Quelques souvenirs, par le lieutenant-colonel Morel
Des souvenirs sur Sairigné ? Ils ne manquent pas. Ce fut pour moi le bon compagnon, l’ami cher des bons et des mauvais jours, au cours de ces années fécondes…
Dans un cadre enchanteur de montagnes enneigées, c’est notre baptème du feu en Norvège. Il était lieutenant avec Arnault à la compagnie Kovaloff ; j’étais lieutenant avec Saint-Hillier à celle d’Amilakvari.
On avait mangé du lion. Fidèles aux principes sacro-saints des « points forts », si chers au colonel Monclar, illustrés plus tard dans le « catéchisme de combat », qui vit le jour sous les presses de Yaoundé, on avait monté de concert notre petite manœuvre. Pas très orthodoxe, certes. L’enjeu était la conquête d’un piton surplombant le lac Hartvigands. Sous l’appui de mes quatre Hotchkiss qui crachaient de 482, Sairigné s’emparait d’un seul élan de l’objectif. La sécurité n’était pas conforme aux règles de tir. « Tant pis, me dit-il, va toujours. » Les balles claquèrent sèchement à ses oreilles, mais le chasseur bavarois à l’edelweiss, troupe d’élite de la Wehrmacht, surpris de le voir déboucher d’une façon aussi inopinée, dut bientôt lâcher prise.
Sairigné avait le sourire, le sourire que je lui verrai toujours par la suite, même aux heures les plus graves.
15 mars 1941 – Cette fois, la neige a fait place aux escarpements noircis par le soleil, la Légion, qui aime les larges horizons, se retrouve en Érythrée.
Les cotes sont passées de 482 à 2.113 mètres. L’ancien chasseur à pied très féru de montagne, s’y sent fort à l’aise, grâce à son endurance peu commune. Finies les grandes lampées d’eau glacée après l’effort, seuls quelques chameaux de bât distribuent une eau précieuse et javellisée. Ma compagnie, la 2e, vient de se faire étriller durement à l’Engiahat. On crève de soif. Je suis blessé avec Langlois ; les nouvelles arrivent, contradictoires et alarmantes au P.C. de la brigade. Aussitôt volontaire, Sairigné part, avec quelques camarades à la tête d’un groupe de reconnaissance et parvient le lendemain, au prix de quels efforts, à nous porter secours. « Pour du sport, ce fut du sport », me dit-il. Il passe la nuit, à mes côtés, m’enveloppe de sa grande pèlerine kaki, car il fait terriblement froid sur ces pitons élevés, où l’on se bat en short et casque de liège. Au réveil, il récupère un bourricot pris aux Ascaris pour m’évacuer sur « Dump B » et Cub-Cub.
Un signe d’adieu, son collier de barbe noire s’estompe, j’apprends, quelques jours plus tard, qu’il avait escaladé en vainqueur, cette fois, l’Engiahat : les cris de « Avanti Savoïa » se sont tus, la porte de Chiren est enfin ouverte.
10 juin 1942 : Bir-Hakeim – Je le retrouve encore au P.C. de la 5e compagnie, vers 18 heures, le soir de cette lourde journée si dramatique où l’on vient de subir les assauts rageurs de quatre vagues de Stuka. C’est le premier officier de la position que je revois depuis six jours. Me sachant à la peine, il a sollicité du général Kœnig cette mission. Blessé à la tête quelques heures auparavant, je suis couché au fond d’une petite tranchée éboulée, abruti et somnolent ; tandis qu’il me verse, d’autorité, une gorgée d’un précieux whisky, il me précise les détails de l’opération de la nuit.
Quelques heures plus tard, au cours de cette sortie, que seuls les initiés connaissent, je le revois, toujours debout, parabellum au poing, calme, insouciant des traceuses et des éclats des minen, orienter les uns, se pencher avec compassion sur les mourants et entraîner ses légionnaires aguerris aux cris de : « En Avant ! La Légion ! » à l’assaut des résistances ennemies où sa grande silhouette familière est un gage de succès.
Dors en paix, Mon Cher Gabriel, fidèle témoin de mes misères, ta présence m’aidera encore dans les heures difficiles.
Le lieutenant-colonel Morel
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 7, avril 1948