Les volontaires pondichériens, par Henri Vignes
Se souvient-on des Établissements français de l’Inde, Pondichéry, Karikal, Chandernagor, Yanaon, Mahé, qui rallièrent très tôt le général de Gaulle ? Sait-on que ces minuscules territoires envoyèrent un millier de volontaires aux Forces Françaises Combattantes ?
Quand j’arrivai à Pondichéry en avril 1942, le premier contingent était parti depuis quelque temps. Et comme ces volontaires donnaient satisfaction à Beyrouth, Damas et partout où on les mettait à contribution, il fut demandé d’en envoyer d’autres. Jeune lieutenant venu de Londres pour commander la compagnie des Cipahis, je fus chargé d’enseigner aux deux contingents qui suivirent, les rudiments de la discipline militaire ainsi que d’accompagner le deuxième jusqu’à Bombay et le troisième jusqu’à Beyrouth.
Les candidats se présentaient en foule car la solde permettait de faire vivre les familles et, comme ils étaient jeunes, sans doute l’appel de l’aventure jouait-il aussi. Mais peu devenaient Volontaires (avec un V majuscule).
Ils venaient pour la plupart de Pondichéry et Karikal, les deux plus vastes et peuplés des cinq établissements hérités de Dupleix. Les Tamouls dont le modelé du visage est souvent européen, ont des épidermes allant du bronze chaud au noir mat; ils sont fins, intelligents, plutôt doux mais en général point très robustes. On les employait surtout dans les dépôts et les services, mais plusieurs se firent remarquer dans des unités combattantes.
La sélection était sévère, le médecin capitaine Pruvost procédant à des contrôles stricts. On peut dire que sur dix candidats, un seul devenait volontaire.
Dès que le contingent était constitué, on l’organisait en sections commandées par d’anciens Cipahis déjà militairement dégrossis, sous la supervision de sous-officiers métropolitains. Chaque volontaire recevait son équipement de voyage: deux shorts, deux chemises, des bas, des chaussures basses – souvent les premières de sa vie – un casque colonial de forme française, le tout kaki et de fabrication locale, les usines pondichériennes fournissant le “drill” et l’artisanat le reste. Et pendant quelques semaines, on enseignait le garde-à-vous, la marche au pas cadencé, le salut, les grades et divers autres fondements de la discipline élémentaire. Ces hommes étaient d’une remarquable docilité et d’une merveilleuse souplesse d’adaptation. Les ex-Cipahis qui parlaient, bien entendu, leur langue, les commandaient avec une belle autorité, fiers qu’ils étaient de leur savoir et désireux de prendre du galon.
Dès que les démarches auprès des autorités anglaises de qui nous dépendions pour tout, avaient abouti, on procédait à l’embarquement dans le train spécial amené en gare de Pondichéry. C’étaient, sur le quai, des adieux longs et touchants dans un grand brouhaha populaire. Il fallait parfois « presser la mouvement» pour dénouer des groupes qui n’en finissaient pas de s’embrasser et même « aider» certains partants qui avaient un peu abusé du “caloû” (alcool local) à se hisser dans les compartiments avec la petite valise individuelle.
La fanfare des Cipahis jouait “la Marche Lorraine” et “Sambre-et-Meuse”. Les orchestres tamouls de flûtes aigres et tam-tams bourdonnants prenaient le relais. Le gouverneur venait saluer. Et le train finissait par s’ébranler dans les vivats et les ultimes appels de parents bouleversés.
L’organisation anglaise était impeccable, à de menus détails près. Le passage du réseau régional à voie étroite au réseau à voie large des grandes lignes traversant l’Inde se faisait avant Madras et, arrivé à Bombay, le train dirigé directement sur le port, dégorgeait les volontaires qui se mettaient docilement en files pour monter sur le bateau d’en face.
Ainsi s’effectua le voyage du deuxième contingent que je remis avec les documents administratifs et quelques consignes au capitaine Molina qui, venant de Tahiti, rejoignait sa nouvelle unité quelque part en Moyen-Orient. Le représentant de la France Libre à Bombay, l’excellent M. Pagnon était là, efficace et jovial Marseillais.
Le voyage du troisième contingent fut plus mouvementé et comme j’en eus la responsabilité de Pondichéry à Beyrouth, je le raconterai un peu plus en détail.
Ce troisième contingent formé en juillet 1943 comprenait 130 volontaires, quatre sous-officiers français dont un brigadier de gendarmerie avec femme, fille et mobilier ainsi qu’une douzaine de sergents, caporaux et ex-Cipahis tamouls. Ne pas oublier – l’aurais-je pu ? – deux tonnes de colis envoyés par les dames de la Croix-Rouge pondichérienne aux camps de prisonniers d’Allemagne et une tonne d’huile de chaulmoogra destinée aux léproseries françaises d’Afrique – même la vichyste – car, à l’époque on ne connaissait pas d’autre remède et ce remède était produit en grande quantité à Pondichéry.
L’embarquement s’effectua sans incident. De même le voyage, relativement court, jusqu’à la gare où on devait changer de train pour circuler sur la grande ligne Madras-Bombay. Notre convoi vint s’immobiliser le long de celui que nous allions prendre; les wagons se faisaient face il n’y avait que le quai à traverser. Oui mais, voilà entre les deux convois, séparant les réseaux, il y avait une longue grille d’environ 2 mètres de haut. Ce qui n’aurait été rien si…
Le chef de gare était un magnifique vétéran Sikh sanglé dans un uniforme amidonné de la minute précédente et portant haut son turban serré comme seuls les Sikhs savent le faire. Je me présentai en claquant les talons; il fit trembler sa main pour le plus réglementaire des saluts et transmit les ordres comme on le fait dans l’armée anglaise, c’est-à-dire en mécanique parfaitement huilée : il fallait contourner la longue grille, là-bas, tout au bout du quai.
Surpris, je dis en montrant les portes qu’il suffisait d’ouvrir :
– Ne peut-on passer par là ?
Les portes étaient fermées par des cadenas. Qui avait les clés? Le chef de gare parut se troubler. Non pas tant parce qu’il ne savait pas où étaient les clefs mais parce que, les ordres ayant été correctement transmis, rien ne se déclenchait immédiatement. J’insistai: “Où sont les clefs? Je ne vais tout de même pas faire coltiner les trois tonnes de bagages en grosses caisses le long de la grille…”
Le Sikh parut alors découvrir, peut-être à ma façon d’employer la langue anglaise, que j’étais… Français! Comment peut-on être Français? se demanda-t-il sans doute en regardant d’un œil rond mon képi à bande dorée de la Garde mobile (1). Son visage barbu et moustachu prit l’expression de celui qui découvre que “quelque chose ne va pas”.
– On ne sait pas où sont les clefs, finit-il par bredouiller avec la mine confuse d’un vieil enfant pris en défaut.
– Qu’à cela ne tienne; on va soulever les portes pour les sortir de leurs gongs.
La déroute morale du vétéran fut totale : soulever les portes !!! Ah, ces Français ! dut-il penser. Car tout le monde sait, même au plus profond de l’Inde qu’un Français, ça n’est guère discipliné…
Ayant compris cela, le Sikh sembla se réjouir de l’aventure et esquissa un geste semblable à celui de Ponce Pilate.
Je donnai mes ordres aux sous-officiers et pendant que j’entraînais mon Sikh loin du spectacle en lui racontant des histoires à dormir debout, des grappes de volontaires soulevaient les portes, dégageaient les passages, procédaient avec diligence au transfert d’un train à l’autre, matériel compris. Lorsque nous revîmes, le Sikh et moi, riant comme les meilleurs complices du monde, tout était en place avec le convoi des grandes lignes prêt à emporter le contingent franco-indien et ses insolites bagages. Les adieux du vieux Sikh furent chaleureux. Il n’en finissait pas de me secouer les mains. “Ah ces Français !” avait-il encore l’air de penser lorsque nous le perdîmes de vue.
Normalement, le convoi aurait dû nous débarquer sur le quai de Bombay à quelques pas du bateau à prendre. Hélas, le bateau prévu avait reçu in extremis un autre chargement et se hâtait vers je ne sais où. Nous fûmes dirigés sur le camp de Colaba pour y en attendre un autre.
Hélas encore, pendant ce passage du port à la gare la plus proche du camp, le wagon des bagages se perdit et il nous fallut deux longues et harassantes journées, à M. Pagnon et à moi, pour le retrouver dans l’univers embrouillé des voies de garage de Victoria Station. Par chance, il n’avait pas été pillé par les bandes faméliques qui hantaient la grande gare, à cette époque.
À Colaba camp, nous fûmes logés sous des tentes coniques et l’intendance anglaise déversa sur nous un extraordinaire attirail de cuisine et de couchage. Tout se passa le mieux du monde grâce à l’efficacité britannique que je ne célèbrerai jamais assez. Grâce aussi à la merveilleuse docilité de mes patients volontaires.
Il n’y eut qu’une minute de flottement lorsque l’officier chargé du ravitaillement me dit :
– Bien entendu, pour vos hommes, des rations indiennes !
– Non, des rations européennes.
– You are joking ! (Vous vous moquez).
J’expliquai que mes Tamouls étant en grande majorité des “sans caste” et les rations européennes étant nettement plus attrayantes que les indiennes (sans viande) il s’ensuivait que…
L’Anglais s’inclina avec la meilleure grâce du monde en disant :
– C’est votre job.
Le contingent s’enrichit d’un jeune missionnaire breton qui, après sept longues années au fin fond de la jungle, s’engageait dans les Forces Françaises Combattantes. C’était une personnalité extraordinaire ; il devint un camarade parfait et un adjoint précieux.
Pendant les 15 jours passés à Colaba camp, je complétai l’entraînement militaire de mes néophytes avec des résultats qui m’ont inspiré de l’estime et même quelque chose qui ressemblait beaucoup à de l’affection.
Enfin, un bateau put nous recevoir. Il s’appelait – de telles coïncidences ne s’inventent pas – City of Paris (Cité de Paris) et comme ce voyage -septembre 1943 – se faisait à une époque où, très nettement, la guerre tournait en notre faveur, il prit, pour les Français d’origine, valeur de symbole.
Nous reversâmes notre attirail de cuisine et de couchage à l’intendance anglaise qui le reprit sans la moindre complication malgré d’inévitables bris et pertes. Et nous embarquâmes.
Voyageaient avec nous des permissionnaires Sikhs, Gurkhas, Punjabis qui regagnaient leurs unités en Moyen-Orient. Je leur dois une des grandes surprises et une des plus savoureuses revanches de ma vie.
Surprise: j’avais dans la tête des images de Sikhs, Gurkhas et Punjabis impeccables, car c’est vrai que ces corps de l’armée des Indes étaient des élites célèbres pour leur tenue à la parade comme au feu. Or, sur le City of Paris, les permissionnaires qui avaient sûrement du « vague à l’âme» en quittant le sol natal pour guerroyer au diable vauvert, se faisaient remarquer par leurs uniformes douteux et leurs comportements relâchés. En comparaison, mes volontaires qui ne savaient guère que se tenir au garde-à-vous et saluer de la bonne main, étaient des modèles de présentation et de vélocité.
L’ensemble des «troupes» était placée sous le commandement d’un de ces colonels dont l’armée anglaise et spécialement celle des Indes avaient le secret. Trapu, rond, sanguin, brusque, bougon, teint rougeaud, moustache hérissée, il marchait d’un pas sec en manipulant un stick autoritaire. Chaque matin, il passait une revue sur le pont du navire aux postes d’évacuation en cas d’alerte et je l’escortais sur le front des “Free French Forces”. Or, mes “Free French Forces” s’alignaient impeccables. Tandis que les autres… ! Un jour, le colonel ronchonna :
– Vous les avez bien en main !
C’est alors que je m’offris la plus savoureuse revanche de ma vie militaire :
– Mais, monsieur, fis-je comme surpris, c’est toujours ainsi dans l’armée française.
Voilà. Je n’invente ni n’embellis. Cela ne méritait-il pas d’être rappelé ?
Normalement, le City of Paris aurait dû nous conduire à Suez. Il nous conduisit à Bassorah, au fond du Golfe Persique. Jusqu’à l’entrée dudit golfe, une corvette nous entoura de ses orbes de protection et des Catalinas venaient de la côte survoler une mer qui aurait pu cacher un sous-marin nippon.
Au milieu du Golfe Persique, enfermé dans des rivages torrides comme une infernale chaudière, nous subîmes un khamsin qui est sûrement resté dans le souvenir de tous les passagers brûlés par l’air et les fers du navire, desséchés jusqu’au plus profond des pores, suffoqués, assoiffés, harassés.
Mais, à l’arrivée à Bassorah, ce fut le miracle de “l’après-khamsin” : ciel extraordinairement pur, lumières irisées, grand fleuve peuplé de felouques aux grandes voiles triangulaires, palmeraies de paradis oriental…
De l’appontement où nous débarquâmes sans histoire, des camions militaires nous firent passer dans un camp de transit en plein désert. La nuit, à la belle étoile, y fut digne des Mille et Une Nuits, sauf que Shéhérazade et ses sœurs faisaient grandement défaut.
Le lendemain matin, j’eus à changer les roupies, annas et roupies de mes Indiens en dinars et fils irakiens, puis à obtenir un moyen de transport vers l’ouest.
Par chance – mais peut-être l’avait-on prévu à cet effet – il y avait un train qui cuisait au soleil depuis deux jours.
Nous embarquâmes en fin d’après-midi. Les compartiments étaient autant de fours, mais, miracle lui aussi prévu bien sûr, il y avait sur le quai des “marchands de glace”. Non pas des “crèmes” : des blocs d’eau glacée détachés au poinçon de longs pains venus en hâte de l’usine. Et bientôt, on vit par toutes les ouvertures des Tamouls suçant des glaçons.
Notre « brigadier » de gendarmerie et sa famille voyagèrent comme un « brigadier » anglais (général de brigade) et sa famille l’auraient fait.
Le lendemain, arrivée à Bagdad la fabuleuse – et décevante – vers midi, c’est-à-dire sous une chaleur de plomb. Des camions transportèrent les hommes à un camp de transit situé en dehors de la ville. Il y avait là un bataillon de l’armée polonaise d’Anders. Les officiers nous accueillirent à “la polonaise”, c’est-à-dire avec de nombreuses bouteilles et ils portèrent des toasts on ne peut plus chaleureux. Heureusement, mon adjoint le missionnaire avait une bonne « descente » de Breton et il tenait le whisky en vieux briscard des Indes.
Manque de chance : le wagon de bagages n’avait pas suivi. Je me lançai à sa recherche en compagnie de mon missionnaire breton. Ce fut une longue et dure expédition, car il faisait une chaleur étouffante dans la gare de triage de Bagdad. Passant devant un des innombrables wagons échoués là comme autant de bateaux rejetés à la côte par un coup de vent intempestif, je m’entendis soudain appeler… en français.
De sous le wagon, surgit un gamin brun de 7 ou 8 ans qui nous dit :
– Vous cherchez les autres Français ?
En effet, la leçon de Bombay ayant été comprise, j’avais placé dans le wagon des bagages deux sous-officiers pour prévenir un éventuel pillage. Le gamin nous conduisit :
– Mon père est Arménien. Il a longtemps vécu à Montmartre.
Il m’a appris le français. Je parle quatre langues…
Je répète : cela ne s’invente pas.
Nous passâmes deux semaines au camp de transit “polonais”. Entre les tentes, erraient, faméliques et timides, des soldats irakiens mal nippés. Chargés d’on ne sait quoi, ils trimballaient sans conviction aucune, des fusils français venus, on ne sait comment, de Syrie (2) et ils regardaient, fascinés nos discrets Tamouls comme ils avaient regardé jusqu’alors les exubérants Polonais.
Normalement les autorités anglaises auraient dû nous acheminer sur Beyrouth ou Damas. Ne voyant rien se dessiner, je me rendis au bureau du Town Major (commandant de la place). J’y trouvai un gros major rubicond, affalé sous un ventilateur à pales avec un whisky en navette perpétuelle entre le seau à glace et sa moustache rousse. Il faisait une chaleur à crever.
– What do you want ? (Que voulez-vous ?) soupira cet homme accablé.
J’expliquai que, étant au camp depuis 15 jours, mes hommes n’avaient plus d’argent pour les menues dépenses de la vie courante: coca-cola ou lames de rasoir…
– Combien vous faut-il ? parvint à articuler l’homme accablé.
– Pour quelques jours, 60 dinars devraient suffire.
– On va vous les donner. Quoi encore ?
– Je dois me rendre à Beyrouth.
– Des camions… Combien en voulez-vous ?
– Une trentaine.
– Vous les aurez demain…
On me versa les 60 dinars sur simple reçu. En aurais-Je demandé 600 qu’on me les aurait sûrement donnés sans plus de façons. Étonnante “méthode anglaise” qui consiste à faire confiance à priori.
Le lendemain matin, les 30 camions étaient là, conduits par des Gurkhas à têtes de bourreaux chinois hilares, et un jeune sous-lieutenant orienteur anglais qui commandait tout de sa Jeep en agitant son stick à la manière d’une baguette de chef d’orchestre.
Nous traversâmes le désert syrien en cinq étapes. Les camions roulaient le matin, arrivaient à midi à un camp de transit dessiné sur le sable roux par des pierres peintes en blanc. Il y avait là quelques baraques en dur, une Naafi et des tentes coniques, avec un staff que rien ne surprenait. Même pas les mœurs de ce contingent franco-indien. En même temps que nous, pénétraient sur l’aire de débarquement, venus je n’ai jamais su d’où, un camion de vivres frais et un camion citerne plein d’eau potable. Et je signais des reçus. Jamais je n’ai eu la moindre difficulté avec les autorités anglaises. Jamais personne ne me demanda des comptes pour les vivres que j’économisais et que je transportais dans un camion spécial.
Au dernier camp du désert, celui de Mafracq, nous trouvâmes une troupe de fort jolies danseuses polonaises qui visitaient les unités de l’armée Anders et je dénichai sur un haut rayonnage de la Naafi quelques bouteilles de vrai champagne français. Il y eut ce soir là, une aimable fête interalliée…
Le lendemain, nous entrions en Palestine et la découverte de la Terre Promise après cinq jours de désert fut un spectacle que je ne suis pas près d’oublier.
Enfin, Beyrouth. Je remis au commandement français 130 volontaires en parfaite force physique et morale, des bagages au complet et un plein camion de vivres économisés.
(1) La compagnie des Cipahis était rattachée à la Garde mobile.
(2) Il s’agissait probablement des armes livrées par le général Dentz à la veille des combats de Syrie (N.D.L.R.).
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 214, janvier-mars 1976.