Après Bir-Hakeim: le torpillage du Nino-Bixio
Vu par un rescapé
Depuis le 16 juin 1942, nous étions parqués dans un camp immense à 10 kilomètres environ de Bengasi. Nous étions là, des prisonniers de toutes les nations et de toutes les races, butin de la foudroyante avance de Rommel. Nous, Français, nous étions le gibier de choix, séparés de nos amis par du barbelé, nous ne pouvions pas leur parler, la haine de nos geôliers à notre égard était grande. N’avaient-ils pas l’amertume de n’avoir pu nous fusiller ! Durant deux mois, dévorés par la vermine, crevant littéralement de faim, objets de toutes sortes de vexation nous attendions avec impatience un changement de camp.
Le 15 août à la tombée de la nuit, on nous enleva en camions pour nous conduire au port de Bengasi. Là, deux cargos nous attendaient pour nous transporter en Italie. Je crois que nous devions rejoindre Brindisi, je ne me souviens plus du nom du premier cargo, quant au deuxième, c’était le Nino Bixio sur lequel on nous entassa à 7.000 dont 400 Français environ. Deux cents Noirs des nôtres étaient gardés à Bengasi pour travailler au port. Ce navire était neuf, je crois qu’il était à sa huitième traversée. Nous en occupions une cale vers le centre, ayant au-dessous de nous des Hindous. Nous étions entassés au point de pouvoir à peine nous asseoir. Quatre échelles à barreaux permettaient de descendre dans cette cale et d’en sortir. À chaque échelle, une sentinelle ; défense de monter sur le pont. À tour de rôle nous pouvions nous rendre aux W.C. aménagés sur le pont. Comme nous avions tous la dysenterie c’était un va et vient continu. Il fallait d’abord pouvoir sortir de cette cale où nous vivions dans une affreuse atmosphère, et cette montée demandait au moins deux heures dans la file avant de pouvoir atteindre le haut de l’échelle. Il y avait bien des hurlements, car la bonne humeur nous avait depuis longtemps abandonnés, mais comme tout cela se répétait souvent, il fallait se résigner.
Le convoi composé d’un croiseur, de contre-torpilleurs d’escorte s’ébranla dans la nuit, l’espoir existait toujours dans nos coeurs, espoir d’être arraisonnés par une escadre anglaise et de retrouver la liberté, puisque nous savions que les Alliés avaient la maîtrise navale de la Méditerranée.
Le 17 août vers 16 heures, je devisais avec le chef R. et le jeune Le P., tous deux Bretons comme moi. Notre conversation était empreinte du plus noir pessimisme ; si dans deux heures il n’est rien arrivé de nouveau, ce sera la longue captivité avec une inactivité de plus en plus pesante. Nous pensions à nos jeunes femmes, à nos parents, dont depuis de longs mois déjà nous n’avions aucune nouvelle et cela rendait nos coeurs bien lourds. Tout à coup une terrible secousse ébranla notre bateau. En un éclair, tous, comme un seul homme, nous fûmes debout et à l’assaut des échelles ; au même instant une deuxième secousse plus forte suivie d’une explosion, nous rejetait du côté où le bateau se penchait. Nous reçûmes une masse d’eau qui inonda notre cale et celle des Hindous au-dessous. Ce fut alors la panique ; nous avions beau crier, hurler au calme, rien n’y faisait. Chacun voulait arriver le premier sur le pont. Pour ma part je suis arrivé les mains et les pieds en sang ; je me trouvais au 4e ou 5e rang, je passais par-dessus mes camarades. On me tirait les pieds, on me décrochait les mains et ceux qui étaient les premiers à l’échelle ont été handicapés et à moitié écrasés. C’était ahurissant de voir cette grappe d’hommes accrochée aux échelles qui pliaient sous ce poids et je me demande encore comment elles ne se sont pas rompues.
Ayant atteint le pont, j’assistais à un triste spectacle. Comme les moutons de Panurge tout le monde se jetait à la mer, certains plongeant, certains descendant au moyen de cordes. D’autres essayaient d’assembler des dessus de cales, lourds panneaux de 1 mètre sur 60 et de 10 centimètres d’épaisseur environ, les jetant à la mer pour en faire des radeaux. Ces panneaux tombaient sur la tête d’un camarade qui disparaissait, à jamais assommé. Sur le pont des hurlements de mort. Les Hindous surtout étaient les plus effrayés. Je n’avais qu’une crainte c’est que les avions, survolant le bateau au ras des mâts, ne nous mitraillent ; je voyais les contre-torpilleurs patrouiller, passant au milieu du flot humain, à la recherche du sous-marin anglais. Quelques hommes, une cinquantaine environ, prirent place dans une barque. Les poulies étaient coincées ils n’arrivaient pas à la descendre. L’un d’entre eux armé d’un couteau de cuisine, coupa une corde d’attache, la barque bascula et déversa son contenu à la mer. Devant ce spectacle je ne savais plus que faire, je m’adressais à un camarade vieux marin, il me répondit : « Maintenant c’est à la grâce de Dieu ». Quelques instants plus tard je le voyais se débattre comme une carpe dans la mer au milieu d’une nappe de mazout, et disparaître à son tour. Ma résolution fut donc prise : périr pour périr, autant s’engouffrer avec le bateau ; d’autant que je sais à peine nager et dans les conditions physiques où je me trouvais, je n’aurais pas tenu sur l’eau un quart d’heure. Je me munissais tout de même d’une ceinture de sauvetage abandonnée par l’équipage, puis, avec un camarade qui avait encore une cigarette, provenant de je ne sais où, je fumais celle que je croyais être la dernière. Le film de ma vie passait très rapidement devant mes yeux, des images chéries, des pays chers, que je ne comptais plus revoir, peuplaient ma vision et je pensais qu’il était atroce de mourir dans ces conditions. Mon camarade F. qui avait réussi à sauver quelques photographies qui lui étaient chères, les avaient oubliées dans la cale, il redescendit à leur recherche et découvrit en même temps un des nôtres inanimé ; il avait fait une chute de 6 à 7 mètres de l’échelle, on l’avait laissé pour mort.
L’équipage, commandant, officiers et personnel était italien, le personnel de la D.G.A. était allemand. Dès la première torpille tout ce monde abandonnant armes et bagages se jeta à la mer. Seul le commandant et quelques officiers restèrent à bord. Au bout d’un temps assez long, nous vîmes apparaître le commandant, qui s’adressant à nous dans un français petit nègre puis dans un anglais plus correct, nous tint ce langage : « Ce bateau, ayant été visité par des scaphandriers, ne coulera pas. Vous êtes à présent les maîtres à bord. Deux contre-torpilleurs vont nous remorquer, vous pouvez manger et boire ce qu’il vous plaira mais ne faites pas de sabotage ». Aussitôt, oubliant le drame que nous venions de vivre, ce fut une ruée vers la cambuse. Car nos estomacs étaient vides depuis longtemps. Tout y passa, depuis le gros rouge, jusqu’au champagne et fines liqueurs. Les cuisines furent vidées, pommes frites, petits pois, thon, fromage, lait, tout cela englouti à la manière des fauves, à tel point que la plupart d’entre nous furent sérieusement malades dans la nuit. Puis la première faim apaisée, la visite du bateau commença. Un de nos camarades nous joua un bon tour en l’occurrence ; ayant atteint le carré des officiers, que l’on croyait également vide, nous eûmes la surprise de trouver installé à une table un officier en train de dîner. Nous eûmes le scrupule de ne pas le déranger et avions fait demi-tour, quand quelques instants plus tard nous nous aperçûmes que cet officier était un des nôtres. Nous étions furieux naturellement. La visite des cabines commença, tout ce qui était intéressant fut jeté à la mer ; les meubles furent brisés, du matériel et des armes démontés… car si nous venions de voir la mort de près, dès que nos vies furent sauves, l’ennemi était toujours l’ennemi.
Cette nuit fut une bonne nuit. Dormir sur le pont en plein air, ne pas respirer cet air nauséabond, avoir le ventre plein, la vie était belle. Le lendemain matin dès notre réveil, nous aperçûmes les côtes grecques.
Le torpillage avait eu lieu à 40 milles environ de ces côtes, la première torpille toucha les machines, ce qui stoppa le bateau. La deuxième explosa dans une cale à proximité de la nôtre vers l’avant, faisant 400 victimes. Dans cette cale ce n’était plus qu’une bouillie de chair humaine, de sang et d’eau. Heureusement que ce cargo était neuf et à cloisons étanches. Nous arrivâmes au port de Pilos, dans la baie de Navarin. Une nouvelle escorte venue de terre prit possession de notre troupeau qui venait de passer une bonne nuit. Mais dès que les autorités s’aperçurent du dégât, de la disparition de tous les objets précieux, cela alla plutôt mal. (Notre camarade abandonna bien vite sa tenue d’officier de marine italienne, ce qui lui évita des ennuis.) Une fouille totale fut organisée ; sur les Hindous on découvrit pas mal de bibelots qu’ils avaient conservés dans leur naïveté, ils furent battus, maltraités et considérés comme responsables de toute la casse. Les Français eurent des félicitations pour leur conduite durant le torpillage !!! Cette journée fut donc employée à la fouille et au transfert à terre des restes de nos infortunés Alliés, qui après avoir été enduits de chaux, car des odeurs de décomposition se faisaient déjà sentir, furent inhumés dans un cimetière de Pilos. Quand nous fîmes l’appel, presque la moitié des prisonniers manquait, je ne peux pas me faire une idée exacte des disparus, mais je crois être près de la vérité en disant que sur 7.000 que nous étions embarqués, plus de 3.000 restèrent dans cette tragédie. Nous passâmes encore une nuit à bord, là un camarade tenta une évasion en rejoignant la rive à la nage, il fut repris 15 jours plus tard. Le lendemain une colonne de camions vint nous prendre, on nous embarqua par petits groupes sur une barque. Nous commencions à réaliser le drame que nous venions de vivre, nous nous étions promis que nous aurions aussitôt écrit cette aventure. Hélas, nos peines n’étaient pas terminées, d’autres aventures ont suivi, trop d’aventures sans doute et puis on n’aime pas revivre de tels souvenir. Je dirai même que j’ai parfois l’impression que tout cela n’a pu être.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 25, février 1950.