Un aumônier F.F.L.
J’ai lu avec un vif intérêt dans le numéro 63 de juillet de Constellation un article intitulé « Un prêtre et deux enfants juifs ».
Il s’agit d’un prêtre belge qui a sauvé de la déportation deux enfants juifs en les arrachant au sort que devaient subir leurs parents, victimes des nazis, disparus comme tant d’autres dans les fours crématoires.
Après maintes aventures, lui-même interné, la guerre se termine et ce prêtre fait rapatrier ces deux enfants en Israël. L’un d’eux vient de se marier et, en reconnaissance, le gouvernement israélien invita le prêtre et sa brave gouvernante, qui se dévouèrent pour ces enfants, à assister au mariage. Ils furent reçus dans ce pays avec tous les honneurs qui leur étaient dus.
Cette narration me rappela un autre prêtre à qui je pense très souvent pendant mes moments de solitude. En évoquant les souvenirs de la guerre, saillants dans ma mémoire, je me suis souvenu d’une petite histoire que je vais vous conter.
L’Aumônier de mon bataillon était un petit Breton (1) au visage clair, son regard était franc et, dans ses yeux bleus, on lisait toute la bonté d’un cœur pur.
Engagé volontaire aux Forces françaises libres dès les premières heures, il fut l’un des premiers auprès du général de Gaulle. Après toutes les campagnes de la France Libre, il fut affecté en Tunisie, à notre bataillon comme aumônier.
Pendant la période de transition entre la prise de la Tunisie et le débarquement en Europe, il avait été chargé de la gestion du foyer du soldat, tâche qu’il remplit avec un grand dévouement en dehors du culte qu’il assurait.
Si ma mémoire ne me fait pas défaut, c’était en septembre 1944 ; nous venions d’occuper, non sans peine, deux petits villages qui s’appelaient Faimbes et La Guinguette. Ce dernier était dominé par un piton que ma compagnie avait enlevé. Nous avions installé un poste de surveillance sur ce mamelon qui surplombait la forêt où, devant nous et à quelques centaines de mètres, se trouvait l’ennemi.
À tous instants, nous étions aspergés par les obus fusant des canons automoteurs allemands qui nous occasionnaient, sans arrêt, des pertes sérieuses.
Le lendemain matin, notre commandant de compagnie demandait un volontaire pour faire une patrouille dans les bois aux fins de déceler l’ennemi.
Le jeune caporal Azoulay, âgé à peine de 23 ans, se portait volontaire pour cette mission. Il était accompagné de deux tirailleurs et partait pour explorer ces bois. Mais l’ennemi était sur ses gardes et dès que notre camarade fut à portée d’une mitrailleuse, il fut abattu par une rafale presque à bout portant.
Les deux tirailleurs qui le couvraient sur les ailes et en retrait eurent le temps de s’aplatir devant un terrain légèrement accidenté et purent se dégager en rampant.
Rentrés au poste, ils rendirent compte de leur mésaventure. Nous étions très peinés par cette triste nouvelle. Notre jeune camarade, déjà titulaire de trois citations, jouissait de l’estime unanime pour son courage habituel.
Vers le début de l’après-midi, alors que nous étions encore sous le coup de cette perte douloureuse, le chef de poste vit apparaître, sur le mamelon, un Allemand porteur d’un panneau blanc, signe du parlementaire.
Je vins à sa rencontre et lui demandai l’objet de sa visite : « Je désire voir votre commandant, me dit-il ». C’était un adjudant allemand, décoré de la croix de fer, vêtu impeccablement. Je le fis accompagner au P.C. du bataillon. Conduit auprès de notre commandant, il lui déclara que nous pouvions aller chercher le corps d’un brave.
Avant qu’il ne fût de retour pour passer au poste, je vis arriver, haletant, notre aumônier.
«Voulez-vous désigner six brancardiers pour m’accompagner, je suis volontaire pour aller chercher le corps de notre camarade Azoulay ». Craignant un piège, je déconseillai à « notre père » de prendre ce risque. « Je suis décidé à accomplir cette mission personnellement, me répondit-il, car je dois rendre une bonne action faite par un rabbin en 1914 », et il me raconta l’histoire du grand rabbin Bloch, aumônier militaire israélite, foudroyé par un obus alors qu’il offrait un crucifix à un soldat agonisant qui l’avait pris pour un prêtre.
Et dès le retour du parlementaire, il partit avec ses brancardiers pour revenir une heure après, sa mission terminée.
Quelques jours plus tard, nous nous retrouvions dans les Vosges aux environs de Ronchamp. Le P.C. de notre bataillon était installé dans un petit village appelé Éboulet, à 2 kilomètres des lignes.
Un soir, l’aumônier vint me trouver, il était visiblement très fatigué, à la suite du surmenage de la journée, au cours de laquelle il se dépensa sans répit, par un froid glacial, soignant et réconfortant les blessés, et priant pour nos morts.
– Je ne puis tenir ici ce soir, j’ai une crise de fièvre et dois rentrer au P.C. J’ai confiance en vous et, s’il y a un coup dur, promettez-moi de me téléphoner de suite. Demain matin nous attaquons et je serai auprès de vous.
– C’est promis, Mon Père, vous pouvez partir en toute quiétude.
Dès l’aube, nous prenions nos dispositions pour attaquer le four à coke de Ronchamp, occupé par une compagnie de S.S. que nous n’arrivions pas à déloger. Et voici surgir notre soldat-curé comme promis.
Heureux de le voir reposé, je lui demandai de rester auprès de ma compagnie. « Non, répondit-il, je pars avec la 1re compagnie, qui attaque en pointe sur un terrain découvert. Là-bas, ils auront plus besoin de moi ».
L’attaque est amorcée, un engagement très dur a lieu sans que nous parvenions à enlever notre objectif, mais nous avançons au prix de pertes importantes, et acculons l’ennemi dans ses abris.
Entre temps, nous avions dû retraiter de quelques dizaines de mètres pour profiter d’une couverture de terrain.
Plusieurs blessés étaient restés à quelques mètres devant nous et voilà que notre aumônier demande une patrouille pour aller les chercher. Il s’en alla donc avec ses hommes qui essayèrent d’atteindre les blessés, sans succès ; mais lui ne s’arrêta pas malgré les conseils de prudence et prenant un risque tel qu’il fut fait prisonnier par les Allemands, sous les yeux de la patrouille qui était dans l’impossibilité d’avancer tellement le terrain était battu par le feu ennemi.
Quelques instants plus tard, on entendit une rafale de mitraillette et l’officier qui m’accompagnait déclara : « Je crois que l’aumônier a été fusillé ».
Pendant la nuit, les Allemands décrochèrent et, le lendemain matin, nous ramenions les corps de nos morts parmi lesquels celui de ce héros.
Avant de le conduire à l’église du village, les infirmiers le déposèrent pendant quelques instants devant nous.
Il ne portait aucune trace de sa blessure, sa croix était autour de son cou ; sur la droite de sa poitrine, l’insigne des F.F.L. ; sur la gauche, la croix de la Libération et la croix de guerre avec palmes. Un brassard Croix-Rouge était autour de son bras. Ses mains étaient jointes et sa figure reposée ne portait aucun signe de fatigue.
C’est en essayant de sauver quelques tirailleurs musulmans blessés que le père Bigo, Compagnon de la Libération, a été lâchement assassiné par les S.S. allemands.
Autour de son corps, nous étions quelques-uns, chrétiens, musulmans, israélites, et, tous, nous pleurions notre « Padre ».
Je chargeai le brancard sur ma Jeep et l’accompagnai pour la dernière fois, pour le déposer à l’église du village.
En cours de route, je lui adressai un dernier adieu et priai pour lui, je ne sais comment, ni en quelle langue, mais du fond de mon cœur.
Avant de le quitter, je l’embrassai sur le front en pensant à sa pauvre mère qu’il aimait tant et dont il me parlait souvent.
Tel fut mon dernier contact avec le curé de mon bataillon que j’affectionnai particulièrement.
Sergent-chef C…
3e Cie – 22e B.M.N.A. – 1re D.F.L.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 62, novembre 1953.