Souvenirs épars 1940-1942
C’est dans la nuit du 18 au 19 mai 1940 que pour la première fois de ma vie j’entends prononcer les deux syllabes « de Gaulle ».
Le 18 au soir je quitte Arras pour la Ferté-sous-Jouarre. J’appartiens à l’état-major de la Mission française de Liaison auprès de l’armée britannique et j’ai mission d’aller au GOG solliciter certaines instructions destinées au général Gort qui commande le Corps expéditionnaire. En effet, par téléphone ou autres voies, impossible de rien obtenir.
Depuis l’été 1939, le Grand Quartier général occupe une grande partie du bourg de la Ferté-sous-Jouarre et a installé ses bureaux dans de nombreux pavillons et villas réquisitionnés.
Au 4e bureau (mouvements), je vais voir l’officier de garde qui ne peut rien me dire; il ne sait où donner de la tête ; une demi-douzaine de téléphones sonnent en même temps et sans interruption : ce sont les états-majors de groupes d’armées et d’armées en quête d’instructions… qu’ils ne recevront jamais.
De là, je vais à un pavillon voisin, au 3e bureau (opérations) où je trouve aussi un officier de garde. Le calme y règne, c’est le silence. Au mur, les cartes de tout le front. Pour l’armée Gort, il me conseille d’aller aux Bondons où siègent le général Georges, commandant en chef du théâtre d’opérations nord-est, et le général Doumenc, major général. Mais mieux vaut, me dit-il, attendre le début de la matinée et, entre temps, dormir un peu à l’hôtel de la gare. Bien sûr, il ne me laisse pas partir sans se saisir de sa baguette et me commenter ce qui tient lieu de front, car partout où l’ennemi pénètre il n’y a plus de front : « Un seul noyau de résistance, le groupement de Gaulle. En hâte ces derniers jours, des unités de chars ont été rassemblées. et placées sous ses ordres. Il fonce. »
Au bout de sa baguette, je vois Moncornet, Crécy-sur-Serre… « Mais, ajoute l’officier breveté qui me parle, si on ne lui envoie pas en renfort, dès ce matin, l’armée Touchon qui est par là sur ses arrières, de Gaulle va s’essouffler. Il ne pourra poursuivre sa percée, il risquerait même d’être encerclé. Au contraire, si Touchon s’enfonce dans la brèche que de Gaulle vient d’ouvrir, ils peuvent isoler les éléments allemands de reconnaissance qui, n’ayant rien trouvé devant eux jusque-là, foncent à toute allure jusqu’à présent vers l’ouest et la côte. Ils sont parfois fluides à force de vouloir aller vite… Ils s’éloignent de leurs échelons de ravitaillement en carburant… Ils deviennent vulnérables sur leurs flancs. Mais Touchon est-il en état de faire mouvement ? En a-t-il les moyens ? De toute façon il n’y a personne là-haut – sous entendu aux Bondons – pour lui donner des ordres… Huit nuits sans sommeil… Ils sont liquéfiés… » Je risque une question : « Le groupement de Gaulle, qu’est-ce que c’est ? » Réponse laconique : « Des éléments de chars ramassés un peu partout ; une sorte d’embryon de division cuirassée aux ordres du colonel de Gaulle : un officier de chars très gonflé. »
Malgré cette lueur d’espoir, ces propos ne reflètent pas l’enthousiasme. Comment n’être pas pessimiste en un lieu où convergent les nouvelles de tous les désastres ? Il est 3 heures, je vais me coucher. Quelques heures plus tard je serai aux Bondons.
À peine y suis-je qu’entre Gamelin, qui vient de son château de Vincennes où six mois plus tôt je suis allé le voir, morfondu d’ennui dans sa solitude et réclamant à son aide de camp journal après journal. À cette époque, ma démarche portait sur les dispositions à prendre pour régler la visite du roi George VI à la BEF (British Expeditionary Force) et ce devait être l’occasion pour les généraux des deux armées de se distribuer moult grand’croix, plaques, jarretières, etc. : prendre de telles précautions avant la bataille, c’est toujours cela de gagné. En ce 19 mai, Gamelin est toujours tiré à quatre épingles, bottines vernies et visage poupin. Le lendemain, il sera limogé.
Depuis ce jour, le nom de celui qui a été fait, sur le champ de bataille, général de brigade à titre temporaire, ne quitte plus l’actualité. Le 5 juin, il devient sous-secrétaire d’État. Le 9 juin, les télescripteurs font état de sa mission éclair à Londres. Le 19 juin, je rencontre dans Bordeaux un officier du 2e bureau qui sort de sa poche un fragment de l’Appel prononcé la veille à Londres. Il fait la moue. « Ce n’est pas très sérieux, observe-t-il… »
Si au lieu de m’obstiner à trouver un bateau en partance pour l’Angleterre, j’étais allé à Saint-Jean-de-Luz, j’aurais embarqué sur l’heure, comme l’ont fait Eve Curie, René Cassin, Raymond Aron et bien d’autres. Mais il me faudra attendre le 16 juillet pour débarquer à Liverpool après avoir passé une dizaine de jours au Maroc. Je n’aurai pas à me repentir de ce crochet car à Rabat, comme à Casablanca, je me serai vite convaincu que, des velléités de résistance aux actes, il y a loin et à Casa j’aurai fait la connaissance de Jacques Bingen de qui plus rien ne me séparera jusqu’à ce que le 12 mai 1944 il avale à Clermont-Ferrand sa pilule de cyanure pour échapper à la torture entre les mains de la Gestapo.
À Londres, je vais voir l’officier d’ordonnance du général de Gaulle, Geoffroy de Courcel, en compagnie de qui j’ai usé mes culottes sur les bancs de Stanislas. Très vite, il me dira qu’il est surchargé et qu’il a besoin de renforts.
Le 22 juillet, à St Stephens House, je suis reçu par le générai de Gaulle. Il est debout, dos à la fenêtre. Beaucoup, dans leurs souvenirs, ont déjà décrit la même scène. Un petit bureau, assez sombre, une immense silhouette, démesurément allongée, se détache en ombre chinoise. D’autant plus allongée que l’homme est très mince, sanglé dans sa vareuse. l’impression première, c’est la jeunesse. Il a 49 ans et paraît moins encore. Quel contraste avec tous ces généraux souvent bedonnants et hors d’âge que j’avais entrevus en France (plutôt que de promouvoir de jeunes valeurs, le commandement préférait tirer de la retraite des vieillards à qui il confiait des armées).
Autre surprise : la distance. Pas trace de ces poignées de main trop chaleureuses de tant de généraux rencontrés naguère et d’abord soucieux, semblait-il, de soigner leur popularité en feignant une apparente camaraderie.
Je vois maintenant mieux le visage: avant tout, un regard qui perce l’interlocuteur. Autour de ce regard, s’ordonnent des traits à décourager les caricaturistes, car toutes les accentuations qu’ils recherchent y figurent grandeur nature. Comment exagérer davantage la taille du nez, considérable, l’exiguïté des yeux, l’étroitesse du front, l’absence de mâchoire ? Et comme la tête semble petite en haut de ce grand corps où gaucherie et distinction se mêlent étrangement ! (1)
En trois phrases, je résume mon emploi du temps depuis le 17 juin où j’ai quitté de mon propre mouvement Vichy, où transitait le GOG, jusqu’à Londres (il est bien clair que si j’avais exercé un commandement au lieu d’être haut-le-pied dans un état-major, je n’aurais pas quitté mes hommes, ni déserté ce jour-là.)
« Ah bon ! Vous arrivez de France… Vous avez vu Courcel. Nous allons quitter ces bureaux pour nous transférer à Carlton Gardens où vous prendrez votre service. Voyez Courcel… »
Ce sont ces propos mémorables qui décident de mon adhésion aux Forces Françaises Libres. Je n’ai pas droit, comme bien d’autres, à un grand amphi sur la guerre et la situation du monde. Point de vision prophétique, point d’envolées propres à enflammer mon ardeur. Je n’ai plus qu’à me raidir dans le « Mes respects, Mon Général » que je proférerai quotidiennement pendant deux ans et demi et à pivoter sur les talons. l’entretien aura duré deux minutes. La suite me montra que je ne devais rien déduire du laconisme de ce premier contact. l’accueil du Général n’était nullement abrupt. Celui-ci témoignait au contraire, à l’égard de chacun, d’une grande délicatesse de manières et d’une attentive courtoisie. Simplement, à l’instant où il me reçut, il avait l’esprit occupé ailleurs.
Je n’étais pourtant pas venu de France pour occuper un poste sédentaire. Je me sentais certes très honoré de ce
choix mais je ne me préparais pas à prendre mes fonctions sans un certain effroi.
Dans le passé, des confidences de jeunes officiers m’avaient appris qu’être officier d’ordonnance était le dernier des métiers. Je les avais entendus affirmer qu’il fallait tout faire pour échapper à ce sort: déplacements incessants chez le tailleur, le bottier et autres fournisseurs, suite de corvées vite dégradantes, sans parler de la générale habituée elle aussi à utiliser le malheureux comme majordome pour ses réceptions, garçon de courses, etc.
Courcel avait beau m’avoir assuré que je ne connaîtrais rien de tel, j’avais des appréhensions. J’appris très vite que mes craintes étaient vaines. Avec le général de Gaulle, les aspects ancillaires étaient réduits à rien, Madame de Gaulle ne se manifestait jamais – qu’elle habitât au loin dans le Shropshire ou tout près à Berkhampstead. Il n’y avait pas de service personnel !
Certes nous devions veiller aux déplacements du Général, à son emploi du temps et à ses réceptions (il aimait qu’on fût à sa table plus de trois comme les Grâces et moins de neuf comme les Muses) et il nous incombait aussi de le loger convenablement. Mais dès lors qu’il avait ses commodités dans un hôtel, on n’en parlait plus. Il a séjourné près de deux ans à l’hôtel Connaught, sans créer de souci à ses aides de camp. André Malraux a écrit qu’il n’y avait pas de Charles. C’est vrai qu’il n’y avait pas de De Gaulle en pantoufles. Si selon l’adage, il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre, le Maître Jacques que je fus peut affirmer que de Gaulle a fait mentir cet adage.
Pourtant dans l’été 1942, alors que le Général séjournait à Beyrouth à la résidence des Pins chez le général et Mme Catroux – ce qui est devenu un fortin pour nos paras était alors une belle et noble demeure entourée de jardins et croulant sous les bougainvillées – le Général qui se changeait pour une réception m’appela de sa chambre dans la mienne, voisine de la sienne, pour me dire qu’il venait de casser son bouton de col ! Furieux de sa maladresse, il ponctua « Je ne vaux plus rien ! vivement la retraite ! » C’est le seul souvenir que je conserve de lui se rapportant à un détail pratique.
S’il vivait dans l’ignorance souveraine des contingences matérielles et si, partant, il n’en encombrait pas ses proches, il ne se souciait pas davantage de ce qui sur ce plan concernait les autres. Ce n’était pas indifférence, moins encore égoïsme ; simplement, il respirait à une autre altitude et n’occupait son esprit de rien de contingent.
l’essentiel de notre temps, nous avions donc tout loisir de le consacrer aux tâches que nous accomplissions au sein du Cabinet. Comme tout Cabinet, il se devait d’être à la fois effacé et efficace, d’assurer la respiration à la manière d’un poumon, d’être un lien constant entre le patron et les services, entre lui et le monde extérieur, d’épouser le profil de la route, d’amortir les chocs, en cas de besoin de boire l’obstacle, mais sans jamais que le Cabinet lui-même fit écran à la communication.
Pour les jeunes hommes que nous étions, c’était une tâche passionnante. Nous étions aux premières loges pour voir, entendre, comprendre. Selon l’expression militaire nous étions au contact. Et d’abord au contact d’un homme extraordinaire. Sa force essentielle était qu’il progressait avec des idées simples. Je dis bien progressait, car je ne l’ai jamais vu s’immobiliser. Les « idées simples », c’est l’expression que dans ses Mémoires il utilise à propos de l’Orient compliqué vers lequel il s’envole. Mais l’Occident ne l’était pas moins !
Nous vivions à cette époque, dans une intimité avec le Général que n’ont plus connue nos suivants. Cela tenait à notre nombre si réduit que les services n’étaient pas diversifiés comme ils le deviendraient plus tard et aussi, aux usages qui étaient ceux du chef de la France Libre vivant seul à Londres. Six jours sur sept, il ne prenait aucun repas seul. Quand il n’invitait personne à sa table, un aide de camp partageait son repas. Nos tête-à-tête étaient donc très fréquents. Jusqu’à fin juillet, Courcel avait pratiquement déjeuné et dîné chaque jour avec le Général. Désormais je le relaierai à sa guise.
François Coulet, lorsqu’il succédera en 1941 à Courcel, connaîtra le même régime. Or jamais un repas ne s’écoulait dans le silence. Nous avons donc été quelques-uns à tout entendre du Général… et le contraire. Non pas qu’il se contredisait! Selon son humeur, il donnait à l’événement qu’il commentait un éclairage différent. Tantôt, il manifestait le pessimisme le plus noir, les hommes en place étaient des incapables, les moyens manquaient tragiquement, telle défection était à prévoir, un renversement d’alliance se préparait… Tantôt, il avait confiance, il se sentait mieux compris : tel indice lui donnait à penser qu’en métropole l’opinion se ressaisissait, telle visite d’un ministre néerlandais, d’un journaliste tchèque ou américain, telle lettre reçue du bout du monde témoignaient qu’à nouveau les regards se portaient sur la France… La France ! unique objet de ses pensées. Mais bientôt, comme l’a écrit André Frossard, « Il vous embarquait à bord d’une espèce de capsule stratosphérique et vous emmenait avec lui faire le tour du monde. On survolait tous les pays; on survolait l’Allemagne, on survolait la Russie, on survolait la Chine, puis on prenait une autre orbite, on passait au-dessus de l’Afrique et c’était une vue directement planétaire… » J’ajouterai : on survolait aussi les siècles et à travers les âges on avait des percées fulgurantes sur l’avenir. Bien avant que ces régions entrent dans la guerre, on voyait l’Amérique, la Russie, le Pacifique projetés dans le conflit, on voyait les continents s’embraser, et toujours, et encore on revenait à la France, la France autour de quoi s’ordonnait sa pensée. En guise de conclusion, il observait qu’il n’y avait pour la France que deux politiques possibles: celle de Laval et la sienne. Aucune autre.
Au cours de ces voyages dans l’espace et dans le temps, de Gaulle, en grand acteur changeait de ton, variait les rythmes avec une science de l’effet qui portait d’autant plus sûrement qu’il était spontané et naturel. De Gaulle n’aurait pas su s’exprimer autrement; il était lui-même, c’est-à-dire tour à tour sombre, jovial, ironique, sarcastique, brusquement prophétique, désabusé.
Il y avait des pauses dans le discours et il n’était pas souhaitable que l’auditeur restât pétrifié dans le silence. Il valait mieux qu’il eût le minimum d’à propos pour renvoyer la balle, quelquefois d’un mot, pour relancer le débat par une réflexion ou un témoignage… Mais, en d’autres circonstances, le Général savait aussi très bien écouter. Ceux notamment qui arrivaient de France – souvent le temps d’une lune – étaient avidement interrogés, entendus. Les voyageurs débarqués de fraîche date étaient les mieux reçus !
Nous autres, les membres de l’entourage, nous étions comme il est naturel, sévèrement critiqués. Nous formions barrage, nous empêchions le Général de rencontrer des hommes qui auraient pu beaucoup lui apprendre. Autre reproche : chacun de nous avait perdu son indépendance de vue, son jugement, nous prétendions tout justifier, tout approuver en bloc; nous étions fermés à la critique. Or le Général commettait d’énormes erreurs, d’irréparables bévues, et nous ne faisions rien pour l’éclairer ! Jean Oberlé qui parlait chaque soir à l’émission « Les Français parlent aux Français » avait coutume de me dire en riant : « Toi, tu as la bonne place ! » mais d’autres n’étaient pas aussi tendres… Notre bureau tenait du parloir où s’étouffaient les propos des importuns, les impatiences, les déceptions remâchées ; il tenait parfois aussi du confessionnal.
Il était possible, dans un entretien avec le Général, d’aborder n’importe quel sujet, et cela avec la plus grande liberté. Il était également loisible de lui soumettre des notes ou des mémoires. Mais il fallait se garder d’aborder les questions de personnes, car la conversation risquait alors de tourner court ou de provoquer rapidement l’irritation. Si l’on se hasardait à formuler des réserves à l’égard de tel ou tel, la réaction du Général pouvait être vive, à moins que soudain il se murât dans le silence, J’hésite toujours à mettre dans la bouche du Général quelque propos que ce soit, que je n’aie pas noté sur l’instant, mais cette précaution prise, je puis dire que, dans l’esprit, sa conclusion était invariable – « Si vous croyez que je ne le sais pas aussi bien que vous! Mais ai-je des hommes ? Je n’ai pas d’hommes !… » et le Général de développer ce que ce manque d’hommes avait de redoutable. C’était vrai et pourtant !
Quand on regarde les choses avec le recul de quarante années, on est frappé par la floraison de talents qui apparurent alors, par l’extraordinaire densité d’hommes neufs, appelés à de grands destins, constatée aussi bien à Londres et Alger, que chez nos soldats, nos aviateurs et nos marins. Je ne parlerai pas des hommes engagés dans la Résistance en France et parmi lesquels – et pour cause – de Gaulle ne pouvait puiser, mais pour s’en tenir à ceux disponibles outre-mer, comment ne pas évoquer ces capitaines : Leclerc, Kœnig, Brosset, etc. dont de Gaulle fit en un tourne-main des généraux et qui se révélèrent d’emblée de dignes émules des maréchaux de l’Empire, Et, parmi les civils, qui soupçonnait, en 1940, que Jacques Bingen, alors en charge de la marine marchande, finirait en héros, que Raymond Aron deviendrait une des grandes figures de notre temps, que nous comptions en herbe, parmi nous, deux futurs prix Nobel, des économistes qui, après la guerre, accéderaient aux plus hauts postes de notre administration et des organisations internationales, et dont l’un serait gouverneur de la Banque de France, sans compter Pierre Bourdan, Maurice Schumann et une pléiade d’hommes politiques et de diplomates ! Qu’on ne croie pas – explication trop facile – que les survivants accédèrent à ces distinctions et à ces emplois simplement parce qu’ils avaient été les compagnons du général de Gaulle, c’est le contraire qui est vrai: c’est en le rejoignant qu’ils donnèrent le premier signe de leur caractère. Il en va ainsi de toute sélection opérée par le volontariat.
Volontaires, ils l’étaient tous; c’était leur trait commun. Ils n’en étaient pas pour autant des godillots ! Ces Français de Londres, troupe bigarrée, étonnamment disparate, s’affirmaient aussi frondeurs qu’aucun Français le fut jamais. À leurs dispositions ataviques d’individualisme, s’ajoutait chez beaucoup une certaine dose d’inquiétude et parfois d’angoisse qui tenait au dépaysement. Malgré les bombardements du premier hiver, ils se sentaient des privilégiés par comparaison avec nos compatriotes de France, à l’égard de qui ils ressentaient des complexes. Ils ne vivaient pas à Londres, ils y campaient. Au début, ils se demandaient à bon droit s’ils reverraient jamais leur terre natale. Plus tard, dès 1942, ils étaient devenus sûrs du retour, mais quand ? À ces conditions qui portaient sur la tournure du conflit, s’ajoutaient d’autres incertitudes tenant au climat si variable prévalant entre la France Combattante et le gouvernement britannique. On sais très bien, aujourd’hui, quelles crises ont secoué leurs relations. À deux reprises au moins, il plana des bruits de rupture ! Les Français de Londres suivaient ces développements heure par heure, au travers d’informations contradictoires, et de nouvelles incertaines. Dans leur for intérieur, dans leur cœur, ils se sentaient partagés. De vivre au milieu de ce peuple britannique, qui ne fut jamais plus grand dans son histoire qu’au cours de cette épreuve, ils s’étaient sentimentalement beaucoup attachés à lui et dans le danger étroitement liés à son sort. Comment la cause des Anglais et des Français Libres pouvait-elle cesser d’être commune ? Ce qui opposait les gouvernements était faiblement perçu par le nombre. Les conflits de souveraineté entre Français et Anglais au Moyen-Orient, en Afrique, à Madagascar, semblaient lointains, presque secondaires, Cela valait-il la peine de monter sur ses grands chevaux ? De Gaulle avait probablement raison, au fond, mais était-il « diplomate » ? Voilà une observation et un mot qui revenaient sans cesse dans les conversations : « de Gaulle est trop brutal, il n’est pas assez diplomate… » On ne proposait pas pour autant de solution de rechange, mais les inquiétudes et les critiques perçaient clairement. Elles pouvaient être recueillies partout, chez ceux qui travaillaient à la BBC et parmi nos journalistes, chez ceux que l’on rencontrait un peu partout en ville ou dans nos services. Chacun s’efforçait de réfléchir, de se faire son opinion. À part la presse anglaise, les moyens d’information étaient rares.
Les plus pessimistes affirmaient qu’il nous conduisait à l’abîme. Ils étaient au désespoir, Qu’allait-on devenir ? Les plus confiants admettaient que de Gaulle pourrait bien se retirer, pour un temps, à Brazzaville, mais qu’il laisserait des services en place à Londres. Quelques humoristes avançaient que les Anglais, revenus de leurs illusions, conduiraient Charles de Gaulle… à Saint-Hélène ! Ils n’auraient qu’à retaper Longwood en hâte et à y installer le chauffage central !
Je n’invente rien. Les conversations allaient bon train, le soir, dans les bistrots fréquentés par les Français. Tout s’y entrechoquait, angoisse réelle, optimisme profond, sentiment d’irréalité! Ces crises, était-ce vraiment sérieux ou bien jouait-on à se faire peur ?
Puis, après des semaines de tension, sonnait l’heure de la détente ! Un communiqué. Une photo avec poignées de mains. Et l’on repartait du bon pied… jusqu’à la prochaine crise.
Les aviateurs, entre deux missions, les marins sur leurs dragueurs de mines, les soldats dans le désert ignoraient ces affres. Elles étaient le lot des Français de Londres, du Caire, de Beyrouth…
Avec le recul du temps, depuis que les archives anglaises et américaines ont livré leurs secrets, on sait que rien ne fut plus réel que ces affrontements. Pour le Général, faire une concession, même modeste en apparence, puis une autre, c’était renoncer à faire rentrer dans la guerre la France en tant que telle, la France tout entière.
De Gaulle avait tout de même raison quand il se désolait de « manquer d’hommes », Ce qui lui faisait défaut, de 1940 à 1942, ce n’étaient pas des jeunes d’avenir, c’étaient des hommes d’expérience, déjà rompus aux affaires du monde, des valeurs déjà consacrées. Avant 1943, avant Alger surtout, on les comptait sur les doigts de la main.
Quand le Général a quitté le pouvoir en avril 1969, Jacqueline Baudrier a invité quelques-uns d’entre nous à venir évoquer à France-Inter des souvenirs et elle m’a posé la question rituelle : « Claude Serreulles, vous avez été longtemps auprès du Général; quelle impression la plus forte en avez-vous conservé ? » Mes premiers mots ont été pour lui dire : « C’était une pensée en marche ». J’entendais par là qu’il alliait à chaque instant la mobilité de l’intelligence à l’action.
J’aurais dû ajouter : sa force d’âme. Si dans la vie quotidienne le Général apparaissait comme désincarné, comme dépouillé de tout poids de la chair, s’interdisant toute faiblesse au point même de refuser la maladie (une seule fois, pendant une, deux semaines, je l’ai vu terrassé par la malaria), c’est qu’il s’était pour toujours enfermé dans une cuirasse. Mais s’il y avait verrouillé sa sensibilité, elle n’en était pas moins vive et il faudra attendre quarante ans et accéder à la lecture de ses écrits intimes pour en sonder la profondeur. Cette cuirasse était sans faille, sinon que le regard laissait parfois percer comme une tendresse de l’âme. Je le revois encore le jour où il passa en revue, dans le désert, au large du Caire, les unités qui revenaient de Bir-Hakeim. La cérémonie achevée, il serra quelques mains puis s’inclina devant la jeune veuve d’un officier de la Légion. Tout de noir
vêtue, sous ses voiles, dans ce décor, elle était un personnage de la tragédie grecque. l’émotion qu’il ressentit transparut dans ses yeux. l’instant fut inoubliable. Et puis, il est impossible d’évoquer cette cuirasse sans se rappeler qu’elle abritait le secret de son chagrin, le secret de sa fille Anne.
À observer d’assez près les hommes illustres, on en vient à penser qu’à stature égale, certains sont restés des hommes et que les autres étaient des monstres. Hitler, Staline, despotes assoiffés de sang fondant leur tyrannie sur la peur, l’assassinat et le massacre, n’avaient pas figure humaine. Un Winston Churchill, un Charles de Gaulle, aujourd’hui un Jean-Paul Il, se situent à la même hauteur, et les seconds ne le cèdent en rien aux premiers. De quelle façon, dans l’été 1940, Churchill, seul dans son île, a fait front, par son seul génie, à la rage impuissante d’Hitler ! À Moscou, lors d’une d’une fameuse nuit de décembre 1945, quelle leçon de force tranquille a donnée de Gaulle à ses proches apeurés en sachant braver Staline ! Et ne faut-il pas le charisme d’un pape d’exception, aujourd’hui, pour défier les entreprises du KGB ?
*
Impossible d’enfermer Charles de Gaulle dans une condition comme dans un métier, fût-ce celui des armes. Depuis le 18 juin 1940 très précisément, il avait échappé aux catégories. Certes il y avait en lui le soldat, mais aussi et au même degré l’homme de pensée, l’écrivain, l’homme d’État.
C’est peut-être comme soldat que, paradoxalement, le des- tin lui a le moins offert de donner sa mesure. S’il fut avant la guerre l’infatigable apôtre de la guerre mécanique, il n’eut d’émules ou d’alter-ego qu’à l’étranger, Guderian en Allemagne, Liddle Hart en Angleterre. Sur le champ de bataille, il ne dispose que de quelques journées pour démontrer sur le terrain son savoir-faire et infliger de rudes coups aux Panzer qu’il eût sous son feu. Par la suite, ce cerveau admirablement préparé à conduire les plus grandes opérations, fût-ce à l’échelle de la planète, ne peut que tourner à vide. À Londres, c’était un roi nu. Churchill, génial conducteur d’un peuple, n’était pas nécessairement un stratège. Impulsif, il agissait par coups de boutoir, mettant tantôt dans la cible, tantôt à côté… Projetés tard dans la guerre et dépourvus de toute préparation, les Américains firent un difficile apprentissage…
Mais les temps où un Foch s’était imposé comme généralissime allié étaient depuis longtemps révolus. En 1944, c’est un Américain qui, tout naturellement, accéda au commandement suprême à l’ouest.
J’ai entendu un jour le Général observer que si quelque infirmité l’avait empêché de choisir le métier des armes, il aurait consacré sa vie à écrire. La carrière d’homme de lettres, Charles de Gaulle, en fait, l’a parcourue en parallèle à la sienne tout au long de sa vie.
Dès que j’ai pris mon service à son Cabinet, en juillet 1940, le spectacle quotidien que j’ai eu du général de Gaulle était celui d’un homme à sa table de travail, la plume à la main. Il y demeura jusqu’au dernier jour de sa vie à Colombey. Appuyé à son bureau, dans le nuage de cigarettes, il écrivait, raturait, reprenait son texte, achevait. Tantôt c’était une lettre ou un télégramme, tantôt un appel à la radio de la BBC, tantôt un discours. Par delà ses auditoires, il visait toujours une large audience, d’autres interlocuteurs : les membres du gouvernement britannique, le Premier Ministre, le président des États-Unis et aussi, et surtout, les opinions publiques. C’est sur elles qu’il ne cessait de prendre appui, en homme de communication qu’il était au suprême degré. En fait, ce furent ces opinions publiques qui, en France, en Angleterre, aux États-Unis, face à leurs gouvernants et souvent contre eux, étaient ses meilleurs soutiens. S’il n’avait pas parlé aux Français, comment auraient en France surgi dès 1940 les premiers « gaullistes » ? S’il n’avait pas fait passer un courant entre lui et la presse britannique, américaine, comment Cordell Hull aurait-il été fustigé par les grands journaux de son pays lorsqu’il se hasarda à dénoncer les « soi-disant Français Libres » ? En 1944, la presse anglaise presque unanime prenait parti pour de Gaulle contre Roosevelt et un Churchill qui s’effaçait par degré.
J’ai bien ri un jour de 1945 où j’ai entendu un parisien qui se disait bien informé affirmer que, pendant la guerre, de Gaulle avait fait écrire tous ses discours par Maurice Schumann et que depuis son retour en France c’était André Maurois qui en était chargé ! À la manière de ces écrivains publics à qui, autrefois, sur les marchés on commandait à la pièce une lettre d’amour ou de deuil ou à des fins de chicane !
L’historien américain Nerin E. Gun a révélé vers 1978 – c’est-à-dire longtemps après la mort du Général – le triste sort d’une très longue lettre écrite par de Gaulle à Roosevelt en 1942 à laquelle il avait apporté une longue réflexion et un soin jaloux et qui était appelée dans son esprit à faire date dans l’évolution de leurs relations. Confiée à André Philip qui partait pour Washington, retenue par le Département d’État aux fins de traduction, elle ne parvint à son destinataire que tronquée, mise en morceaux et méconnaissable avec plusieurs mois de retard !…
Entre temps, les relations s’étaient envenimées et il n’y eut jamais, et pour cause, d’accusé de réception.
Les Mémoires de Churchill lui ont valu le Prix Nobel de littérature. Ceux de Charles de Gaulle auraient pu se voir décerner la même palme mais cela n’eût guère ajouté à leur retentissement. Pour des auteurs comme Charles-de Gaulle, Marcel Proust, André Malraux, Churchill lui-même, les lauriers des académies sont flatteurs mais négligeables.
l’extrême déférence dont témoignait Charles de Gaulle à l’égard des écrivains montre bien la considération dans laquelle il les tenait. Ses hommages allaient indifféremment à des auteurs de tout bord, fussent-ils hostiles à sa personne, dès lors qu’ils étaient éminents. On se rappelle sa lettre à Jean-Paul Sartre.
L’homme de réflexion et de pensée ne pouvait se laisser enfermer dans aucune école et, lui aussi, échappait aux classements. L’avoir dit maurrassien témoigne de myopie. Rien dans sa démarche intellectuelle qui rappelât Charles Maurras. Il suffirait de se rappeler à quel point avant-guerre ses contacts avec les milieux politiques et intellectuels furent dénués de sectarisme. De Léon Blum et Marcel Déat à Paul Reynaud, il ne cherchait qu’à intéresser et si possible à convaincre, ignorant des étiquettes. Imagine-t-on un disciple de Maurras, prisonnier de ses œillères, s’aventurant sur de tels territoires ? Charles de Gaulle, n’appartenait d’ailleurs pas à une famille de tradition maurrassienne et on ne peut oublier que son père avait été dreyfusard.
Toute sa vie, il avait fait preuve en littérature d’un extrême éclectisme, mais par son tempérament et ses dons, il se sentait assurément porté davantage vers ces régions où se rejoignent les lettres, l’histoire et la politique. Thucydide, Plutarque, Tacite, Joinville, avaient été parmi ses lectures favorites. Mais aussi Clausewitz, Chateaubriand, Tolstoï, Hugo, Renan, Barrès. Malgré les apparences, pour prendre des responsabilités politiques, il était loin en 1940 d’être un néophyte. Il s’y était de longue date intellectuellement préparé et avait une connaissance approfondie des conditions dans lesquelles se gouverne un État moderne; son passage au Centre des Hautes Études Militaires n’avait pas été négligeable, je suppose, pour compléter dans ce domaine son information. Tout de suite, il se montra de plain-pied avec les événements au point de se muer séance tenante en homme d’État, et de quelle trempe ! Les dirigeants anglais en furent les premiers surpris, puis lorsque des divergences apparurent, agacés. Et cela d’autant plus que dans la décennie précédente, le personnel politique de Londres avait pris l’habitude de voir Paris s’aligner comme par réflexe sur les positions britanniques. Churchill avait accueilli le général de Gaulle en Grande-Bretagne d’autant plus volontiers qu’il était lui aussi une incarnation du refus de la capitulation. Disons même qu’il l’imposa, car sans lui jamais son gouvernement où les attentistes étaient encore nombreux n’aurait accepté de heurter à ce point le maréchal Pétain. Mais il était loin de penser qu’ensuite de Gaulle se cabrerait à chaque friction ! Qu’on se rappelle seulement l’épisode tragique du 7 mars 1936. Quatre ans plus tôt seulement, Hitler pénètre dans la zone démilitarisée de la rive gauche du Rhin et opère son coup de force. Ce n’est pas une totale surprise pour le gouvernement français. Il s’y attendait depuis quelques semaines et avait déjà prévu dès le 27 février qu’il ne ferait pas jouer les clauses du pacte de Locarno, qui lui permettaient d’agir seul en cas de rupture flagrante du pacte ; il se contenterait de consulter les autres signataires ! Et leur position, l’Angleterre en tête, était connue : ne rien faire ! C’est ce qui se produisit. Albert Sarraut se contenta de protester devant les micros et de saisir la SDN. Le gouvernement de Sa Majesté se montra satisfait de la « prudence » de Paris.
Les dirigeants anglais étaient si accoutumés à cette docilité des gouvernants français, alors même que la France était leur plus puissant allié, qu’ils ne pouvaient imaginer un instant qu’un général français, échoué sur leur rivage, dépourvu de tout, tributaire d’eux en tout, viendrait à les braver. En vérité, jusqu’à ce qu’il réintégrât la mère-patrie, malgré les avocats que de Gaulle trouva parmi eux, ils ne s’y firent jamais pleinement. Eden, MacMillan, Duff Cooper et quelques autres ne furent pas sans mérite quand ils plaidèrent sa cause et témoignèrent d’une lucidité et d’une hauteur de vue tout à fait rares.
Quant à Roosevelt, il tenait purement et simplement pour un illuminé et un fou celui que dans son langage codé avec Churchill il appelait « la Pucelle », Dès 1943 et surtout depuis Anfa, il jugeait urgent de l’éliminer et supportait mal les atermoiements britanniques.
Ce refus de s’aligner sur les positions soit anglaises, soit américaines, cette obstination à défendre rigoureusement les intérêts français, même quand ils heurtaient de front l’un ou l’autre de nos Alliés, ont eu pour effet de convaincre beaucoup d’observateurs que de Gaulle était pour les uns anti-anglais, pour les autres anti-américain.
Pour ma part, je n’ai jamais perçu la moindre trace d’anglophobie ou d’américanophobie dans aucun propos du général de Gaulle. l’eût-il été qu’il n’aurait pas fait le choix qu’il fit le 17 juin 1940 ! Ce n’est pas un long séjour en Grande- Bretagne qui l’aurait fait changer de sentiment, au cours duquel il ne cessa de nourrir admiration et respect pour ce peuple et pour ses institutions. S’il révéla en une occasion le fond de sa pensée, et j’ajouterais le fond de son cœur, ce fut bien dans son discours à Westminster Hall le 7 avril 1960, lorsqu’il fut solennellement reçu par le Parlement britannique. C’était tout le contraire d’un discours de circonstance !
De même, il fit toujours la différence entre le peuple américain et la politique de la Maison Blanche et du Département d’État dont la France eut tant à souffrir depuis l’été 1940 jusqu’au dernier souffle du président Roosevelt. l’aveuglement opiniâtre dont celui-ci témoigna non seulement à l’égard de la France, mais aussi de toute l’Europe, et qui l’entraîna à miser si longtemps sur Pétain, et à se fier jusqu’au bout à Staline, consternait Charles de Gaulle, mais ne l’empêchait pas de voir en Roosevelt un grand leader et d’admirer avec quelle habileté il sut préparer son peuple à entrer dans la guerre et hâta ce processus.
Vingt ans plus tard, des observateurs croyaient encore par exemple lors de la sortie de la France de l’OTAN – que de Gaulle agissait comme animé par des sentiments de revanche. Il était seulement soucieux d’affirmer l’indépendance stratégique de son pays et était bien loin de penser à régler des comptes.
Sur le plan intérieur, on se tromperait si l’on croyait que pendant les années de guerre, de Gaulle, parce qu’il conduisait le combat du dehors, pût ignorer la confrontation des opinions. Lui aussi devait compter avec une droite et une gauche ! Pour schématiser à l’excès et déformer à coup sûr, disons qu’à droite il y avait l’armée d’Afrique et à gauche, à mesure qu’elle affirma davantage sa présence, la Résistance intérieure. Ainsi, pilotant son quadrige, de Gaulle sentait sous ses doigts les traits faire pression dans des directions divergentes. À peine à mi-course, en 1942, c’était déjà perceptible. Tandis qu’au printemps, les hommes de Leclerc qui s’étaient déjà illustrés au Fezzan, s’apprêtaient à faire face à Rommel, Christian Pineau venait à Londres entre deux lunes. demander instamment au général de Gaulle de préciser dans un message appelé à paraître dans toute la presse clandestine, les buts de guerre de la France Combattante et son attachement à la démocratie et à la République. Pour les combattants de Bir-Hakeim, c’était bien là le cadet de leurs soucis ; pour les militants de la Résistance, c’était d’une importance décisive, car, selon les vieux préjugés jacobins, il y avait tout à craindre d’un général. Comment pouvait-il ne pas être factieux ?
En 1943, dans le marais algérois,· les positions s’inversèrent. Ce furent les forces américano-giraudistes qui tirèrent à droite et même à l’extrême droite, et notre armée d’Afrique se retrouva au centre du dispositif ! Il fallut faire l’amalgame ! Opération d’une extrême complexité qui fut conduite au galop de charge, puisqu’aux débarquements de Normandie et de Provence, un an plus tard, ce furent de grandes unités françaises qui débarquèrent, toutes colorations partisanes effacées. Et, pour parachever l’œuvre entreprise, Leclerc et de Lattre recrutèrent des FFI dans leurs rangs !
Pour répondre ainsi à des sollicitations à la limite contradictoires, de Gaulle recourait toujours à la même méthode: il prenait de la hauteur. Chez lui ce n’était pas habileté, c’était instinct profond. Ce n’est qu’en altitude qu’il trouvait le chemin dégagé, c’était seulement en direction des sommets qu’il pouvait entraîner tous les siens.
En août 1944, de Gaulle était presque au bout de ses peines. Il était de retour à Paris et descendait les Champs-Élysées après quatre années bien remplies. C’est le moins qu’on puisse dire !
Claude Bouchinet-Serreulles
Compagnon de la Libération
(1) Je ne résiste pas à reproduire ici le portrait qu’André Frossard a tracé du Général à une époque postérieure : « Ce n’était pas le même homme de face et de profil. De face, on avait devant soi deux yeux, presque d’enfant, très écarquillés, très ouverts sur le monde, curieux, avec une lueur amusée tout de même qui dansait au fond d’eux ; puis, dessous, une petite bouche très élastique qui décochait des flèches dans toutes les directions. Une grande curiosité d’âme se devinait derrière ce regard… Et de profil, alors, toutes les lignes du visage dégringolaient sur une oblique descendante : la ligne des sourcils, des yeux, du nez, de la bouche et du menton donnait l’impression d’un grand animal mort de dégoût dans le désert. Certains diront que c’est irrévérencieux. Pour moi, c’est du Saint Simon ».
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 246, 1er trimestre 1984.