avait pas eu parmi eux un gentil petit Lyonnais, il ne les aurait jamais admis.
En approchant de la salle où ils se trouvent j’entends chanter un hymne assez peu orthodoxe au « Père Dupanloup » et la religieuse qui m’accompagne est toute rougissante ; je suis un peu inquiète de savoir à qui j’ai ainsi donné mon amitié.
Le premier de mes « amis personnels » est un tout jeune Sénégalais nommé évidemment « Blanchette ». Dans le fond de la salle, je devine immédiatement celui qui doit être la « forte tête » ; c’est un petit bonhomme qui a l’air intelligent et déluré, une tête large et plate, un front têtu. Il commence à m’étudier dès mon entrée et c’est par lui que je finirai, pour lui laisser tout le temps de décider si ma tête lui « revient » ou non.
Je passe ensuite à un plombier de Saint-Denis nommé Draperon et à un Alsacien qui répond au nom encombrant de Hittler ; puis un charmant petit électricien de Lyon, Louis Villeneuve. Il a une figure fine et intelligente et je comprends que le professeur D… ait été séduit par son compatriote. Il représente à lui seul beaucoup de qualités françaises, entre autre une politesse de manières extraordinaire. Je serai très flattée quand il me dira :
– Revenez souvent me voir, j’aime tant « causer à » des personnes cultivées.
Tout à coup une exclamation éclate :
– Vous avez l’insigne de notre régiment.
La « forte tête », qui ne cessait pas de m’observer, a remarqué l’insigne du régiment de mon frère, le Capitaine Robert Darcy; je l’avais épinglé à ma blouse d’infirmière.
J’apprends qu’il faisait partie du groupe franc de mon frère au 2e Régiment d’Infanterie Coloniale, le Royal Vaisseau, qui est de loin ce que l’on fait de mieux dans l’armée française, car il est presque entièrement composé de Bretons. Je suis adoptée et n’aurai jamais d’ennuis avec lui.
Je lui demande quels griefs il nourrissait contre les Anglais et il me les expose volontiers : on a voulu se moquer d’eux en versant de la menthe dans les petits pois; on leur a servi deux fois par jour des choux à l’eau et des pommes de terre bouillies ainsi que de la confiture faite de pelures d’orange ; ils n’ont pas eu de pinard, mais de la bière, et après quelques jours d’un traitement pareil ils se sont révoltés.
Derrière moi, j’entends la voix faubourienne du plombier qui ajoute : « Et puis moi, l’thé m’rend malade ».
Je suis pleine de compassion mais j’essaie d’excuser le gouvernement anglais de ne pas changer les menus de l’armée pour huit soldats français.
Lorsque je les quitte, nous sommes devenus de grands amis; je reviendrai presque chaque jour et leur première sortie sera pour venir déjeuner à la Légation de Belgique et se promener ensuite au jardin zoologique; mon fils cadet fera sa première promenade à dos d’éléphant serré sur le cœur du gaulliste Hittler.
Mon départ pour Beyrouth est fixé au 28 juillet ; les lettres et l’argent affluent les jours précédents. J’ai promis aux Anglais de lire tout le courrier et de leur montrer ce qui me paraissait dangereux à envoyer en France. J’ai prévenu chacun de cette formalité et un jeune lieutenant montre une certaine gêne; il écrivait à son épouse : « Ne t’en fais pas, Madame de Schoutheete est plus que quinquagénaire ».
Le 28 juillet au petit matin, ayant comme sous-vêtement une sorte de chasuble double en tulle remplie de lettres et de billets de banque, par une chaleur atroce, je reprends le chemin du Levant avec les premières soldes des Français Libres et les premières des 1.175 lettres que je transporterai en dix mois.
Ce n’est qu’après la guerre que j’ai appris que, par une filière de Lyon, certaines de ces lettres étaient parvenues jusqu’en France occupée, en Belgique et même en Hollande.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 200, mars-avril 1973.