Hannover Square
J’arrivai à Londres un dimanche de septembre 1943. Une jeune Anglaise, téléphoniste à Carlton-Gardens, eut l’obligeance de me dénicher une chambre à Hannover-Square. C’est dans l’ouest de la ville, presque au bout de la désespérante Cromwell Road, une petite impasse tranquille où jouent des oiseaux.
Dans l’hôtel modeste, tout imprégné d’un calme bienfaisant, ma chambre était sommairement meublée d’un lit, d’une table, d’une chaise et d’une armoire et sentait l’encaustique.
Le lundi matin, je pénétrai pour le breakfast dans une salle très provinciale ornée de cuivres, broderies, potiches et de nombreuses vieilles dames et vieilles demoiselles silencieuses qui déjeunaient en lisant des journaux. C’était beaucoup plus impressionnant que de se trouver, malheureux homme isolé, à la présentation d’une collection chez un grand couturier.
Il s’agissait de passer un examen de savoir-vivre, devant un jury qui affectait de m’ignorer, mais dont les regards glacés convergeaient vers ma petite table. Je fis semblant de lire des documents. Tout en essayant de ne pas commettre trop de fautes dans le maniement des couteaux, fourchettes, théière et la dégustation du porridge, des petites saucisses poivrées, des tomates frites et de la compote d’oranges amères.
Les jours suivants, je lus le « News Chronicle » comme ces dames ; cela me donna une contenance, mais ne m’apprit pas si j’étais reçu.
Parfois, cédant le pas dans l’escalier à une de ces Anglaises, j’en recevais une courtoise inclinaison de tête sans le moindre sourire.
Ma chambre, cependant, se transformait. On y avait monté un bon fauteuil, on avait mis un tapis sur la table, accroché aux murs des tableaux qui représentaient des voiliers et une reproduction de « Rouget de l’Isle chantant La Marseillaise dans le salon du maire de Strasbourg », puis vinrent des fleurs et enfin sur la table de nuit un coquillage « Souvenir de Dieppe » servant de cendrier.
Je remerciai le patron de l’hôtel de ces améliorations et il me dit :
– Cela ne vient pas de moi. Vous avez remarqué les dames qui habitent ici. Un jour elles m’ont déclaré : cet officier français vit tout seul ; il doit s’ennuyer ; c’est très triste ; il faut faire quelque chose pour lui. Alors elles sont venues visiter votre chambre et y ont apporté différentes choses pour la rendre agréable. Une veuve m’a dit : mon fils fumait au lit, tous les hommes fument au lit, et c’est elle qui a apporté ce coquillage de Dieppe, souvenir de son fils qui était lieutenant aviateur et a été tué, en France, pendant l’autre guerre.
Quelques jours plus tard je quittais Hannover Square, sans avoir jamais parlé à une seule de ces gentilles Anglaises.
Telle fut la première manifestation à mon égard de la sympathie britannique. Il y en eut beaucoup d’autres plus spectaculaires, pendant mon séjour de guerre à Londres et si je ne rapporte que celle-ci, c’est qu’elle me paraît dans sa simplicité les résumer toutes.
Général René Marchand
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 64, janvier 1954.