Sous le signe de la Croix de Lorraine, par l’amiral Muselier
Ce texte est tiré de la conférence donnée par l’amiral Muselier à Londres le 1er mai 1941. Evadé de France par Gibraltar en juin 1940, il rencontre le 30 juin le général de Gaulle, qui le nomme « commandant des forces maritimes françaises restées libres quelles qu’elles soient et quel que soit l’endroit où elles se trouvent », puis commandant provisoire des forces aériennes le lendemain, et ce jusqu’à la nomination à ce poste du colonel Valin, en juillet 1941.
A ma prise de commandement à Londres, je ne disposais d’aucun bâtiment armé, à part deux navires de guerre à Gibraltar. Quelques jours après, j’apprenais que le Narval, à Malte, et le Rubis, en Mer du Nord, continuaient la lutte.
Le Narval, vous connaissez l’histoire de son ralliement. C’est son commandant, le lieutenant de vaisseau Drogou qui, à la signature de l’Armistice, envoya à toute la flotte le fameux télégramme : “Trahison sur toute la ligne, je rallie un port anglais“, et il rallia Malte.
Quant au Rubis, après avoir fait une campagne extrêmement brillante en Mer du Nord, son commandant estima qu’il avait encore de plus fortes raisons de continuer après l’invasion de la France. Décoré du DSO le 19 juillet 1940 pour les services brillants qui ont amené la perte de plusieurs bâtiments allemands, le commandant du Rubis est, à l’heure actuelle, considéré par les autorités britanniques compétentes comme l’un des meilleurs spécialistes actuellement en action(1).
Dès le début, il m’a paru nécessaire de différencier, de façon apparente, les bâtiments de guerre de la France libre et ceux qui restaient fidèles au Gouvernement du maréchal Pétain.
Un de mes premiers ordres – du 2 juillet, si j’ai bonne mémoire – précisa que les bâtiments des Forces navales françaises libres porteraient à la poupe les couleurs nationales françaises et à la proue un pavillon carré bleu, orné d’une Croix de Lorraine rouge. Et ce fut l’origine de l’insigne du mouvement de la France libre.
Pourquoi j’ai choisi la Croix de Lorraine ? Parce qu’il fallait un emblème en opposition à la Croix gammée et parce que j’ai voulu penser à mon père qui était Lorrain.
Et maintenant, je vais passer brièvement en revue la suite des faits qui nous ont permis d’envoyer au combat tous les bâtiments de guerre français présents en Angleterre le 1er juillet et susceptibles d’utilisation militaire.
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Dès le 1er juillet, j’adressais aux armées françaises de Mer et de l’Air l’ordre du jour suivant :
“Officiers généraux, officiers, officiers mariniers. Quartiers-maîtres et gradés, marins et soldats des armées françaises de l’Air et de Mer.
Jamais l’heure n’a sonné plus solennelle et plus opportune de vous rappeler que vous devez obéir à vos commandants pour tout ce qu’ils vous commanderont pour le bien du service et le succès des armes de la France.
Vous êtes donc déliés de toute obligation d’obéissance à l’égard de ceux qui acceptent de rendre sans combat aux ordres de l’ennemi les unités de notre Flotte, fait unique dans notre glorieuse histoire.
Je donne l’ordre aux bâtiments de guerre et de commerce français et aux Forces aériennes françaises de rallier sans délai les bases françaises libres ou alliées les plus proches en vue d’opérations immédiates contre l’ennemi.
Que chacun comprenne que nos ennemis trouveront toujours dans les termes des armistices signés sous la force un prétexte pour amputer la France, après l’avoir occupée toute entière, pour se faire livrer la Flotte, l’Aviation, l’Empire et les utiliser contre nous-mêmes et contre nos alliés.
Seule notre action délivrera la France en sauvant l’honneur du drapeau. Notre tâche sera facilitée par l’Empire français, même amputé provisoirement de la France occupée. L’Empire comprendra et fera son devoir en mettant à notre disposition ses 70 millions d’habitants et ses ressources infinies.
Je prends l’entière responsabilité personnelle des ordres que je viens de donner.”
Le 5 juillet, à la suite d’une conférence tenue à l’Amirauté, j’obtenais l’armement de la batterie antiaérienne du Courbet et la constitution d’un bataillon de fusiliers marins. C’était pour nous, Français libres, le seul moyen de défendre l’unique portion du territoire national où flottait encore librement, sur le Courbet, le drapeau de la France. Le 6 juillet, au cours d’une visite à Portsmouth, les équipages des sous-marins Orion et Ondine nous ralliaient presque au complet ; le lendemain, un peu plus de 300 marins de la marine de guerre arrivaient à Londres ; avec eux, avec un groupe de marins de commerce, avec les pêcheurs de l’île de Sein, nous avons armé le Courbet comme bâtiment-dépôt, bâtiment-école et batterie anti-aérienne. Quelques jours après, le Courbet descendait son premier avion ennemi depuis l’armistice. Nous pûmes ensuite armer successivement le Commandant Duboc, le Commandant Dominé, le Vaillant, le Viking et le Savorgnan de Brazza. Aussitôt armés, ces bâtiments furent désignés pour escorter le convoi de troupes partant pour la libération de l’Empire. En même temps, l’Etat-major des Forces navales françaises libres se constituait à Londres et procédait à une lourde besogne d’organisation.
Il fallut assurer la subsistance des nouvelles unités, leur donner un statut, pourvoir aux soldes, aux uniformes, aux munitions, rétablir la discipline.
Bien que Hitler ait déclaré qu’il ne reconnaissait pas comme belligérants les officiers et les hommes des Forces navales françaises libres, nous avons conservé l’uniforme français et j’ai fait savoir que, si l’ennemi nous traitait en francs-tireurs, pour chacun de mes hommes fusillés, je ferai pendre deux Allemands ou trois Italiens.
Nous manquions de jeunes officiers et nous avions compris que la guerre serait longue ; nous avons donc créé une Ecole navale qui a commencé à fonctionner à bord du Courbet. Les jeunes élèves, entre deux conférences, armaient les pièces et luttaient vigoureusement contre les bombardiers ennemis. Cette Ecole est maintenant sur le Président-Tissier et sur deux annexes à voiles : l’Etoile et la Belle Poule.
Nous avons organisé aussi les écoles de spécialistes avec l’aide de l’Amirauté anglaise, ainsi qu’une école de mousses ; elles fonctionnent soit sur certains de nos bâtiments, soit dans des cours spéciaux faits dans les écoles de la Marine britannique. Enfin, les jeunes recrues qui nous rallient de toutes les parties du monde reçoivent une formation initiale dans un camp d’instruction à terre.
Notre recrutement actuel consiste en des groupes de marins déjà formés par la Marine nationale et qui se sont embarqués sur nos unités immédiatement après leur incorporation. Il consiste aussi en un certain nombre de volontaires déjà formés qui, au moment de l’Armistice et avant l’organisation de la Marine française libre, s’étaient engagés pour combattre immédiatement dans la Royal Navy. Enfin, des jeunes gens, marins du commerce et pêcheurs viennent s’engager chez nous au prix des pires difficultés. Grâce à ces apports divers, nous avons pu armer de nouveaux bâtiments : le Triomphant, le Surcouf, le Minerve, le Léopard, la Melpomène, le Bouclier, la Moqueuse, le Chevreuil, le Volontaire, le Léoville, la Reine des flots, l’Arras, l’Amiens, l’Epinal, etc., huit chasseurs et un groupe de vedettes rapides ; nous armons actuellement des bâtiments neufs précédemment prévus pour la Marine anglaise. Ils navigueront sous pavillon français avec des équipages et des noms français.
Nous avons des navires à Massawa, à Aden, en Afrique du Sud, en Afrique équatoriale, en Islande, en Mer du Nord. Il y a peu de jours, notre croiseur sous-marin Surcouf était sur les côtes du Canada. Le Minerve coulait un gros pétrolier sur la côte de Norvège ; le Léopard avait un engagement heureux avec un sous-marin au large ; le Chasseur 41 descendait un avion ; le Commandant Dominé attaquait de nuit un sous-marin au large des Canaries et, d’après un signal du commodore, sauvait le convoi qu’il escortait. Plusieurs centaines de marins de commerce alliés ont déjà été sauvés par nos bâtiments.
Partout, la Marine française libre se bat ardemment contre l’Allemand et contre l’Italien. Nous avons eu, il est vrai, quelques coups durs, nous avons perdu deux bâtiments : le Poulmic qui a sauté sur une mine le 7 novembre 1940 et qui a été l’objet de la citation suivante de la part du général de Gaulle : « Ce petit bâtiment a participé, pendant les mois de septembre et d’octobre 1940, dans des conditions souvent difficiles, à de nombreuses missions de patrouilles le long des côtes de la Grande-Bretagne ; commandé par l’officier des équipages Vibert a sauté sur une mine ennemie le 7 novembre 1940. »
Puis le sous-marin Narval, qui a disparu corps et biens vers le 15 décembre, en opération contre les Italiens au large des côtes de Tunisie(2). Partout où nos marins se sont battus, ils ont été l’objet de citations flatteuses de la part des autorités britanniques, en particulier le Courbet qui, dans la nuit du 10 mars, a été encadré d’une trentaine de bombes de gros calibre et a résisté sans arrêt et avec succès, tirant, de la nuit tombante à l’aube, sous l’attaque des bombardiers en piqué. Quelques jours auparavant, le contre-torpilleur Léopard, commandé par le capitaine de corvette Richard(3), conduisait avec un brio et une science magnifiques cinq attaques successives contre un sous-marin ennemi (le 24 février). Tous les indices recueillis et passés au crible d’une critique très sévère montrant que le sous-marin a été, pour le moins, durement châtié. Plus tard, tout dernièrement, c’est le Chasseur 41 qui, dans la nuit du 12 avril, a abattu un bombardier allemand qui l’avait attaqué et qui a été vu piquant dans la mer sous les rafales de mitrailleuses dont le poivraient nos marins.
Le sous-marin Minerve vient de se distinguer lors d’une de ses premières sorties en Mer du Nord en attaquant avec un cran magnifique un pétrolier de 10 000 tonnes allemand escorté par des torpilleurs. Aussitôt après son attaque, le Minerve a été vigoureusement contre-attaqué : vingt-cinq grenades ennemies ont éclaté à proximité, lui causant quelques dommages qui ne l’ont pas empêché de rallier sa base. Ceci constitue les actions collectives qui ne doivent pas nous faire oublier les nombreux exploits individuels de nos marins, lors des nombreux bombardements aériens dans les ports britanniques.
Je n’en finirai pas de vous lire toutes les citations personnelles. Cependant, je vous en dirai une : “Le vice-amiral, commandant les FNFL, cite à l’ordre du jour des FNFL le matelot maître d’hôtel Corruble Jean, du Chasseur 43 : s’est échappé de France en juin 1940 pour ne pas tomber aux mains de l’envahisseur, s’est engagé à 17 ans, le 17 juillet, dans les FNFL ; a été atteint à son poste de combat, le 11 mars 1941, par un éclat de bombe au cours d’un bombardement aérien ; est mort sans peur, en bon Français faisant silencieusement son devoir.” J’ajouterai que son père est second-maître chez nous et qu’il porte maintenant une double Croix de Lorraine, la sienne et celle de son fils.
Faire silencieusement son devoir, telle est la formule qu’appliquent tous nos marins.
Je tiens, enfin, à vous lire la lettre que je viens de recevoir de l’amiral Dunbar-Nasmith, commandant en chef d’un des ports de guerre britanniques : “28 avril 1941 – Mon cher Amiral, je suis sur le point de passer le commandement de la station de Plymouth, le 1er mai, à l’amiral de la Flotte, Sir Charles Forbes, et, avant de le faire, je tiens à vous exprimer mon admiration pour le travail splendide qui est effectué par les forces navales sous votre commandement. Cela m’a été un grand privilège d’être si intimement associé avec vos compatriotes. Je suis désolé de les quitter et je saisis cette occasion pour leur souhaiter de grands succès dans l’avenir.“
En ce qui concerne la Marine marchande, nous avons armé le maximum de bâtiments français avec des équipages français.
Actuellement, malgré les pertes subies, 35 bâtiments sont armés par les Français, 43 par des équipages britanniques, 1 par les Polonais, 5 par des équipages mixtes et 15 sont en cours d’armement, au total 99. Ces navires de commerce naviguent sous double pavillon : ils ont été réquisitionnés par le “Shipping” et portent à l’arrière les couleurs britanniques, car si nous ne l’avions pas admis, ils auraient pu être saisis dans les ports neutres par les agents officiels du gouvernement du maréchal Pétain ; mais ils portent, en tête de mât, le pavillon français, signe de propriété nationale.
Toutefois, les bâtiments de commerce français affectés au service des colonies françaises libres portent les couleurs françaises seules.
Un certain nombre de grands paquebots et de croiseurs auxiliaires sont affectés à des transports de troupes. Parmi eux, je puis citer l’Île-de-France, le Pasteur, le Président Doumer.
Les marins du commerce, du haut en bas de la hiérarchie, se sont montrés dignes de leurs camarades de la Marine de guerre. Malgré les risques de torpillage, de mines, de bombardements aériens, ils sont aux côtés de leurs camarades britanniques, faisant l’impossible pour gagner la bataille de l’Atlantique, condition essentielle de la victoire. Plusieurs de nos bâtiments ont été atteints et, chaque fois, nos officiers et nos marins ont compris leur noble mission, celle de sauver à tout prix le bâtiment et les marchandises qu’ils transportaient. Je ne puis que répéter les termes d’un ordre du jour récent : « Marine du commerce, continuez votre dure besogne ; transportez des troupes et des recrues, apportez-nous les armes qui nous serviront à venger vos frères péris récemment en mer par action ennemie, les équipages des bâtiments perdus, les commandants du Casamance et du Fort Medine morts vaillamment à leur poste de combat ; continuez votre action tenace, énergique et courageuse ; suivez l’exemple de vos camarades qui ont su, ces derniers mois, ramener au port leur bâtiment en feu comme la Franche-Comté ou coulant bas, comme le Daphné 2 et qui ont soulevé l’admiration de tous les vrais marins ».
Marins, pêcheurs, marins du commerce de la Flotte française libre, je vous salue.
Je vous ai résumé l’œuvre accomplie au cours de ces dix derniers mois par la marine française libre. Notre seul but est la poursuite du combat contre l’Allemagne et l’Italie.
(1) Il s’agit du Distinguished Service Order (décoration britannique) et du lieutenant de vaisseau Georges Cabanier. (NDLR)
(2) En fait, le Narval a sauté sur une mine. (NDLR)
(3) Il s’agit de l’amiral Jules Evenou, alors lieutenant de vaisseau électricien ; il s’était engagé en août 1940 sous le nom de Jacques Richard. Il a été fait Compagnon de la Libération. (NDLR)
Extrait de Fondation de la France Libre, n° 24, juin 2007.