18 juin 1948 : l’inauguration du monument aux morts de la France Libre
Longuement attendue, fermement espérée, l’inauguration de la statue à la mémoire des Français libres, fut vraiment le sommet et l’apothéose de cette semaine de fêtes.
Le temps qui toute la semaine ne fut guère souriant est, ce matin-là, clair et dégagé.
La douceur de l’Île-de-France, la douceur de Paris, unit dans une même harmonie les vieilles pierres chargées d’histoire et les modernes palais que baigne la Seine en ce quartier. Le bleu étincelant du ciel, piqué de place en place de légers nuages blancs, complète cette harmonie de couleurs et de lumière.
Le Palais des Arts Modernes, en sa sobre architecture, semble l’écrin rêvé pour le chef-d’œuvre d’Antoine Bourdelle.
Vers 10 h 30, les drapeaux se groupent sur le parvis de part et d’autre de la statue dont le socle reste voilé ; flottent ensemble les étendards de la France Libre, ceux des Associations des Anciens Combattants amis, les drapeaux de la British et de l’American Legion.
Sur la première terrasse se sont déjà groupées, les musiques du 1er R.M.T., deux sections du 501e R.C.C., une section du 1er R.F.M., une section des forces aériennes ; six drapeaux ou étendards d’anciens régiments F.F.L. sont à l’honneur :
– le drapeau du 1er R.M.T. ;
– l’étendard du 501e R.C.C. ;
– l’étendard du 1/3 R.A.C. ;
– l’étendard du 1er Spahis marocains ;
– le drapeau du 1er R.F.M. ;
– le drapeau des F.A.F.L.
Tout le long du grand escalier d’honneur, les uniformes des cavaliers de la Garde républicaine étincellent sous le soleil.
Mais voici qu’à 11 heures précises, annoncé par la Marseillaise arrive M. Pierre de Gaulle, président du conseil municipal de Paris, accompagné de Mme Alexandre-Debray, vice-présidente, et du docteur Alessandri, président du conseil général de la Seine ; ils sont accueillis à l’entrée du palais par le président de l’Association des Français Libres.
Puis ensemble, après avoir salué au passage les drapeaux des Anciens Combattants, le général de Larminat et M. Pierre de Gaulle passent en revue les drapeaux tandis que la musique exécute une marche.
Après que le président du conseil municipal eut salué les personnalités officielles réunies dans une tribune et parmi lesquelles on remarque les plus glorieux survivants de l’épopée française libre ainsi que de nombreux parlementaires, le général de Larminat se place aux pieds du monument et prononce l’allocution suivante :
« Combien de fois au cours de nos longues années de combat, voyant tomber les meilleurs d’entre nous, n’avons-nous pas, serrant les dents sur notre douleur, proféré en nous-mêmes ce serment, qu’il faudrait qu’après la guerre dans la patrie libérée et lavée de toute souillure, à Paris, sur les bords de la Seine, soit élevé un beau monument qui commémore dignement de tels sacrifices.
« Nous avons tenu ce serment. Et je veux ici nommer et remercier ceux qui nous y ont aidés. Et d’abord l’Association des Premiers Compagnons, présidée par M. Roquère, qui groupe les parents de nos morts, qui a pris l’initiative du choix du monument et de son emplacement. Puis Mme Bourdelle, la compagne au grand cœur du maître Antoine Bourdelle, qui a généreusement mis à notre disposition l’une des dernières, l’une des plus belles et des plus évocatrice des œuvres de son mari, désirant qu’elle fût vouée à l’exaltation du patriotisme le plus pur. Les services d’architecture du ministère de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts, et ceux de la Ville de Paris, qui nous ont accordé le noble cadre où se dresse le monument. Enfin le maître fondeur Hohwiller et ses compagnons, qui ont réalisé la fonte de la statue avec une sûreté dans la technique et un goût parfaits. Et je ne veux pas oublier les souscripteurs qui ont répondu nombreux à notre appel.
*
« Ce qu’il me reste à dire, ce n’est pas à moi qu’il appartenait de le dire, mais bien au général de Gaulle qui a suscité, fédéré, mis en œuvre les dévouements dont ce monument évoque la suprême exaltation, le général de Gaulle qui fut le chef de ces hommes, qui contre vents et marées les conduisit sur la route de l’honneur et de la victoire, auquel ils vouèrent respect, amour et fidélité.
« Le chef de la France Libre est empêché de présider aujourd’hui cette cérémonie. Il le regrette profondément se réservant d’apporter avec éclat son hommage public quand les circonstances s’y prêteront. Il est cependant présent, par le cœur, certes, et surtout parce que c’est son âme impavide, lucide et désintéressée qui a inspiré et mené de bout en bout l’épopée de la France Libre, parce que si ces morts que nous célébrons donnèrent leur vie à la patrie, et à la seule patrie, ils offrirent ce sacrifice sous les ordres d’un chef qu’il reconnurent comme le digne interprète des volontés de la patrie.
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« La voici donc dressée, cette France de Bourdelle, France guerrière, appuyée sur ses armes, sûre d’elle dans sa force et sa sérénité, scrutant l’horizon où se pressent les ombres de ses enfants tombés pour elle, pour n’avoir voulu ni désespérer ni douter, pour avoir refusé de déserter les champs de bataille où ils soutenaient son honneur et combattaient l’ennemi qui offensait son sol.
« Sur le socle, nous avons voulu que fut gravée une simple phrase de Charles Péguy, de ce Péguy qui aurait aimé le geste de la France Libre pour ce qu’elle avait de naïf, de pur, d’instinctif. Un vers de Charles Péguy, cité par le général de Gaulle dans l’un de ses plus grands discours prononcé au plus fort de la tourmente :
« Mère, voici vos fils qui se sont tant battus ».
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« Oui, Mère, voici vos fils qui sont tombés pour vous, pour la plupart bien loin de votre sol. Voyez-les aujourd’hui assemblés à vos pieds, sur les bords de cette Seine dont les flots baignent toute notre histoire, ombres venues de l’au-delà pour recevoir de vous le suprême accueil.
« Voici vos fils, Mère. Vous n’en eûtes jamais de meilleurs, de plus fidèles, de plus dévoués, de plus purs. Lorsque au 18-Juin 1940, aux heures de la détresse, des abandons, parfois des trahisons, dans la stupeur née d’un désastre foudroyant, retentit de par le monde, clair, martial, impérieux comme une sonnerie de clairon, l’appel du général de Gaulle, ceux-là de vos fils reconnurent la voix du devoir, la voix du salut. Écartant tout calcul autre que celui du sublime, refusant toute altération de la noble image qu’ils avaient de vous, fidèles aux grandes leçons de patriotisme et de culte de la liberté que vous leur aviez enseignées, à travers les siècles d’une histoire forgée dans les peines et dans les sacrifices, ils répondirent : « présent ». Et pour gagner le droit de se battre et mourir pour vous, ils acceptèrent d’être traités en insurgés, en rebelles, par le gouvernement de faiblesse et d’acceptation dont la pusillanimité voilait la noblesse de vos traits, ils s’exposèrent aux pires risques d’évasion (et plusieurs y périrent), ils s’exilèrent sans autre espoir de retour que la victoire et la libération, préférant, selon la formule que nous avons retrouvée dans plusieurs de leurs lettres : « Mourir debout que vivre à genoux ».
« Ces risques, ces sacrifices, ils vous les offraient dans toute leur pureté, pour la seule reconquête de votre liberté. Et s’il est arrivé dans votre histoire que des Français s’exilèrent pour combattre en vertu d’une préférence politique, jamais il n’était arrivé que des Français soient bannis, pour le seul crime de vouloir combattre et mourir pour affranchir de l’ennemi étranger le sol de la patrie.
« Ils partaient aussi pour l’honneur de votre nom et de vos armes. Ils ne pensaient pas qu’une défaite militaire peut dispenser de tenir, jusqu’à la dernière cartouche, les engagements solennels d’alliance librement consentis, dans une guerre qui mettait en jeu les principes mêmes d’une civilisation que la France, plus que tout autre, avait contribué à édifier. Ils ont répondu pour vous sur les champs de bataille où votre glorieux drapeau tricolore n’a cessé de flotter, où sa devise « Honneur et Patrie » a brillé d’un pur éclat.
« Parmi ces fils, Mère, n’oubliez pas que comptaient beaucoup d’étrangers par la naissance, vos fils par le cœur, qui combattaient parmi nous pour l’idée qu’ils avaient de vous, car même dans vos faiblesses vous êtes aimée pour votre noblesse et votre humanité. Et je n’en veux comme exemple que Bir Hakeim, où à côté d’enfants de toutes les provinces de France, de toutes les terres de l’Union française, du Pacifique, de Madagascar, de l’Indochine, et, de l’Inde à l’Afrique du Nord et à l’Afrique Noire, combattaient dans nos rangs des représentants de toutes les nations du monde, y compris des Allemands.
« Certes l’exemple ainsi donné fût riche d’une glorieuse moisson. Précurseurs, ils furent suivis, et si nous pouvons aujourd’hui parler le front haut sur ces bords de la Seine, c’est parce que, quatre ans plus tard, ces lieux même ont été libérés et purifiés par des Français versant leur sang aux côtés de nos Alliés.
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« Mère, ils se sont tant battus.
« Sur terre, sur trois continents, ils ont versé leur sang en Érythrée, en Syrie, dans les déserts de Libye, en Tunisie, en Italie, en Provence, en Normandie, ici même pour délivrer votre capitale, dans les Vosges, en Alsace, à Royan, et jusqu’à Berchtesgaden et aux plaines de Lombardie.
« Sur toutes les mers, tous les océans où sévissait la guerre, sur les mers glacées du Nord, sur la Manche, l’Atlantique, les océans Pacifique et Indien, leurs navires ont sans relâche combattu, travaillé pour attaquer l’ennemi, protéger les convois, transporter les aliments des batailles décisives.
« Dans tous les ciels, et c’est sans doute là qu’ils furent le plus héroïques, de la mer Rouge à l’Afrique, l’Angleterre, l’Europe, ils ont frappé l’ennemi des plus rudes coups, sans marchander leurs sacrifices.
« Et dans la lutte secrète dont ils furent sur votre sol les promoteurs, les organisateurs, les plus vaillants combattants, ils ont su atteindre l’ennemi dans ses parties vitales, par le renseignement comme par l’action.
« Ils se sont tant battus, sans ménager leur sang ni leur peine, impatients seulement d’avoir les armes les plus efficaces, passionnés à les employer de leur mieux, répudiant tout formalisme, dociles à toute leçon pour mieux vous servir. Ils se sont tant battus, sans compter. Songez, Mère, que telles de nos unités, comme les groupes de chasse « Île-de-France » et « Normandie-Niemen », ont perdu en tués près du double de leurs effectifs de combattants.
« Et ils se sont si bien battus, si utilement, si intelligemment. Rappelez-vous cette poignée de Français libres tenant Rommel en échec pendant 15 jours à Bir Hakeim, étonnant le monde par leur résistance et leur héroïque sortie de vive force. Leclerc se jouant des immensités désertiques réputées infranchissables, et pendant deux années y surprenant et y battant des forces très supérieures en nombre et en armement, pour déboucher victorieusement en Tunisie en flanquement de la VIIIe armée. La corvette Aconit détruisant le même jour deux sous-marins allemands. Le tiers du tonnage de notre marine marchande rallié à la France Libre, sillonnant les mers pendant quatre ans pour la cause des Alliés, pour nous être rendu intact au jour de la victoire. Rappelez-vous la moisson de gloire récoltée par nos aviateurs, dont je citerai un éloquent témoignage : sur huit aviateurs français ayant abattu officiellement plus de 15 avions ennemis entre 1939 et 1947, sept sont Français libres. Rappelez-vous les innombrables exploits de nos réseaux de renseignement et d’action, les secrets de l’ennemi transmis à Londres au jour le jour, son action judicieusement entravée aux points les plus sensibles.
« Ils se sont tant battus, et parfois le désespoir au cœur de devoir, pour vous servir, combattre des frères égarés. Ils se sont tant battus, aux heures les plus sombres, et combien sont tombés avant que l’aube de la victoire se fasse pressentir. Mère, soyez accueillante et maternelle à ceux-là, entre tous qui sont morts dans les ténèbres de l’incertitude, où seule la flamme de leur foi en vous les guidait et les soutenait, où ils ne savaient pas si leur sacrifice servirait finalement.
« Monsieur le président du conseil municipal de Paris, nous remettons à votre cité, à la capitale de la France, ce monument de foi et d’héroïsme. Sa place ne pouvait être qu’ici, au sein de la cité dont l’évocation hantait le cœur de nos hommes, dans ce décor où s’unissent le fleuve, berceau de notre unité nationale, les beaux arbres de l’Île-de-France et une noble architecture.
« Nous sommes heureux que ce monument apporte une parure à la Ville de Paris, comme le sacrifice qu’il symbolise a apporté gloire et réconfort à la patrie meurtrie.
« Nous désirons que ce monument serve d’exemple et de leçon. Nous souhaitons que les Parisiens, leur jeunesse, les enfants des écoles, y viennent en pèlerinage pour y apprendre la grande leçon que leur lèguent nos morts, celle de l’amour désintéressé de la patrie poussé jusqu’au sacrifice total, celle du culte du service porté jusqu’à l’abnégation.
« Car certes, nous qui sommes leurs camarades nous pouvons en témoigner, une seule ambition hantait le cœur de nos morts, celle que leur exemple soit suivi, et que les Français, répudiant leur égoïsme, leurs vanités, leur légèreté, s’unissent dans cette pleine conscience du service du pays où leurs grandes vertus nationales, s’épanouissant pleinement, assurent à la France, avec la prospérité et la grandeur, la place que la providence lui a marquée depuis un millénaire en tête d’une civilisation humaine et noble. »
Longuement la foule applaudit ces nobles et belles paroles, puis arrive l’instant solennel. D’un geste ému, le général de Larminat fait tomber le voile tricolore qui masquait l’inscription, et sur l’entablement on peut lire : « Aux volontaires des Forces Françaises Libres, morts pour l’honneur et la liberté de la France 18-Juin 1940-mai 1945 », tandis que sur le socle, s’inscrit la phrase de Charles Péguy : « Mère voici vos fils qui se sont tant battus ».
Au milieu de l’indicible recueillement s’élèvent les notes poignantes de la sonnerie « Aux Morts » ; les drapeaux se sont abaissés ; dans une des tribunes, beaucoup de mères et de veuves étouffent leurs sanglots ; chacun de nous a la gorge serrée, pensant aux bons compagnons dont cet instant leur rappelle le souvenir.
Après la bénédiction du monument, qui fut faite par M. le curé de Saint-Pierre de Chaillot, le président du conseil municipal de Paris, prononce une belle allocution dont nous extrayons ces phrases :
« Je suis heureux et fier d’accepter de l’Association des Français Libres, au nom de la Ville de Paris, ce beau monument du souvenir.
« À tous ceux-là qui sont morts, délivrer notre cité de la servitude, fouler à nouveau son sol en vainqueur, apparaissait comme le but qu’il fallait atteindre, partie essentielle et symbole de la libération de la patrie. Il est juste que s’élève ici même, bien en vue de tous les Français, l’hommage aujourd’hui rendu au plus complet des sacrifices.
« De toutes les victimes qu’a faites cette guerre, héros de bien des sortes, tombés au printemps de 1940, fusillés des fossés et caponnières, morts des prisons et des camps de souffrance, combattants expirant aux maquis, soldats des armées reforgées, frappés sur tous les champs d’honneur, les hommes et les femmes dont nous évoquons la mémoire nous sont sans doute les plus chers car, refusant de désespérer de la France, ils se sont rangés parmi les premiers compagnons de celui qui, le 18-Juin 1940, appelait du fond du désastre, notre peuple à la lutte et à la victoire. Qu’ils fussent revêtus d’uni formes et mêlés aux combats ouverts de la terre, de la mer et du ciel ou qu’ils soient demeurés sous l’habit ordinaire pour mener, au sein des réseaux, l’écrasante action clandestine, ils ont été, solitaires et parfois incompris le ferment de ce qui devait progressivement devenir le grand soulèvement national. En dépit des propagandes infâmes, c’est vers eux que tous se tournèrent et jusqu’aux plus timides et jusqu’aux roués pour peu que le cœur s’émut devant le deuil de la France. Sans ces hommes qui bravaient les plus lourds périls – et, aussi, les pires abandons – l’unité française fut restée formule vaine. Or, c’est eux d’abord, et c’est elle ensuite qui, mêlant constamment aux étendards alliés nos drapeaux tricolores, ont permis à la France de participer largement à la victoire commune et de garder ainsi les moyens d’affermir, pour le présent et pour l’avenir, son influence et sa grandeur.
« Ils sont morts sans avoir connu l’ivresse du triomphe, sans, bien souvent même, tenir celui-ci pour assuré car ils n’allaient pas au succès, mais au devoir et, au contraire de quelques-uns, n’attendaient de leur dévouement que l’austère récompense des satisfactions intérieures. Voici donc que la patrie à laquelle ils se sont donnés, berçant leur repos de sa plainte maternelle les reconnaît pour les meilleurs et demande à ses fils vivants de s’inspirer de leur exemple. »
À la fin du discours, la musique exécute la Marche lorraine et le Chant des Partisans, bien à leur place en ce jour.
La cérémonie est terminée et chacun se retire lentement en estimant que c’est une heure mémorable, non seulement pour nous, Français libres, mais encore pour tous les Français qui ont souffert pendant quatre ans.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 10, juillet-août 1948.