Les méditations du « matelot de service » à Bir-Hakeim
Rencontre avec un mort en fuite…
« Parce que tu flottais dans un bain de mirages, je suis allé vers toi et le chemin était long et toujours tu reculais dans les vapeurs mauves qui s’étendaient au loin. Tu prenais des formes étranges. Je courais et tu fuyais toujours, en boule ou tout long comme la pâte d’un gâteau qu’on pétrit du rouleau ou des mains.
« Je savais que tu te tairais à ma visite parce que dans ta bouche étaient cousus les mensonges et les mots qui disent vrai. Mais tu mentais encore. Je te croyais irréel ou sublime et tu n’étais qu’une vilaine carcasse de mort que les vers dédaignaient…
« Me voilà…
« Je ne sais si tu es mon ami ou moi ennemi, parce que vous êtes tous semblables dans la mort, vous qui restez rêver au soleil des lacs de sel gemme. Je ne sais s’il faut t’aimer, te plaindre ou te haïr, je t’aimerai donc, car tu n’es qu’un mort entre les autres morts et nous serons amis plus tard dans le royaume, quand je viendrai à toi avec une jambe, puis deux jambes, puis un bras, puis en entier et que tu m’aideras à recoller la potiche. Car nous restera-t-il d’autre à faire que de recoller la potiche, si nous voulons tous deux continuer la promenade derrière les vivants qui ont peur, haïssent et nous plaignent ?…
« Mais, dis-moi ton secret mon ami.
« Comment t’es-tu pris pour terminer le jour des gens qui parlent sur la couche des sables que je vois cousue d’or ? Là aussi je voudrais m’enfoncer dans les coussins des dunes, doucement, poussé seulement par les rayons de la lune et les bras des étoiles. Je voudrais me fondre sans bouger, dans le buvard des terres assoiffées, du soleil plein les yeux et des fleurs à la bouche.
« Je ne veux pas de sable jeté avec la pelle, qui cache d’un seul coup la moitié du ciel, parce que j’aime trop le ciel. Mes amis, qui jettent le sable, le font mal et vite que toujours leur répond l’écho du dernier nom, de celui dont ils ferment les yeux. Ils l’entendent et se trompent sur le sens de la plainte. Pourtant la voix du sable glissant au long du corps sans âme n’est pas celle des heures de flux ou de reflux qu’on entend à ma grève.
« N’est-ce pas que c’est vrai ce que je te dis là ? Dis-moi que j’ai bien entendu la plainte ? Réponds ? Ne me regarde plus avec les souterrains creusés en ton visage. Ne laisse pas ton bras tomber si je le touche, car j’aurais peur après de mourir à mon tour.
« Laisse-moi lire en ta tête le roman de ta vie. Je veux tout savoir, même ce que tu voudrais ne pas me voir connaître. Tu as des cheveux blonds et fins où des mains douces ont laissé des sentiers pleins de songes et là est le jardin qu’avait tracé ta mère. Il partait du milieu de ton front jusqu’à loin sous les boucles. Elles tombaient à tes tempes et d’autres sont venus couper les boucles, mais les boucles retombent aujourd’hui comme au temps de ta mère.
« Ta main serre la terre, avec rage parce que tu as senti qu’elle filait sous tes pieds et tu voulais la retenir pour toi seul. Égoïste ! Elle ne voulait plus de toi, elle rit de ta dernière fureur. Tu as tendu le poing au ciel et ton doigt s’est levé vers l’homme venu avec ta mort aux siens. Ton doigt, il jette encore son ombre au lac, et s’agrandit, et tourne, et j’en fais un cadran solaire et je trace des heures sur la terre et tu deviens l’horloge et tu n’es pas les heures. Les heures sont pour les autres, pour toi c’est fini d’avoir besoin de l’heure.
« Moi, je vis…
« Je ne veux plus glisser au fond des sables. Je ne veux pas grandir dans les mirages, ni mourir du soleil plein les yeux et des fleurs à la bouche, je vis. Je veux vivre encore et te laisse à la mort, car tu sens la charogne, comme les autres.
« À quelques milles de Bir-Hakeim,
« le 19 mars 1942 ».
Kalil
« Kalil » vient de se jeter dans les jambes de Saliou, qui gueule qu’on y crèvera tous et en vient à regretter sa place de pompier sur le Normandie.
« Kalil » a eu la queue brûlée par une douille ; « Kalil » c’est notre chien. Il n’a pas été touché à l’habillement, ne figure pas à l’inventaire du Bofor, mais il est de la famille. On ne s’y tromperait d’ailleurs pas.
La famille, c’est nous, il y a nous, Kalil et le canon. Celui-là est le plus beau de tous, mais ce n’est pas qu’il en ait le mérite, il gueule depuis huit jours comme tout le monde, mais il a tort, car il n’y a que lui à avoir un trou comme il faut. C’est notre faute s’il gueule ! on ne s’arrête pas de le tripoter dans tous les sens et il ne doit pas comprendre pourquoi car, en bon frère qu’il est, il mettrait autrement un peu de zèle à écarter les zincs. En fait, il les attire et se met à danser quand la terre est prise de roulis ou que tout tangue alentour.
Où nous sommes, c’est Bir-Hakeim. Il y a des boches autour, des Italiens aussi et puis au milieu, il y a nous. Les Anglais sont un peu plus loin, après les champs de mines, du côté de Tobrouk, plus loin même peut-être. Ils font un mouvement tournant, les boches également. Nous, on tourne aussi, because la guerre, alors on reçoit des obus et, quand on se planque d’un bord du trou, ça tombe en face, alors on y va, mais ça recommence, alors on tourne. Kalil tourne aussi, car il veut attraper ce qui lui reste de queue et c’est difficile, on sait que c’est difficile car on le voit faire et il en met un vieux coup.
Quand ça ne tourne plus en bas, ça tourne en haut, les boches dans le ciel font des ronds avant de piquer, alors c’est le Bofor qui les suit et nous avec, moi sur mon siège, Saliou sur le sien, et les autres, derrière, avec les obus.
Il y a dix jours qu’on fait cela sans pouvoir en prendre l’habitude.
On ne s’habitue à rien, sauf à croire qu’on va y passer, que celui qui s’amène en sifflant nous atterrira sur le coin du nez. Quand ils filent au ras des oreilles, on a beau dire que ça ne sert à rien, on se les ramasse tout de même et on se fait tout petit. C’est très difficile de se faire petit. Ça ne finit jamais de se ramasser les jambes sous le menton, les bras sous les genoux et de rentrer la tête le plus loin possible entre les sacs de sablé. Entre nous, c’est de la blague, car à peine a-t-on trouvé la position anti-balles ou anti-120, que s’amènent les avions, alors il faut foncer et c’est plein les oreilles qu’on prend du quatre à gauche, cinq à droite, douze derrière, encore six, j’en vois huit, des oua… oua…. de Kalil, des « fous le camp » de M. Colmay. Alors on tire car ils sont partout, ça pétarade tant que va peut, on ne voit plus rien, on ne s’entend plus. C’est comme ça les alertes !
C’est comme ça depuis dix jours.
Après, par habitude, Gloria et Dufour foncent en rase-mottes jusqu’à la cuisine pour faire du thé et vérifier la barrique, eux ou d’autres. Nous allons tous contempler la barrique. Il y a de l’eau encore pour plusieurs jours. Le trou a pris une drôle de forme, mais la barrique n’est pas crevée, tant qu’elle tiendra celle-là tout ira bien. Le thé a une vilaine couleur, il est tout simplement imbuvable. C’est la vraie condition pour le faire durer.
Du trou de cuisine à la pièce, il y a dix mètres et juste là, une Breda italienne qui nous prend d’enfilade.
Plus loin à 100 mètres, C’est l’équipe de Bernier. Leur canon est foutu, ça a mis M. Colmay en rogne, alors pour se rattraper il fait l’observateur avec ses énormes jumelles et décrète que c’est plein de boches et que si ce sacré canon ne s’était pas fait foutre en l’air, ça ferait un bel emplacement d’antichar. – « J’aime mieux pas » – comme dit Guégué, mais Guégué n’est jamais sérieux, il ne veut pas croire qu’on y laissera sa peau et qu’il a une bonne tête, toute prête pour faire un ange.
On bouffe du sable, des vrais paquets et il y a de tout là-dedans. On laisse le corned-beef de côté, il a chaud, nous aussi. Le chocolat c’est de la crème et les biscuits secs sont heureusement durs. Il y a la R.A.F. Toutes les demi-heures, elle est précieuse, car autrement on ne ferait pas son petit pipi d’enfant tranquille et puis après, c’est encore des M. 110, les Messieurs Schmit et des Messieurs dont on ne sait pas le nom mais qui ont des bombes, pas moins que les autres.
Oui, au moins autant, l’essentiel c’est qu’elles tombent chez le voisin et pas sur nous. Chaque pièce sait former un paquet de zincs loin d’elle, sur la droite ou sur la gauche. On croit que c’est arrivé, mais comme Bir-Hakeim est rond et que nous jouons tous au même jeu, par manque de pot, ça tombe toujours, car ça vient par vagues et que je te bing et te rebombing, des trucs à vous dégoûter de la marine et à croire que si on n’avait pas fait cela on serait déjà en l’air, en train de gueuler après les biffins qui sont planqués au fond de leurs trous.
Je suis sourd ou à peu près depuis hier et j’ai promis de prendre une cuite à Alexandrie si on se tire du pétrin dans lequel on nous a mis. Je n’ai plus rien à craindre, ni à espérer et à ce train, je vais devenir un héros, un héros qui n’a plus besoin de baisser la tête quand les obus s’amènent car il ne les entend plus venir et l’histoire d’Alexandrie, aucune chance qu’elle ne m’arrive.
La pièce tire tant qu’elle peut, il y a de l’avion dans tous les azimuts, des petits, des grands, des gros, des douzaines de gros et des paquets de bombes qui s’avancent dans ma grille. Ça tire, ça tombe comme jamais ça n’est tombé, tout fume, c’est la nuit, la nuit acide de poudre… Le ciel, les bombes, les biffins, le consortium Bofor, équipage et pièce, le pot de thé, s’estompent, le chien aussi disparaît quand vient son tour de disparaître, moi avec. Je suis un « Mort pour la France ».
Images de Bir-Hakeim, en 1942
Le matelot de service
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 35, février 1951.