La 1re DFL en Tunisie, par le général Roger Gardet
Brusquement extirpée des calanques de Tobrouk, où elle avait pris ses quartiers d’hiver, finement rodée par de Larminat et Kœnig, la D.F.L. fonce vers l’ouest. Du 17 avril au 2 mai, elle “taille la route” à une allure record : 2.500 kilomètres; avalant la poussière et son émotion en rentrant en terre française. Seules, d’ailleurs, les 1re et 2e brigades sont du voyage. Quant au Bataillon d’Infanterie de Marine, il a poursuivi l’Afrika-Korps avec les British depuis El-Alamein, et baroude chez Leclerc. Le général Lelong vient de remplacer le général Kœnig à la 1re brigade; évadé d’Afrique du Nord où depuis deux ans il imprimait aux chantiers de jeunesse son esprit de résistance et sa bonne humeur, espérant vainement des chefs de l’armée d’Afrique le sursaut qui l’eût fait rentrer dans la lutte, magnifique entraîneur d’hommes, d’une bravoure légendaire, il ne pouvait plus attendre l’arme au fourreau, impuissant et rongeant son frein (1). Le colonel Brosset s’est déjà acquis, depuis trois mois qu’il commande la 2e brigade, sa réputation de force de la nature, qu’il confirmera bientôt au combat.
Le chef d’état-major de la division, le colonel Vautrin, l’a précédé pour préparer son engagement. Il trouve la mort dans un accident d’avion le 28 avril. C’est une perte immense pour les Forces françaises libres, officier prestigieux par ses services de guerre et une valeur exceptionnelle, il était arrivé à la division au début de janvier, après évasion de France où il militait dans les réseaux de renseignements, et avait joué un rôle de premier plan dans la mise au point de la 1re D.F.L. (2). Le 5 mai, après deux jours de repos, les reconnaissances ont lieu pour relever la 5e division écossaise sur les positions du djebel Garci et de Takrouna, à l’ouest d’Enfidaville : la Légion face au Garci, les coloniaux à Takrouna. Les combats en Tunisie touchent à leur fin, mais l’ennemi résiste avec l’acharnement de la déception et de la colère dans le réduit du djebel Zaghouan. Devant nous, nous retrouvons nos vieux adversaires italiens des divisions Ariete et Trieste, et allemands de la 90e division légère, avec qui bien souvent nous nous sommes mesurés au Western Désert.
Le point fort immédiat de la résistance est l’éperon chaotique des Djebillat qui, terminant le massif du Zaghouan, au sud-est, par le roc de Takrouna, près d’Enfidaville, s’enfonce comme une épine dans la position amie. Les Écossais s’y sont épuisés, réussissant pourtant à occuper le village de Takrouna, haut bâti sur le roc; il est tout juste accessible par le nord, en falaises à pic d’une cinquantaine de mètres sur les autres faces.
La 2e brigade s’installe à la pointe des Djebillat, B.M.5 a Takrouna à ses pieds, B.M.4 en arrière à gauche, face au piton isolé dit côte 136 ouest; B.M.11 encore plus à gauche, face avec la 1re brigade elle-même voisine des éléments Leclerc. Partout l’ennemi nous domine, de près ou de loin et dispose d’une très puissante artillerie qui sanctionne tout mouvement diurne : aussi la relève de nuit sous des harcèlements à priori est assez malsaine. En somme, nos positions défavorables ne peuvent être améliorées que par l’occupation des crêtes, à commencer par celle des Djebillat. Les Alliés ont pris Tunis le 7, mais l’ennemi ne veut pas lâcher le cap Bon et le protège par le réduit du Zaghouan; l’attaque du saillant sud est décidée pour gêner la retraite de Von Arnim. Déjà, le 9, j’avais tenté de m’emparer du blockhaus sud de la cote 150 qui tient mes deux compagnies mal accrochées entre ce piton et le roc, sous une surveillance vigilante et meurtrière; l’opération surprise montée à l’aube par le capitaine Piozin avait échouée de justesse; les oiseaux de ce nid de charognards, véritable fortin naturel, faisaient bonne garde. Depuis, le bombardement n’avait pas cessé, surtout sur Takrouna où chaque éclatement se multipliait de la pierraille des ruines; mon P.C., dans une citerne creusée à même le rocher, sur le rebord est de la falaise, résonnait comme un tam-tam.
Le 11 mai, la 2e brigade, avec les B.M.4 et B.M.5 (lieutenant-colonel Bourgeois) attaquera donc les crêtes successives des Djebillat, dont la première et la plus élevée est la cote 150, les suivantes, 136 et 129, se soudant au massif en s’élargissant; de 136 ouest à 2.000 mètres de 136 est, isolé. La mission de la brigade est simple : s’emparer des Djebillat, puis exploiter. Une première phase : occuper les cotes 150 et 136 E. et la cote 136 O… et pousser des reconnaissances sur la cote 129 pour connaître les réactions ennemies; une deuxième phase : s’il y a lieu, exploiter de part et d’autre des Djebillat.
Les missions des deux bataillons en découlent sans commentaires : le B.M.5 agira sur l’éperon et exploitera à l’est, le B.M.4 sur 136 0., avec un décalage et exploitera à l’ouest. Quant à la position ennemie intermédiaire, elle tombera d’elle-même par le jeu de la tenaille.
Un appui puissant d’artillerie (1er R.A. et Brit.) précédera chaque attaque partielle.
Horaire initial : H = 6 h (attaque de 150);
+ 2 h (attaque de 136 0.).
L’observatoire d’artillerie est dans les rochers croulants de Takrouna. Aucun préparatif spécial ou apparent : tout le monde est à pied d’œuvre.
La nuit se passe calme; depuis El-Alamein, c’est le premier baroud de la brigade; chacun sait que cela va être dur, mais dort sans angoisse, car on n’échappe pas à son destin.L’aube du 11 est sereine; il flotte sur les pentes des écheveaux de la brume de fumée des combats précédents. Comme je dégringole de mon P.C. troglodyte par la corde à nœuds qui lui sert d’escalier, le colonel Brosset y arrive : “Tout est paré?” – “Paré” – “Bonne chance”. Il est 5 h 15, le capitaine Laurelle, officier d’ordonnance du général de Larminat, m’accompagne : il a obtenu de prendre part à l’action pour rompre “la monotonie de ses fonctions”. Chez le capitaine Hautefeuille, en second échelon, je me planque au défilement d’une crête.
À 5 h 30, le concert d’artillerie commence, et je vois les éclatements précis couronner le blockhaus sud de 150. Bientôt le sommet disparaît dans la fumée : devant moi, à 50 mètres, les tirailleurs de Piozin, couchés en formation d’attaque, attendent le signal. À 6 heures, silence subit; la 2e compagnie plonge dans la fumée et la bagarre.
À 6 h 10, le tir d’arrêt ennemi riposte, trop tard je l’espère, en effet, à 6 h 20, les deux fusées blanches “objectif atteint” jaillissent pâles mais réconfortantes. Mais déjà tout le piton est engagé par le bombardement adverse, dru et fracassant.
Nous sommes en avance d’une heure et demie sur l’horaire; je donne néanmoins l’ordre au 2e échelon de se porter de l’avant, et je grimpe sur 150, perdant ma liaison dans les rochers et les éclatements, je félicite le capitaine Piozin; Hautefeuille aussi a rejoint et après une brève appréciation de la situation je fais lancer des fusées rouges “allonger le tir” : mieux vaut attaquer 136 que subir sur 150 le bombardement intense qui fait rage. La brigade, qui doit nous voir un peu, arrose aussitôt 136. À 7 heures, Hautefeuille l’attaque de front et par la droite : la défense est acharnée, mais à 7 h 45 la position est liquidée. Les pertes paraissent sévères, car le bombardement ne cesse pas. Deux petits pitons intermédiaires, entre le 136 et 129, sont encore enlevés à la force des jarrets, et je remets de l’ordre dans le bataillon pour être d’attaque sur 129.
Pendant ce temps, le B.M.4 enlève brillamment son objectif, mais il ne peut bénéficier de la surprise, et l’action est chaude; il lui faut réduire 136 O. où les rochers sont truffés de nids de mitrailleuses, en une progression ardue et lente, aux multiples actions partielles; l’attaque commencée à 8 heures est terminée vers 10 heures.
Au B.M.5, si ma liaison m’a rejoint, je ne puis toujours pas contacter la brigade, le poste de T.S.F. ayant été écrabouillé pendant le bombardement.
Après une heure de repos, le retour des patrouilles envoyées reconnaître 129, sans constatations précises, et le relevé approximatif des pertes (70 à 80), je décide de tenter le coup sur 129, bien que les hommes soient fourbus par quatre heures de combats dans les rochers et sous les obus. Mais précisément le bombardement cesse, ce qui m’encourage. La progression est lente et prudente; il appert pourtant qu’il n’y a plus grande résistance : nous faisons 50 prisonniers. Il est 13 heures et il fait terriblement soif.
Les patrouilles de l’après-midi ne trouvent pas le contact, mais à notre gauche, dans la plaine, nous observons pas mal de mouvements : l’impression est que le boche décroche. Vers 19 heures, le général de Larminat et le colonel Brosset viennent visiter la brigade : tout va bien.
Toutefois, l’ennemi n’a pas bougé devant le B.M.11 ni devant la 1re brigade. Celle-ci, depuis sa montée en ligne n’a pas été engagée, mais elle a patrouillé activement, s’accrochant durement à l’adversaire. Les 10 et 11 une opération est faite sur le djebel Garci par le 1er bataillon de Légion qui ramène 28 prisonniers et subit des pertes sensibles. Cela n’empêche pas les “salopards”, par dépit sans doute d’avoir perdu le piton 136 0., de harceler copieusement à la mitrailleuse la ligne de communication arrière du B.M.4, le capitaine Magny (3), du B.M.11, effectue sur le point d’appui responsable un audacieux coup de main et le liquide.
Le 12, bien que le vide immédiat soit probable devant la 2e brigade, et que les nouvelles générales soient excellentes, au point de ne pas envisager la reprise de la progression, l’ennemi, qui décidément a du courage, attaque cependant sur la gauche de la division, il est brutalement stoppé par les artilleries britanniques et F.F.L. réunies. Il semble, car les bombardements continuent régulièrement, qu’il veuille vider ses coffres : ils sont bien garnis.
Si l’artillerie ennemie a été efficace sur ce terrain rocailleux et le plus souvent découvert, l’appui que nous a généreusement fourni la nôtre a été parfait. Il est sûr que la réussite de l’opération provient de la rapidité de la progression de l’attaque sur la cote 150, seulement rendue possible par la précision et la brutalité de la concentration du “marteau” sur la crête; ce fut, dans toute l’acceptation du terme, le coup d’assommoir sur le blockhaus.
Les prisonniers volontaires commencent à affluer. Et le 13, à 9 h 30, “Cessez le feu”. Bien des trous inexplorés crachent du boche. Pour nous, cette joyeuse sonnerie marque l’heure de la fin de notre errance, celle de notre retour en terre française, du moins le croyions-nous à ce moment.
Le 14, dans l’après-midi, le capitaine Piozin, qui est installé en avant de 129, vient me chercher, exalté : “Les chleus se rendent”. Je saute en Jeep, prenons un petit chemin de terre au pied est des Djebillat, et bientôt je vois, se déroulant à perte de vue, une immense colonne de troupe et de véhicules avancer lentement en tête, une rutilante voiture noire et nickel. Ma Jeep, au milieu du chemin, stoppe ce convoi; dans la somptueuse Lancia quelqu’un palabre avec Piozin, il hésite et enfin descend de voiture, vient au devant de ma modeste Jeep, et salue : “général de corps d’armée Orlando”. Malgré moi, un petit sentiment de fierté me contracte le gosier; je marque un léger temps avant de sauter à terre. L’Italien est bien sanglé dans un uniforme noir, sa casquette est dorée, son col blanc, ses bottes vernies, je suis en short, le col ouvert, mais je suis le vainqueur. Je salue alors et lui dit : “Finita la comedia”. Et, de mon geste le plus engageant, je lui montre la direction de la captivité.
Il faut maintenant compter nos morts; relativement, nos pertes sont lourdes. Bien des gars qui marchaient vaillamment sur la route déjà longue de la reconquête, venaient de terminer sur cette première terre française retrouvée il y a quelques jours à peine avec joie et émotion, leur bon travail de Français; noirs et blancs, aujourd’hui, y allaient, apaisés, dormir côte à côte leur éternel sommeil.
La 1re brigade a 37 tués; à la 2e, nous ne reverrons plus 54 de nos camarades, dont six officiers, 27 pour le B.M.5 seulement ; cinq officiers de ce bataillon sont tombés dans la rocaille des Djebillat, et parmi eux le capitaine Laurelle, qui aura eu une belle mort pour un officier d’ordonnance; le médecin capitaine Beon, fauché par un obus au milieu des blessés. Le 20 mai, à Tunis, les Free French de Leclerc et de Larminat étaient peu nombreux ; il y avait tellement d’autres participants. Mais la population tunisienne ne s’y trompa pas en acclamant frénétiquement les combattants à la croix de Lorraine.
Et puis… puisque nous avions fait des prisonniers, nous sommes allés les garder, pas sur les allées Jules-Ferry, bien sûr; les “cages” – le terme n’est pas très digne – déroulaient leurs barbelés dans la région de Sousse, sur le bord de mer heureusement. Rien que le B.M.5 avait sous sa garde quatre cages, trois d’Italiens, une d’Allemands; cela faisait dans les 1.200 encagés. Le général Orlando avait droit à une villa personnelle. Les Allemands restaient arrogants et disciplinés, ne croyant nullement à leur défaite prochaine, ils enrageaient d’être gardés par nos braves noirs, qui de leur côté ne leur passaient aucune fantaisie; les Italiens, eux, avaient compris et n’aspiraient qu’à leur pain quotidien.
Et puis Sousse ne fut pas assez loin de Tunis, où les quelques Free French qui y parvenaient étaient, paraît-il, mal vus. La D.F.L. est alors partie, quittant avec tristesse et étonnement la terre française où elle avait cru avoir mérité bon accueil, retaillant la route, retraversant la ligne Mareth, ré-avalant la poussière épaisse de Gabès et de Ben Gardane. Finalement, elle échoue à Zuara-Sabratha, en Tripolitaine, où naturellement, pour se consoler, elle se lance à corps perdus dans le “training” cher à nos amis British. Du moins le calme est absolu et la mer maternelle.
Mais l’horizon politique s’est éclairci ; de Gaulle s’est imposé aux Alliés comme aux “Africains” ; l’armée française sera reconstituée sur le type américain; la D.F.L. quittera la VIIIe armée. Nous le regrettons, car elle nous avait bien adoptés et nous honorions sa confiance.
Le 28 août, anniversaire du ralliement de l’Afrique équatoriale à la France Libre, la 1re D.F.L. rentre en Tunisie. Elle a fini de “marcher et de combattre avec la VIIIe armée”. Nous chanterons encore, cependant, “Lily Marlène”, notre prise de guerre commune, et nous garderons longtemps la nostalgie des immensités du Western Desert et de la plainte, tantôt douce, tantôt coléreuse, du vent des sables.
Général Gardet
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(1) Faute de place nous devons reporter à une prochaine revue les pages que le général Borgnis-Desbordes a consacrées au général Lelong..
(2) Nous serons bientôt en mesure de rendre dans ces colonnes un hommage particulier au colonel Vautrin.
(3) Sera tué en Italie juste un an plus tard.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 79, 18 juin 1955 – numéro spécial.