Le premier régiment de fusiliers marins dans la forêt de Chérimont
Lucien Bernier
Clairegoutte, 27 septembre 1944
Clairegoutte a été enlevé à 9 heures ce matin par le 1er escadron de chars légers du lieutenant de vaisseau Barberot et un peloton de tanks-destroyers du 8e R.C.A. qui appuyaient l’infanterie du bataillon de marche n° 21. Une centaine de prisonniers sont restés entre nos mains.
Il est aussitôt formé un groupement blindé d’exploitation, commandé par le colonel Simon (du 8e R.C.A.) qui est chargé de pousser en direction de Ronchamp. Le 2e escadron du 1er R.F.M., commandé par le lieutenant de vaisseau Savary, lance aussitôt un peloton de reconnaissance en direction d’Éboulet.
Très rapidement, les véhicules sont stoppés par des abatis d’arbres. Une patrouille à pied ne trouve pas d’opposition mais elle n’est pas allée très loin car le bois est très épais. Le second-maître chef de patouille signale que les abatis sont truffés de « tellermine » piégées. Au soir, l’escadron se met « en hérisson » dans Clairegoutte. Des mitrailleuses sont descendues des véhicules et placées aux points possibles d’infiltration. Toute la nuit on va tirailler, repoussant semble-t-il des patrouilles ennemies.
Dans le bureau de poste bien abîmé par les obus où mon chauffeur a préparé mon campement, je suis alerté plusieurs fois par Jourdan, mon chef de voiture, et finalement je termine la nuit avec les servants d’une 7,62 placée en surveillance dans la vallée. Les marins sont assez nerveux, tout le monde voit ou entend du boche et nos tireurs ont la gâchette ultra-sensible. Je me réchauffe un peu en accompagnant Savary dans sa visite des postes.
28 septembre
Le jour chasse les fantômes, et, sitôt les mitrailleuses réembarquées, nous échelonnons l’escadron de la sortie nord de Clairegoutte jusqu’aux abatis en direction d’Éboulet. Nous réussissons à dégager la route jusqu’à un carrefour de piste forestière qui coupe la forêt vers l’Est.
Le peloton Chatel s’y engage aussitôt mais peut tout juste y caser ses véhicules car là aussi il y a des abatis et les boches, qui n’avaient fait que nous harceler de loin pendant que nous dégagions l’axe principal, deviennent plus accrocheurs et leurs tireurs d’élite sont particulièrement dangereux. Le peloton Colmay, sur la route d’Éboulet, est complètement bloqué par des tirs d’armes automatiques qui interdisent le déminage des abatis. Les voitures du P.6. Savary et le peloton Bures sont également alignés sur la route et toutes les mitrailleuses sont braquées à tribord et bâbord car, comme toujours, nous avons la hantise des fantassins allemands débouchant inopinément à portée de grenades de nos scout-cars et de nos half-tracks.
À gauche, le bois de la Nannue est très épais et les boches y pullulent. À droite, la forêt de Chérimont est un peu plus claire car il n’y a pas de fourrés dans les sous-bois, mais par contre les arbres sont plus grands et les tireurs d’élite en profitent. Le virage où la voiture de pointe est bloquée par les abatis et dominés par une colline boisée aux buissons impénétrables qui interdisent toute visibilité. Par contre, les boches qui nous surplombent de cette colline ont l’air de nous voir parfaitement et il faut repérer soigneusement les angles morts pour y placer les véhicules à l’abri des tirs de mitrailleuses qui entrent en action aussitôt que nous essayons de dégager les abatis. C’est alors un duel d’armes automatiques et, de part et d’autre, les munitions ne sont pas économisées.
Au début de l’après-midi, les boches bombardent Clairegoutte où se trouvent le P.C. régiment et le premier escadron. Plusieurs blessés, dont le lieutenant Faure. Je fais plusieurs patrouilles, à pied avec les « Corses » du second-maître Legagneux et l’équipe du « Six-pounder » antichar de Colin. Nous essayons de déborder par la droite pendant que le lieutenant Favreau, qui nous a été adjoint avec une petite compagnie du bataillon d’infanterie de marine, pousse sur la gauche. Mais il n’y a rien à faire : Favreau subit aussitôt des pertes et je dois moi-même me replier en direction des voitures. Un peu plus tard, je vais rendre visite à Chatel dont la situation n’est pas meilleure et qui vient d’avoir un chauffeur de Jeep tué. Tous ses véhicules sont pris à parti par les tireurs d’élite et il faut se planquer dans les scout-cars ou dans les fossés.
L’adjoint de peloton, le maître Bernier, qui a été loupé plusieurs fois, est déchaîné et me fait un cours sur l’emploi rationnel de l’arme blindée. Autant pour le calmer que pour essayer de se donner de l’air de ce côté-là, je lui fais monter une patrouille avec le soutien porté de Gloria et nous fonçons aussitôt dans la forêt en hurlant comme des fous.
Cela nous réussit, car nous tombons presque aussitôt sur une demi-douzaine de boches camouflés derrière une pile de bois. Ils lèvent les bras, se présentent comme Polonais et veulent nous assurer de leur amitié. Bernier trouve qu’ils sont culottés car, postés comme ils l’étaient, ce sont ceux qui tout à l’heure harcelaient le peloton et qui, vraisemblablement, ont tué Martin. Nous connaissons d’ailleurs le refrain, il n’est pas nouveau, les boches l’employaient déjà en Italie. Aussi je ne marche pas : s’embusquer pour nous tuer, d’accord, ça c’est la guerre. Mais après avoir été manœuvrés et contraints de se rendre, se déclarer des incorporés de force et des ennemis des Nazis, ce n’est plus jouer le jeu jusqu’au bout. Je comprends qu’en pareil cas on soit volontaire pour aller bouffer les rations américaines, mais sans chercher d’excuses… Et puis d’ailleurs nous n’avons pas le temps car déjà on nous tire dessus. Aussi, je fais signe à Samson, notre tireur, qui les balaie d’une rafale, et nous reprenons notre dispositif de patrouille, criant, hurlant et lançant des grenades en direction de plusieurs boches qui s’enfuient. Nous nous rabattons vers le 2e peloton en poussant une quinzaine de fritz qui sont facilement cueillis par les équipages des voitures. Je les fais aussitôt acheminer vers le P.C. régiment.
À la nuit, nous formons l’escadron en carré dans une clairière du bois de la Nannue, les biffins du B.I.M. s’enterrent à 50 mètres en avant et tout autour de nos véhicules. Il pleut, il fait froid, nous sommes transis et… un peu dégonflés. Toute la nuit, nous entendons les boches jouer aux bûcherons. Ils abattent de nouveaux arbres : ça promet pour demain…
29 septembre
Nuit très froide. Au matin les marins sont rouillés et de mauvais poil car il n’est pas possible d’allumer du feu pour faire le jus. Heureusement que nous avons le schnaps que nous apporte généreusement le Père Duhautoy, notre brave et sympathique « padre ». Nous devons en effet avoir besoin de calories car ce matin Savary s’attarde un peu trop au goulot du précieux bidon, ce qui fait hurler l’aumônier qui, d’un œil, surveille la distribution, l’autre œil étant occupé à repérer la direction du tir ennemi (il n’aime pas du tout cela mais il l’affronte quand même).
Et nous reprenons le même dispositif. Mais ce matin les boches sont hargneux et nous ont préparé une petite réception. Sitôt notre mise en place terminée, nous recevons une belle dégelée d’obus et nous avons des blessés. Chatel a reçu un éclat dans la figure et n’y voit plus que d’un œil. Il va falloir l’évacuer. Le half-track de Tripoli, qui est en tête, est copieusement arrosé et Le Terrier me rend compte qu’il a trois pneus de perforés.
J’accompagne à Clairegoutte une Jeep pleine de blessés. J’ai l’occasion d’y voir notre général (Brosset), toujours aussi dynamique et qui se promène en short sans se soucier du froid. Son officier d’ordonnance, pas du tout du même gabarit, a cru bon d’adopter la même tenue et le pauvre est tout frigorifié. J’apprends au P.C. régiment que Barberot a réussi à s’infiltrer par la droite avec neuf chars et un peu de soutien porté. Il est maintenant camouflé sur un plateau boisé qui domine Ronchamp. Peut-être pourra-t-il nous aider, mais pour l’instant il est très en l’air et se contente d’observer.
Je rejoins l’escadron où la plaisanterie continue. Malgré les exploits de nos sapeurs démineurs nous grignotons difficilement nos abatis. Pourtant nous sommes devenus assez adroits à ce petit jeu qui consiste pour des sapeurs à ramper dans le fossé en tirant un fil d’acier qu’il faudra crocher dans un ou plusieurs arbres en prenant bien garde aux mines, et à faire ensuite remorquer tout cela par le half-track de Jestin ou de Tripoli en marche arrière pendant que nos mitrailleuses livrent un duel avec les Allemands qui tirent sur tout ce qui bouge. En général, le remorquage fait exploser les mines accrochées dans les branchages, on pousse aussitôt ce qui reste en bordure de la forêt et on recommence. Mais pour un remorquage réussi, que de tentatives qui échouent, que de ruses, que d’exploits individuels, et souvent que de sang versé !
Nous n’arrivons d’ailleurs pas à dépasser ce maudit virage d’où nous apercevons les bâtiments de la mine de charbon d’Éboulet. Les boches qui nous surplombent sont bien abrités dans leurs abris de rondins d’où nous ne pouvons pas les déloger. Je fais intervenir l’obusier de Dewever qui, en tir direct, épuise ses munitions pendant que la compagnie du 22e bataillon de marche nord-africain, qui a remplacé les « marsouins », essaye de progresser appuyée de tout notre feu. Mais le résultat est maigre : peu de terrain de gagné dans la forêt et encore quelques Nord-Africains à évacuer. C’est rageant car il n’y a plus qu’une centaine de mètres d’abatis à dégager mais nous ne pouvons rien faire de plus avec nos véhicules. Il nous faudrait une compagnie d’infanterie pour nettoyer la vallée sur notre droite et s’emparer de la mine de charbon.
Rien de nouveau au 3e peloton toujours aux prises avec les tireurs d’élite et lorsque, à la nuit, nous reformons l’escadron en carré dans la clairière habituelle, nous sommes plutôt en rogne. Nous sommes fatigués, notre impuissance nous énerve et nous gueulons à qui mieux-mieux contre une telle façon de nous employer. Le second-maître Renou, qui s’est taillé une « popote » dans un escarpement, réussit à y allumer du feu pour faire la soupe et me fait bénéficier de ses talents culinaires. Aussi, c’est réchauffé et un peu réconforté que je vais m’allonger dans mon Dodge 6 roues. Je m’enferme littéralement dans mon « sac à viande » pour ne pas entendre le bruit énervant des scies débitant du bois, car les boches sont déjà (ou encore) au boulot.
30 septembre
Au petit jour, notre terrible jeu de cache-cache reprend. Savary, au calme inaltérable, commence à s’énerver et a recours à nos artilleurs. Le commandant Jonas, du 1er R.A.C. nous règle un tir au poil. Brusquement, les 155 dégringolent dans la forêt, arrosant les positions ennemies. Nous sommes aux premières loges car, faisant confiance à nos « bigors », nous n’avons fait reculer que les voitures de tête et nous jubilons en voyant ce que prennent les boches. Mais nous déchantons très vite car, le tir terminé, nous nous faisons copieusement arroser lorsque nous nous présentons de nouveau devant les abatis. Le lieutenant du bataillon de marche nord-africain me prévient qu’il y a eu quelques blessés en voulant attaquer et que ses gars sont épuisés. Le second-maître Dreux évacue les blessés avec sa Jeep.
En fin de l’après-midi, un petit intermède vient nous égayer. Inquiet de ne pas voir rentrer Legagneux que j’avais envoyé en patrouille dans la vallée, je me préparais à rentrer un peu dans le sous-bois accompagné du premier-maître Morel lorsque tout à coup surgit Frankel, portant un homme en travers de ses épaules. Comme je me précipite vers lui, demandant le nom du blessé, il laisse tomber lourdement son fardeau et riant à pleines dents, me dit :
– Celui-là, c’est bien moi qui l’ai tué !
Eh oui : le grand et brave Frankel dont la maladresse au tir était connue de tout l’escadron, Frankel qui aurait raté une vache dans un corridor ramenait fièrement un sergent boche qu’il avait tué en patrouille car, ajoutait-il :
– Si je vous l’avais pas montré vous n’auriez pas voulu me croire.
Mauvaise nouvelle du groupement Barberot qui a été repéré et arrosé. L’enseigne de vaisseau Goere est tué. Plusieurs blessés, dont l’enseigne de vaisseau Bauche, et, paraît-il le général Brosset qui a hérité un petit éclat. Le lieutenant de vaisseau de Allabriga, qui patrouillait dans les environs avec ses « dynamiteros » a également perdu deux hommes. Nous écopons tous sans gagner de terrain. C’est écœurant et démoralisant. Et toujours cette pluie qui transperce facilement nos tenues d’été car nous n’avons pas encore reçu nos sacs qui sont quelque part dans une base de l’arrière.
Au moment de décrocher pour la nuit, les boches, très au courant de notre processus, balaient la route avec leurs mitrailleuses. Aussi des half-tracks de Tripoli et de Jestin qui couvrent notre retraite ne nous rejoignent qu’à la nuit et une fois les boches calmés par de copieuses giclées de 12,7 et de 7,62 que les Flandin, Ribot, Velche, Gras et Becdelièvre distribuent sans souci d’économie. Il semble d’ailleurs que l’ennemi est aussi désireux que nous de terminer la journée vers cette heure-là et on dirait qu’après entente préalable on se souhaite le bonsoir sur ce redoublement de feu.
1er octobre
Journée semblable aux précédentes avec la seule différence pour moi que je la passe entièrement dans la forêt. Patrouilles dans l’Est avec Bernier, toujours aussi ardent ; patrouilles dans le Nord, avec Legagneux, qui ne ménage pas les Mosconi, Scotto, Bidoulic, Michiel et Cie, accrochages à la grenade dans la « jungle » qui descend vers la vallée où Tourret et Lemière, mes gardes du corps habituels, font merveille.
Sur la route, Savary continue le boulot et lorsque l’escadron est rassemble en fin de journée, il faut bien avouer que les marins en ont marre, comme le dit si bien le second-maître Dreux. Et, pendant le repas on peut entendre des évocations de nos belles chevauchées d’Italie, et chacun de conclure :
– ça, c’était la guerre !
Je passe une inspection de notre « carré », ce qui me donne l’occasion de faire constater à plusieurs que je ne les avais jamais connus si courageux… pour creuser des trous. Le lieutenant du bataillon de marche nord-africain nous apprend que leur aumônier, le Père Bigo, a été fait prisonnier et fusillé par les Allemands. Les Nord-Africains sont déchaînés. Malheur aux boches qui tomberont entre leurs mains.
2 octobre
Ce matin, le commandant est allé rendre compte de notre situation au P.C. régiment pendant que nous reprenons notre festival avec les boches qui saluent notre retour par une drôle de musique. C’est sans doute leur façon de nous souhaiter le bonjour. En tout cas, cela nous remet rapidement dans le bain et ça excite les marins qui font feu de toutes leurs armes. Croyant à une contre-attaque, je me porte rapidement en tête, mais je dois m’abriter un bon moment à tribord du scout-car Charpentier qui, mal placé, est violemment pris à parti. Les balles tambourinent rageusement et s’écrasent contre le blindage qui résonne comme une grosse caisse. Tout l’équipage est à plat ventre, sauf Duhamel qui manœuvre pour se mettre à l’abri dans le fossé. Nous évacuons Voisin qui vient d’être blessé.
Le commandant, de retour de Clairegoutte, me dit qu’il n’a pu obtenir aucun renfort. Il ne faut donc compter que sur nous-mêmes. Ceci est rapidement confirmé par le colonel Simon qui, tout en convenant de nos difficultés, nous invite à faire l’impossible. Savary décide que nous allons intensifier notre effort en passant à pied à travers la forêt en direction des charbonnages d’Éboulet pendant que les Nord-Africains, soutenus par le feu de nos tireurs, harcèleront sans répit les boches retranchés sur la colline au-dessus du virage. C’est la seule solution malgré nos effectifs qui s’amenuisent. Le 3e peloton est réduit ce matin à 24 hommes, juste le nécessaire pour servir les mitrailleuses. Il va quand même falloir en plus des équipes du canon de 57 de chaque peloton qui font habituellement soutien porté, prendre au moins un homme dans chaque véhicule pour monter deux ou trois patrouilles qui vont un peu ratisser sur la droite. Nous tâterons les charbonnages quand nous aurons nettoyé ce fouillis, qui attire beaucoup les boches.
Je fais les cent pas sur la route en compagnie du premier-maître Morel et nous établissons la liste de nos biffins. Sans nous en apercevoir, nous avons dépassé le coude qui nous masquait aux boches, qui déclenchent aussitôt un feu nourri balayant toute la chaussée. Au moment où je gueule à Morel de s’éloigner en direction du fossé, il chancelle et se courbe en deux. Je le soutiens jusqu’à l’abri des vues de l’ennemi et je déboutonne son blouson de battle-dress. La balle a pénétré un peu au-dessus du foie. Je l’embrasse en le confiant à Dreux et à Tournet qui, dans quelques minutes, le remettront aux mains de Sapin-Jaloustre, le toubib de l’escadron, installé à 7 ou 800 mètres à l’arrière. Pauvre et cher André, c’est la deuxième fois en quatre ans de combats qu’il tombe à mes côtés touché par une balle qui m’était autant destinée qu’à lui, et j’ai bien peur de ne plus le revoir.
C’est un peu catastrophés, mais la rage au cœur, que nous entreprenons nos patrouilles de nettoyage. Dans le milieu de l’après-midi, avec une trentaine d’hommes, je vais essayer de parvenir jusqu’aux bâtiments de la mine de charbon. Bernier me seconde tandis que Jestin a pris le commandement du 3e peloton. Progression lente dans la forêt. Nous enfonçons dans l’humus qui amortit nos pas pendant que, sur la route, nos équipages réduits intensifient le feu de leurs mitrailleuses. J’envoie Dewever avec Humblot, Colin et quelques autres couvrir notre droite. Ils se posteront près de l’étang et ne devront tirer qu’en cas d’absolue nécessité. Nous réussissons à parvenir sans être vus à proximité des bâtiments de l’usine qui semble déserte. Mais la forêt s’est éclaircie et nous sommes obligés de ramper.
Carasco, qui s’est coltiné une 7,62, réussit à la mettre en batterie face au plus grand bâtiment de l’usine et Bernier va placer ses fusils-mitrailleurs en bordure des abatis. Nous sommes ainsi gardés contre un retour possible des boches de la colline et nous balayons la route d’Éboulet. Savary qui vient me rejoindre est pour l’attaque immédiate, mais je ne sais pourquoi, tout ce silence ne me dit rien qui vaille. Nous risquons un traquenard et nous sommes vraiment trop peu pour tous ces bâtiments, ces tas de charbon et ces madriers où nous serons forcément séparés après le débouché. Frankel, encore tout imprégné de son exploit récent, veut partir à la grenade et je le rattrape de justesse au moment où il allait foncer. Mais il m’a fallu me lever et faire deux ou trois pas, ce qui m’a permis de déceler, presque sans le vouloir, un mouvement dans une encoignure de porte en face de nous. Je colle Frankel à la 7,62 de Carasco et je donne un coup de jumelles, il y a une mitrailleuse pointée dans notre direction mais je n’en aperçois pas les servants.
Nous sommes tout à coup alertés par du bruit sur la droite. Toutes armes se braquent de ce côté-là… C’est Philippe qui arrive tout essoufflé. Il est envoyé par Dewever qui me prévient que, placé comme il l’est en bordure de l’étang, il aperçoit plusieurs bâtiments pleins de boches qui semblent prêts à bondir. Nous décidons avec Savary de décrocher si possible en silence. En tout cas, il va, lui, rejoindre rapidement nos véhicules qui pourront nous soutenir si les boches veulent nous suivre.
Legagneux recule avec son équipe. Je reste avec Bernier en observation auprès de la pièce de Carasco toujours en position. Nous calons sous les branches quelques grenades dégoupillées et nous nous rabattons en bordure des abatis pour récupérer les fusils-mitrailleurs. Tout a l’air de bien se passer lorsque des éclatements se font entendre du côté de l’étang. C’est Dewever qui a été vu et se fait arroser aux grenades V.B. dont, nous dira-t-il tout à l’heure, au moins cinquante pour cent n’explosent pas. Je fais accentuer le décrochage lorsque arrivés dans le ravin au-dessous du fameux virage, les boches de la colline dirigent vers nous un feu nourri qui hache les branches au-dessus de nos têtes.
La plupart des marins se sont jetés à plat ventre, mais je leur hurle de gagner rapidement la route où nos véhicules font un boucan de tous les diables. Carabine en mains, j’observe vers l’arrière et Bernier vient me rejoindre derrière l’arbre où je suis plaqué. Dans la nuit tombante, quelques silhouettes confuses apparaissent et disparaissent derrière un buisson. Les boches ou Dewever ? Dans ce tintamarre nous ne nous entendons pas mais, d’un signe, nous nous sommes compris : là, tout près, à 50 mètres, une petite déclivité nous mettra à l’abri du tir ennemi et en posture de reconnaître nos poursuivants. Nous démarrons ensemble, mais en plein élan Bernier s’écroule :
– Touché ! crie-t-il.
Je boule avec lui pendant qu’une rafale fait sauter l’humus à mes pieds. Je me penche et le prends par le cou. Il a déjà la figure qu’avaient tous ceux que j’ai vus mourir.
– Ce n’est rien, Lucien, on va te guérir. Viens, je vais t’emporter.
– Non, dit-il doucement. C’est fini. J’ai une balle dans la colonne vertébrale…
Puis, m’étreignant, il ajoute :
– Monsieur l’officier, vous irez dire à ma femme que je l’aimais et comment je suis mort…
Il me regarda, ses yeux chavirent… C’est fini.
Alors, brutalement, je perds mon sang-froid, plus rien n’existe à part cette frénésie de peur qui me fait crier :
– À moi… à moi…
Je voudrais retenir cette vie qui s’en va, je voudrais assassiner ceux qui viennent de le tuer et je ne puis rien. Mon impuissance s’ajoute à ma détresse et je sombre dans une épouvante sans nom qui s’extériorise par cet S.O.S. désespéré qui me fait toujours hurler :
– À moi… à moi…
Je suis prostré sur le corps de celui qui fut véritablement mon camarade et mon frère de combat et je balbutie :
– Non pas toi… tu ne devais pas mourir…
Et puis d’un seul coup je réalise et me redresse, les doigts crispés sur mon arme. Dans ce sombre coin de forêt silencieux depuis que se sont tues les dernières rafales de mitrailleuses, des cris et des piétinements se font entendre, de tous côtés et rapidement apparaissent ceux que j’avais l’habitude de voir dans tous les coups durs, les vieux compagnons de Bernier et les miens ; voilà Dewever qui fonce avec Michel et Colin, voilà revenus, après avoir fait demi-tour, Legagneux, Samson et Gloria, voilà Dreux et ses éclaireurs de pointe, et d’autres encore que, d’un geste, je poste face à l’ennemi. Il y a là réunie une partie de la vieille garde de l’escadron, les bons à tout, les rescapés de 20 combats. Et tous ces marins avec qui on peut tout tenter parce qu’ils sont toujours prêts à tout donner, pleurent maintenant comme des gosses sur la dépouille du maître Bernier qu’ils reconnaissaient comme l’un des meilleurs, sinon le meilleur d’entre eux. Dewever l’emporte rapidement vers la route que nous atteignons sans encombre et une Jeep l’évacue sur Sapin-Jaloustre sous les yeux atterrés de Jestin, Charpentier, Tripoli et Le Terrier accourus à la lisière. Je rejoins Savary, nous sommes complètement effondrés mais la guerre continue et il nous faut de nouveau former l’escadron en carré. Aussitôt le mouvement terminé je me retire dans mon Dodge P.C. Je suis dégoûté de tout et fatigué à mourir, mais dans l’impossibilité de m’endormir je repasse en mémoire mes souvenirs communs avec Morel et Bernier, ces deux camarades de 40 que je perds dans la même journée. Mes nerfs m’ont lâché et je sanglote doucement lorsque je suis tiré de ma rêverie par un bruit de chenilles qui se déplacent dans la forêt. Je pense aussitôt à l’automoteur allemand qui nous tire quelques salves tous les soirs et je saute de ma voiture au moment même où les obus s’abattent dans notre clairière. C’est aussitôt des cris et des plaintes. Je me précipite et trouve Jestin qui m’apprend qu’un projectile est tombé en plein dans le scout-car de Bernier et plusieurs autres tout autour. Le tir a cessé et nous évacuons les blessés. Le Bourhis et Lalau ont été tués sur le coup, Poli a un éclat dans l’œil, Bailly et Angelmars sont grièvement touchés. Dans la Jeep qui l’emporte, Angleman, affreusement mutilé, appelle sans arrêt son chef tué deux heures plus tôt. Nous pouvons maintenant rayer des contrôles de l’escadron : Bernier, son équipage et son véhicule.
Ainsi s’achève cette journée du 2 octobre, cette cinquième journée de combats sans gloire dans la forêt du Chérimont qui aura vu tant de sang versé pour un résultat si médiocre. Et comble de l’ironie, le lendemain 3 octobre, alors que nous nous promettions de venger nos morts, l’ennemi décrochera sans combattre et nous nous emparerons sans mal de la mine de charbon où j’apprendrai qu’effectivement les boches, bien retranchés, m’attendaient hier.
Dans l’après-midi, nous conduirons au cimetière de Villersexel la dépouille de notre camarade Lucien Bernier, maître mécanicien de réserve, mort pour la France, à l’âge de 33 ans. Et cette croix de la Libération qu’il enviait tant, il l’obtiendra enfin, mais à titre posthume.
Officier des Équipages Colmay,
officier en second du 2e escadron du 1er R.F.M.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 67, avril 1954.