Le souvenir du lieutenant de vaisseau Jacquelin de La Porte des Vaux
par Nicolas Wyrouboff – compagnon de la Libération
Vers la fin mai 1940, 500 000 hommes des troupes alliées soumises à un déluge de feu se trouvent acculés à la mer près de Dunkerque. Aucune issue possible.
Après sa célèbre phrase : « Nous ne céderons jamais », Churchill ordonne l’évacuation du corps expéditionnaire britannique.
L’opération commence début juin. Les Anglais, sentant la menace de la guerre s’approcher de leurs côtes, réquisitionnent toutes les embarcations disponibles le long de la Manche et les affectent à l’évacuation. Les bâtiments de la marine française participent à l’opération.
Ce fut un extraordinaire exploit de sauvetage. En quelques jours, plus de 300 000 soldats alliés, dont plus de 100 000 Français, seront évacués.
Les blessés affluent en Angleterre.
À l’époque, je me trouvais à Oxford en fin d’année universitaire et présidais le Cercle français ; nous avions organisé des visites aux blessés français admis dans l’hôpital de la ville. C’est là que je fis la connaissance du lieutenant de vaisseau de La Porte des Vaux, immobilisé dans un plâtre de la poitrine aux pieds ; il avait été grièvement blessé sur le contre-torpilleur Jaguar, coulé le 23 mai devant Dunkerque.
J’allais le voir souvent. J’écoutais avec beaucoup d’attention ses récits d’une guerre meurtrière qui contrastait avec ma vie paisible d’étudiant. Il se montrait impatient de reprendre le combat malgré ses blessures et l’échec subi à Dunkerque. Il était résolu, passionné et avait le goût du panache.
C’est sur son lit d’hôpital qu’il apprend l’armistice et l’Appel du 18 Juin. Pour en savoir plus, je vais aux nouvelles à l’ambassade à Londres où j’ai mes entrées en ma qualité de président du Cercle français d’Oxford, qui fonctionnait sous les auspices de l’ambassade. Je connaissais un bon nombre de diplomates. Justement, en fin d’année universitaire, je devais remettre mon rapport d’activités et présenter les comptes, comme toujours déficitaires.
C’est sur son lit d’hôpital qu’il apprend l’armistice et l’Appel du 18 Juin. Pour en savoir plus, je vais aux nouvelles à l’ambassade à Londres où j’ai mes entrées en ma qualité de président du Cercle français d’Oxford, qui fonctionnait sous les auspices de l’ambassade. Je connaissais un bon nombre de diplomates. Justement, en fin d’année universitaire, je devais remettre mon rapport d’activités et présenter les comptes, comme toujours déficitaires.
À l’ambassade, c’est l’affolement, on ne parle que de départs, ce n’est pas le moment de voir mon rapport ni d’examiner mes comptes. Ne pouvant pas laisser à découvert le compte en banque du Cercle, j’alerte mon père à Paris, qui fera le nécessaire et dira plus tard en plaisantant qu’il m’avait devancé au service de la France.
À cette heure grave, le personnel de l’ambassade offrait un spectacle navrant. Après l’armistice, au moment où l’Angleterre restait seule à poursuivre la guerre et où la France se trouvait aux mains de l’occupant, les départs précipités des diplomates avaient été perçus comme un abandon par ceux qui avaient décidé de se battre.
Aucun membre de l’ambassade n’avait rallié le général de Gaulle ; ils n’ont pas osé franchir le pas, rompre, prendre une initiative, de crainte de se tromper. Pour ces hommes de qualité et d’expérience, c’était plus sûr, plus raisonnable, de rester au service de l’État dans le cadre de leur carrière, en se retranchant derrière l’autorité du Maréchal par loyalisme, respect ou simplement par attentisme.
Il est vrai qu’à l’époque le sort incertain de la guerre rendait l’engagement hasardeux, mais dès que l’issue deviendra prometteuse, à partir de 1942, ils seront nombreux à venir.
En attendant, les uns partaient rejoindre leurs nouveaux postes à Dublin, Rabat, Lisbonne ou Shangaï, d’autres étaient rappelés à Paris ; certains d’entre eux, ne voulant pas aller dans leur pays occupé, cherchaient à se mettre à l’abri. L’ambassadeur Corbin, en tête, est parti en Argentine pour convenance personnelle, le ministre-conseiller Cambon avait demandé aux Anglais de l’interner : par égard pour lui, on le laissera dans une maison de campagne pour la durée de la guerre. Roland de Margerie, autre conseiller, retourne à Paris prendre des ordres et repasse à Londres en route pour Shangaï sans rejoindre de Gaulle, qui l’avait pourtant reçu. Le sort a voulu qu’en 1942 le maître de la Chine, le général Tchang Kaï Chek, reconnaisse le général de Gaulle ; Margerie se trouvera de ce fait, sans l’avoir voulu, à Chungking au service de De Gaulle sous les ordres de son envoyé le général Pechkoff.
Bientôt il ne restera plus personne, sauf M. de Castellane, qui, avant de rentrer à Paris, sera chargé de remettre au général de Gaulle la réponse à sa lettre au général Weygand et de lui communiquer sa condamnation.
Les attachés militaires quittent Londres aussi. Le général Lelong, homonyme de celui de la France Libre, part avec ses adjoints. Un seul d’entre eux, le commandant de Brantes, après un séjour à Lisbonne, à son retour en France rejoindra l’ORA ; arrêté par les Allemands, il sera fusillé. L’amiral de Rivoyre, chef de mission, avant de partir finit par convaincre son fils Alain, camarade d’Oxford, de rentrer avec lui de peur qu’il ne s’engage dans les Forces Françaises Libres, comme le fera Jean-Pierre Giraudoux, autre camarade d’Oxford, qui, rappelé par son père en France, reviendra dès juillet 1940 pour s’engager dans les FNFL.
Je ne citerai pas les autres membres de l’ambassade, certains sont encore en vie, comblés d’honneurs. Tous ceux qui étaient partis ont fait après la guerre de brillantes carrières que rien apparemment n’est venu entraver. Il y a encore ceux qui, arrivés à Londres pour fuir l’occupant, demeureront spectateurs sans prendre part à la guerre. Parmi eux se trouvera Raymond Aron, qui, après un bref passage aux FFL en 1940, se mettra au journalisme. Il le regrettera à la fin de sa vie.
Le plus décevant sera évidemment le départ des troupes françaises arrivées en Angleterre après Narvik et Dunkerque. Plus de 100 000 soldats démoralisés partiront aux ordres de leurs officiers pour qui la guerre était perdue.
Deux mille volontaires resteront, auxquels viendront se joindre par des voies diverses un millier de jeunes Français qui, ayant tout quitté, venaient prendre part au combat. Ceux-là refusaient la défaite. Si « la France Libre a été une passion », comme l’écrit Crémieux-Brilhac, ces jeunes volontaires en furent l’âme.
Dans ce climat de désarroi, chacun cherchant sa voie, se produisit, le 3 juillet, le drame de Mers el-Kébir. Dès le lendemain, je vais voir La Porte des Vaux à l’hôpital et le trouve bouleversé par la perte des hommes et des bâtiments. Il craint que l’affront subi ne braque tous les marins contre les Anglais et compromette leur participation à la guerre. Bien que venant d’un milieu conventionnel et servant dans la Royale, il ne se laissait pas enfermer dans les contraintes des traditions et conservait l’indépendance de son jugement.
Profondément affecté par les événements, il restait inébranlable dans sa décision de combattre aux côtés des Anglais. Rien ne pouvait le faire dévier de son devoir de chasser l’ennemi qui occupait la France. Tout devait céder à cette exigence.
Il voulait convaincre les autres, ceux qui doutaient et hésitaient, il voulait leur transmettre un message ; mais comment faire quand on est cloué sur un lit d’hôpital sans accès à la presse ?
Il fallait sortir en se faisant enlever. Qu’à cela ne tienne, l’opération est montée. Son lit se trouvait près d’une fenêtre au rez-de-chaussée. Vers 18 heures, nous sommes arrivés en voiture avec galerie en nous garant près de la fenêtre. Il a fallu le sortir comme une momie et l’arrimer à la galerie. Le personnel de l’hôpital s’est laissé convaincre de ne pas intervenir ni de donner l’alerte à condition de le ramener.
Chargé sur le toit de la voiture, traversant toute la ville, nous l’avons transporté dans le plus grand hôtel d’Oxford, le Randolph, et là, dans le hall de l’hôtel, étendu sur une table, entouré de curieux et de journalistes ameutés par nos soins, il a pu faire sa déclaration. Maître de lui, grave comme s’il était investi d’une mission, sa casquette d’officier à la main, il a adressé un message à ses frères d’armes.
Il était d’autant plus convaincant qu’il était l’archétype de ceux qu’il appelait au combat. D’une vieille famille ayant servi la France, blessé en combattant aux côtés des Anglais, il laissait au pays femme et enfant.
Il adjurait ses compagnons de dominer les rancoeurs, de dépasser les réflexes d’esprit de corps et d’aller vers l’essentiel : la victoire.
Son message n’a pas eu la résonance souhaitée, la presse locale n’en a pas saisi la portée. Ce fut pourtant un beau geste.
Peu de temps après, je signais mon engagement dans la France Libre à l’Olympia sous le nom de Fleury. Ce jour-là, nous étions trois camarades d’Oxford à nous engager, un Grec de Londres ayant fait ses études en France, Costa Archilopoulo, bien que la Grèce ne soit pas encore en guerre, et un Mauricien, Georges Desmarais, sujet britannique, qui, au lieu de s’engager dans les forces britanniques comme il aurait dû le faire, a rejoint les FNFL par affinité.
Me voilà enfin soldat à la compagnie de marche du capitaine Durif. Jusque-là, je n’avais subi que des échecs ; ma demande d’engagement déposée au consulat de France dès les premiers jours de la guerre avait été rejetée, puis, le 10 octobre 1939, le bureau de recrutement d’Oxford refusait mon admission dans l’armée britannique. Chaque fois on invoquait mon statut d’apatride. La France Libre s’était montrée moins exigeante, il avait suffi que je prenne le joli nom de Fleury.
En septembre, au cours de l’expédition de Dakar, j’avais appris que l’un des avisos qui nous accompagnaient, le Commandant Dominé, était commandé par le lieutenant de vaisseau de La Porte des Vaux. Sa convalescence n’avait pas trop duré.
Ce n’est qu’à Freetown, où nous avions fait escale après Dakar, que j’ai eu l’occasion de le revoir au cercle des officiers où j’avais été convié par le capitaine Mercer-Naime, un ami anglais aide de camp du général Spears. La Porte des Vaux nous avait alors raconté en détail son entrée dans le port de Dakar en se trouvant face au cuirassé Richelieu qui lui donne l’ordre de stopper. L’ordre est ponctué d’une rafale de mitrailleuse. La Porte des Vaux ne bronche pas, l’équipage aligné au garde-à-vous, il fait sonner le cessez-le-feu et salue le cuirassé. Le Richelieu expédie des salves de semonce. L’aviso fait demi-tour et sort de la rade. La Porte des Vaux était convaincu que le commandant du Richelieu, Marzin, voulait seulement donner un avertissement car il aurait pu le couler facilement, comme le prouvera la bataille navale qui s’ensuivit.
Après ce cuisant échec, aucune trace de fléchissement dans sa résolution, simplement furieux du comportement des Français de Dakar.
Nous ne nous sommes jamais plus revus, mais le souvenir de Jacquelin de La Porte des Vaux et de son appel au combat dans l’hôtel Randolph après Mers el-Kébir reste gravé dans ma mémoire comme une belle page de bravoure qui mérite d’être préservée dans les annales de la France Libre.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 304, 4e trimestre 1998.