La sortie de Bir-Hakeim
Par Miss Travers
Je crois que j’ai su que nous allions partir l’après-midi du 10 et que le général Kœnig est venu me le dire pour que la voiture soit prête à partir, mais que c’était un secret et que personne ne devait le savoir avant le soir. J’éprouvais une certaine appréhension, la voiture était usée et le moteur calait au ralenti et j’avais de la difficulté alors de le remettre en marche. J’avais peur que cela m’arrive en traversant les lignes allemandes et que je perdrais le général par ma faute.
Quand il faisait tout à fait noir, les voitures du Q.G. se sont rassemblées et nous avons roulé jusqu’à un point près des champs de mines. Là, arrêt, tout le monde est descendu, le passage n’était pas encore déminé. Les voitures faisaient du bruit et les Allemands tiraient un peu avec des balles traceuses. J’étais allongée à côté de la voiture quand le capitaine Simon est passé et m’a dit : « Mais qu’est-ce que vous faites là, Miss Travers ? » et il s’est assis et nous avons bavardé. L’appréhension que je sentais s’est évanouie. On est venu rendre compte au général que le passage était déminé. Le général est remonté dans la voiture et m’a dit de suivre les trois Bren carriers qui nous précédaient en file indienne, nous les suivions tout droit dans le champ de mines. Les trois Bren ont sauté les uns après les autres. D’autres voitures derrière nous ont sauté aussi, je crois que c’est à ce moment que le commandant Renard a été blessé. Le général est descendu de voiture ; il y a eu des discussions ; les Allemands tiraient au loin.
On est venu dire au général que le vrai passage était derrière nous. Ordre aux voitures de retourner en arrière en tournant autant que possible sur elles-mêmes. Je suivais la voiture du colonel Amilakvari. Sa voiture a sauté, je l’ai contournée avec beaucoup de précautions et je suis arrivée au chemin déminé. Là il y avait une longue file de camions et de sanitaires arrêtés et au bout, une voiture brûlait. On voyait les silhouettes des camions et des hommes qui s’accrochaient aux camions. Le général est rentré dans la voiture avec le colonel Amilakvari et m’a dit de remonter la colonne qui semblait complètement bloquée et qu’il fallait partir en avant dans l’espoir qu’ils nous suivraient. Au bout, les Allemands barraient le passage avec un tir de balles traceuses. J’ai foncé à travers ce feu d’artifice ; de l’autre côté, c’était l’obscurité complète. Le colonel était assis à côté de moi et il avait une mitraillette à la main. Le général lui dit : « Ne tirez pas, ils vont nous repérer », et le colonel lui répondit : « Mais ce n’est pas moi qui tire, ce sont eux ! » Tout à coup, nous avons senti un choc, la voiture s’est presque arrêtée et nous pensions qu’elle était touchée mais, heureusement, j’ai pu repartir (plus tard, nous avons appris que c’était la voiture du chef d’état-major qui nous était entrée dedans !).
Quand cela semblait plus calme, le colonel Amilakvari me dit : « Arrêtez-vous ici et je vais regarder la boussole », et il a ouvert la porte pour descendre quand nous avons entendu des voix tout près de nous qui parlaient en allemand. Le colonel a refermé vite la porte et m’a dit de filer tout droit. Les Allemands ont crié et ont tiré mais ne nous ont pas poursuivis. Je roulais très vite et je ne voyais absolument rien ; la voiture tombait dans des trous, il y avait une espèce d’envoûtement de foncer comme cela dans le noir. Le général me dit de ralentir ; le colonel avait sa boussole et me dirigeait, je devais fixer une étoile et conduire dans sa direction. Plus tard, le général a pris le volant jusqu’au lever du jour. Après j’ai conduit, de nouveau, le restant de la journée ; nous avons traversé un camp de voitures anglaises abandonnées, autrement le désert était vide.
Tard dans l’après-midi, nous sommes arrivés au P.C. du colonel Garbay, nous étions les seuls arrivés et on ne savait rien sur le sort de la brigade. Je suis allée faire réparer la voiture (encore un ressort de cassé) et je me suis endormie à côté. À mon réveil, j’ai vu des sanitaires et des camions qui arrivaient et on me dit que c’était la brigade.
Je suis vite retournée au P.C. où j’ai retrouvé beaucoup d’amis déjà là et d’autres qui arrivaient. C’était une très grande joie de les revoir, mais ensuite, il y avait la tristesse d’apprendre que beaucoup n’avaient pas eu autant de chance que nous et que nous ne les reverrions plus.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 168, juin 1967.