Le 18 juin 1940 à Nouméa
Une date qu’on n’oublie pas.
Ce sont, je me souviens avec le plus de netteté, c’est le soulagement et l’espoir qu’il m’a apporté à Nouméa. Je ne fus pas le seul.
Car, le 18 juin me semble avoir commencé bien avant ; le 10 mai peut-être ou même plus tôt.
Loin, là-bas, aux antipodes, l’hiver 1939-1940 nous avait apporté une note lénifiante de nos possibilités de gagner cette drôle de guerre, chose que nous ne demandions qu’à croire, et que nous voulions rassurante.
Les actualités cinématographiques nous vantaient l’intérieur d’une ligne Maginot tout en béton : un petit train électrique se glissant sous la terre caparaçonnée, transportant une troupe de soldats en bras de chemise et bonnet de police – ou tête nue – un peu avachis peut-être, mais confortablement protégés. On ne leur voyait même pas d’arme, ni individuelle, ni collective, ni fusil, ni canon.
Il est vrai que, par opposition, quelques mètres d’actualités allemandes nous présentaient l’extérieur d’un bunker pansu de la ligne Siegfried, d’où bondissaient trois soldats allemands, bien taillés, équipés en combattants, sans capote, et, qui, en un rien de temps, mettaient une mitrailleuse lourde en batterie. Cela donnait tout de même à penser.
Nous abreuvant de tranquillisant, les mêmes projections nous abreuvaient aussi d’inspections de notre général en chef, en première ligne, képi doré en tête, debout sur le parapet de la tranchée, d’où le commandant de secteur émergeait à peine, et où les hommes respectaient les règles élémentaires de sécurité.
Il fallait bien, pensais-je alors, surveiller le péril, d’où qu’il vienne.
Puis est arrivé le 10 mai ; « Enfin, l’ennemi attaquait là où nous l’attendions. » Tout devenait clair… pour quarante-huit heures.
Car, aussitôt après, ce fut la dégringolade : chaque jour, je pouvais marquer, malheureusement, l’avance allemande à travers la France.
Alors, chacun a commencé à mieux écouter une radiodiffusion lointaine, très lointaine, encombrée de grésillements, à la voix faible, faible, qu’emportait encore un fading irritant.
J’ai surpris, à cette époque, une ou deux émissions allemandes : Hitler haranguait ses foules, qu’il frappait de son leitmotiv « Arbeit… Arbeit… » et tout était emporté dans les hurlements scandés d’une foule en délire ; l’effet produit à la T.S.F., dans les conditions où nous recevions, tenait de l’hallucination : cette puissance intacte, qui s’exaltait encore sans vergogne à la face du monde – et nos troupes en retraite – il fallait la faire taire.
Dans la rue, les magasins avaient mis tous leurs haut-parleurs à la plus forte et meilleure tonalité : des vieux, des vieilles, trop pauvres pour avoir un poste chez eux, attendaient chaque jour le journal retransmis par Radio Sydney.
Des larmes se formaient au coin des yeux, s’insinuaient par les rides des tempes et des joues, et perlaient discrètement dans des visages fanés dont la plupart ne connaissaient pas la France, la métropole. Chacun dévorait en soi une souffrance horrible, impuissante, pour une patrie lointaine qu’on voulait bousculer, pousser par derrière, pour lui faire redresser la tête.
Les nouvelles concomitantes, c’était aussi des changements de gouvernement, des changements de ministre. Qui était donc ce général à titre provisoire qui prenait le ministère de la Guerre ? On changeait de commandant en chef.
Cet affolement qui nous semblait s’emparer de la France, nous paraissait aussi être l’accélérateur qui emportait tout.
L’Angleterre recueillait les rescapés de Dunkerque ; une nouvelle armée française allait débarquer en Bretagne. Les rumeurs les plus folles, les plus propres à maintenir un dernier ressort à un optimisme abattu, étaient recherchées, parce qu’on ne voulait pas croire à la catastrophe.
Et cependant rien ne se redressait.
Puis Mittelhauser, au Levant, relevait le gant. Deux jours plus tard il était encore debout : était-ce séreux maintenant ?
Je demandai mon passage au consul britannique.
Je me disais : Mittelhauser est bien entouré par les Anglais ; normalement, il a ou peut avoir tout ce qu’il faut pour continuer. Une inquiétude cependant me taquinait ; dans ce coin de la Méditerranée, Anglais et Français étaient souvent face à face et non à côté l’un de l’autre, surtout depuis Fachoda.
Aussi Mittelhauser, le quatrième jour, était rentré dans le silence. Que restait-il ? Comment continuer, ou plutôt reprendre la lutte ? Comment ne pas répondre à l’appel qui me parvint un mois plus tard, de ma mère et de ma soeur, toutes deux à Nancy : « Confiance, courage. »
Cruel problème. Lutter avec qui ? À côté des Anglais, mais avec quels Français puisque tous abandonnaient. Et nous étions si loin, si petits.
C’est alors que dans le lointain des ondes une voix nous parvint :
«… Général… France… bataille… pas perdu la guerre… pu capituler… forces immenses… encore donné… »
Que signifiait ce rébus ?
Déchiqueté par la technique qui nous l’apportait, l’appel se précisait d’émission en émission.
Dans la rue, les visages ravagés se calmèrent. Les vieux se montrèrent à nouveau. Après la grande, l’immense douleur qui avait percé tant de coeurs dans cette petite patrie française du bout du monde un rayon d’espoir apparaissait, se précisait, s’affirmait.
Onze mois plus tard, le 1er Bataillon du Pacifique, son commandant Broche en tête, embarquait afin de rejoindre les camarades qui n’avaient pas le handicap de l’éloignement. Nous avons débarqué à Sydney avant d’atteindre le Moyen-Orient qui devait permettre au bataillon de s’illustrer à Bir-Hakeim, en Tunisie, en Italie, en Alsace, et encore dans les Alpes.
Robert Guillaumet
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 156 bis, juin 1965.