Souvenirs du Gabon
ou Cet homme avait un cœur
Aussi courte et limitée qu’elle ait été, la campagne du Gabon, en novembre 1940, eut, pour la toute jeune France Libre, une importance considérable. Elle permit la constitution, sous le drapeau à croix de Lorraine, d’un grand bloc africain s’étendant du Tchad à Brazzaville et, à ce titre, elle a justement retenu l’attention des historiens.
Qu’il me soit permis d’évoquer, à l’occasion de l’anniversaire de la libération de Libreville, un souvenir personnel qui, à l’époque me marqua profondément et dont j’ai gardé fidèlement la mémoire.
Après avoir débarqué au nord de la capitale du Gabon, dans une zone marécageuse difficilement praticable, l’équipe chirurgicale du docteur Fruchaud, à laquelle j’appartenais, s’installe dès la capitulation des forces de Vichy, à l’hôpital militaire de Libreville, où ont été regroupées, sans distinction d’origine, toutes les victimes des récentes opérations militaires. Nous nous mettons immédiatement au travail.
Parmi les opérés du camp adverse se trouve le commandant du Bougainville, l’aviso colonial de Vichy, touché au cours du combat naval qui l’opposa, en rade de Libreville, à son frère jumeau de la France Libre : le Savorgnan de Brazza. Combat cruel mais hautement symbolique. Le capitaine de vaisseau d’Argenlieu, grièvement blessé à Dakar deux mois auparavant, comme plénipotentiaire, a commandé les opérations, installé sur le pont du Savorgnan de Brazza, sa jambe encore immobilisée par un plâtre.
Quelques jours plus tard, le général de Gaulle arrive à Libreville afin de prendre officiellement possession de ce nouveau territoire gagné à la France Libre. Il ne manque pas de rendre visite aux blessés de l’hôpital.
Dans notre petite équipe, chacun se demande si le Général va voir, ou ignorer, le commandant du Bougainville, qui occupe une chambre particulière du premier étage. S’il le voit : comment les choses vont-elles se passer ? (Nous pensons à l’entretien orageux qui a eu lieu peu de jours avant entre le RP. d’Argenlieu et le gouverneur Masson. À peine sorti de cet entretien, le gouverneur se suicidait !)
De Gaulle veut rencontrer le commandant du Bougainville et le rencontrer seul à seul, ce qui nous surprend et nous intrigue. La longueur de l’entretien avive encore notre curiosité. Les quelques officiels qui accompagnent le Général font les cent pas dans le couloir. Nous attendons, un camarade et moi, qu’ils tournent le dos pour essayer de voir ce qui se passe. Pendant que je fais le guet, le camarade se hisse sur la pointe des pieds et risque un coup d’œil rapide dans la chambre.
Il en revient tout chaviré :
– Devine ce que j’ai vu ?
Bien entendu, je reste muet.
– De Gaulle serrait le commandant dans ses bras et je crois bien qu’ils pleuraient tous les deux !
Quelques instants plus tard, le Général sort de la chambre avec son air habituel, c’est-à-dire impénétrable, portant très loin le regard sur un horizon que lui seul entrevoit. Nous restons avec notre indiscrétion et notre découverte car notre conclusion est la même : cet homme impassible, extraordinaire, sorti tout droit de notre Histoire de France pour nous monter la route au moment où tout se dérobait, cet homme-là a un cœur !
Cette vérité, bien des Français devaient la découvrir aussi, quelques années plus tard, quand de Gaulle leur délivra de l’Hôtel de Ville, un certain jour d’août 1944, le plus émouvant et le plus fervent message qu’il ait jamais prononcé.
Pierre Mergier
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 310, 4e trimestre 2000.