Rommel fait perdre à Hitler la bataille de la Méditerranée

Rommel fait perdre à Hitler la bataille de la Méditerranée

Rommel fait perdre à Hitler la bataille de la Méditerranée

La revue « Le Monde Militaire » publie actuellement une remarquable série d’études du contre-amiral Pierre Barjot, membre de l’association, sur le thème « Comment l’Axe perdit la guerre ».
Nous sommes heureux de reproduire ici, avec la gracieuse autorisation du
« Monde Militaire », l’une de ces études, qui intéresse en particulier nos camarades marins, soldats et aviateurs qui ont combattu sur le théâtre d’opérations de la Méditerranée orientale.
Nous avons vu comment les conceptions du maréchal Gœring sur l’inutilité de l’aviation navale firent perdre à Hitler la bataille de l’Atlantique qu’avait engagée l’amiral Ræder. Nous allons voir comment la fermeté et la résistance du général Franco contribuèrent à faire dévier la bataille de l’Atlantique vers la Méditerranée et comment Rommel porte, autant que l’état-major italien la responsabilité de la perte de la bataille de la Méditerranée elle-même.
Rappelons que, après avoir ajourné le plan « Seeloewe » de débarquement en Angleterre (décision du 17 septembre 1940), Hitler, sur les instances du Grossadmiral Ræder, avait fait étudier le plan « Félix » contre Gibraltar.
L’importance stratégique de ce plan était considérable pour la bataille de l’Atlantique mais il posait un problème politique. À cet effet, le Führer rencontra le Caudillo à Hendaye, le 21 octobre 1940. Il semble résulter de l’entretien que le chef d’État espagnol n’accepterait le passage des troupes allemandes à travers l’Espagne que sous certaines conditions : la prise de la fameuse forteresse britannique serait annoncée comme une victoire germano-espagnole, le Reich assurait une fourniture de carburant égale à celle des Anglo-Américains.
À la suite de la directive signée Adolf Hitler, du 12 novembre 1940, le plan « Félix » fut étudié en détail, par l’O.K.W. : direction des opérations confiée au général Kubler ; la traversée des troupes allemandes se limiterait à la route Irun-Burgos-Carceres-Séville ; le Portugal serait occupé par un corps blindé sous les ordres du général Schmitt qui bifurquerait sur Lisbonne à partir de Carceres.
L’occupation du Portugal était destinée à déjouer préventivement toute tentative de débarquement britannique dans la péninsule ibérique. L’exécution devait en être déclenchée le 23 décembre 1940. Ce plan était trop beau et le Caudillo se rendit bientôt compte des effets qu’il pouvait produire. La prise de Gibraltar aurait eu pour résultat le blocus total de l’Espagne du côté de l’Atlantique. Aussi, le général Franco, après mûres réflexions, jugera-t-il préférable de ne pas se lancer dans cette aventure. Il fit savoir au Führer qu’il n’était pas d’accord (1).

Franco fait avorter « Félix »

En résumé, lorsque le plan « Félix » fut prêt (l’exécution devait en être déclenchée le 23 décembre), le général Franco fit de telles difficultés que le 11 décembre 1940, soit 12 jours avant le Jour « J », le plan « Félix » fut ajourné sur l’ordre de Hitler lui-même.
Lorsque le 8 janvier 1941, l’amiral Ræder revint sur le projet, Hitler lui répondit que le Caudillo voulait attendre que la Grande-Bretagne soit sur le point de s’effondrer, et qu’il avait refusé un million de tonnes de blé que lui offrait le Reich. Hitler attendit encore un mois. Enfin le 14 février 1941 (chose curieuse, après la rencontre Pétain-Franco à Montpellier le 13 février), le plan « Félix » fut abandonné définitivement et les troupes réservées à ce plan furent dispersées au profit d’autres théâtres d’opérations.

En attaquant en Libye, Wawell a-t-il sauvé Gibraltar, en janvier 1941 ?

Dès le 11 décembre 1940, les regards de Hitler se tournaient alors non plus vers Gibraltar mais vers la Libye, où la situation des Italiens venait d’être enfoncée par les forces britanniques du général Wawell. C’est l’offensive de Wawell qui sauva d’abord Gibraltar. L’histoire dira peut-être un jour, dans quelle mesure la décision initiale de Hitler le 11 décembre 1940, d’ajourner « Félix » ne fut pas à l’origine de sa défaite tant dans l’Atlantique qu’en Méditerranée.
Il est peut-être trop tôt pour apprécier la valeur du service que le Caudillo, par le freinage habile qu’il apporta à l’exécution du plan « Félix », rendit aux Alliés. Sans doute Hitler avait les moyens de passer outre mais il hésita. Ce que l’on peut retenir pour le moment, c’est que Franco refusa de laisser Hitler disposer de son territoire, parce qu’il craignait le blocus britannique. Si le Reich avait eu une marine en Méditerranée, ou une flotte à installer à Gibraltar, qui sait si l’Espagne n’eut pas fléchi ? N’oublions pas qu’en décembre 1940, la flotte britannique de l’amiral Cunningham était maîtresse de la Méditerranée, par carence de la flotte italienne.
Le jour même où Hitler prenait la décision d’ajourner le plan « Félix », le 11 décembre 1940, il donnait à la Luftwaffe l’ordre d’intervenir en Méditerranée centrale avec, comme objectif, la Libye, et de pousser des raids en direction d’Alexandrie et de Suez.
En février 1941, après des discussions d’état-major entre Rome et Berlin, les premières unités de l’Afrika-Korps débarquaient à Tripoli. À leur tête le général Rommel. L’O.K.W., qui voulait redresser la situation compromise par le désastre du maréchal Graziani, avait paré au plus pressé, sans avoir le temps d’étudier de plan d’opérations. Toute initiative fut donc laissée à Rommel qui étudia lui-même le plan « Tournesol » (Sonnenblume) du nom de la fleur du soleil. Il est intéressant de voir comment ce plan ambitieux échoua.
Ce premier projet de «Tournesol », qui date du printemps 1941, fut jugé inapplicable par l’O.K.W., faute de moyens de transports par mer. Nous avons déjà souligné l’importance de cette question du tonnage à propos de la bataille de la Méditerranée. En août 1941, le shipping italien affecté aux convois de Libye se limitait à trois bâtiments totalisant 145.000 tonnes. Les pertes de tonnage étaient déjà de 21 pour 100 pour les cargos et de 80 pour 100 pour les paquebots. Les pertes s’accrurent au cours des mois suivants et le tonnage italien disponible tomba à 60.000 tonnes à la fin de décembre 1941. Le tonnage allemand disponible en Méditerranée était infime (30.000 tonnes) et quasi inutilisable pour la Libye parce qu’il s’agissait de petits caboteurs employés en mer Égée. En fait, les Italiens disposaient d’un tonnage de plus de un million de tonnes, mais Mussolini voulait le réserver à l’après-guerre et Hitler ne put obtenir qu’ils soient utilisés pour les transports de Libye. L’amiral Ræder proposa à Hitler un programme de constructions rapides par chantiers italiens pour le compte de l’Afrika-Korps, de 50 transports de troupes de 3.000 tonnes et de 20 pétroliers de 3.000 tonnes. Ce programme ne fut pas entrepris. Quant à Mussolini, son idée fixe était d’occuper Bizerte pour raccourcir le parcours par mer au minimum.
L’O.K.W. eut alors recours au gouvernement de Vichy qui disposait, en Méditerranée, de 54.000 tonnes de navires danois ou belges dont quelques-uns furent cédés et les autres francisés pour participer à des transports semi-militaires de Marseille à Bizerte de la mi-février à la mi-mars 1942.
Cependant, une autre crise était venue s’ajouter à celle du tonnage, celle du mazout. Au 1er décembre 1941, la marine italienne ne disposait plus que de 30.000 tonnes de mazout, alors que ses besoins étaient de 100.000 tonnes par mois. L’O.K.W. décida de lui en céder 90.000 tonnes en janvier 1942, mais à la condition de prendre en main la conduite des opérations. Le 2 décembre 1941 Hitler obtint du Duce que le commandement en chef en Méditerranée fût confié à un Allemand : le maréchal Kesselring.

L’opération « Hercule » devait précéder « Tournesol »

Le nouveau commandant en chef qui commandait la deuxième Luftwaffe reçut un corps aérien prélevé sur le front russe pour se substituer à la carence de la Regia Aeronautica, et, en raison de la carence de la flotte sous-marine italienne, 50 sous-marins allemands furent détournés de l’Atlantique pour la Méditerranée. Au cours d’une conférence navale qui s’est tenue le 13 février 1949, Ræder précisa les objectifs : Malte d’abord, Suez ensuite, pour pouvoir ensuite tendre la main aux Japonais. Mais le Führer, toujours préoccupé par la campagne de Russie et obsédé par une menace alliée possible sur la Norvège, ne prit aucune décision. Le 12 mars, l’amiral Ræder revint à la charge et Hitler promit d’intervenir auprès du Duce pour hâter les préparatifs de l’opération contre Malte (Hercule). Ensuite serait repris le plan Sonnenblume (Tournesol) contre Suez. À ce sujet, les moyens demandés par Kesselring étaient de trois divisions Panzer, quatre Panzer-Grenadier et deux divisions d’infanterie, soit au total neuf divisions allemandes. Le ravitaillement par mer avait été calculé par l’amiral Weichold, et le tonnage nécessaire fut prélevé sur la réserve italienne de un million de tonnes. C’est ainsi que Rommel reçut 105.000 tonnes de matériel en avril 1942 et 160.000 tonnes en mai, mais Rommel ne voulut pas attendre les résultats. Fort de la carte blanche que lui donnait la faveur de Hitler, il décida de tenter sa chance dès la fin de mai 1942, avec les seuls moyens dont il disposait et au mépris des contingences de la logistique. La chance commença par le favoriser.

L’entrevue Hitler-Mussolini du 30 avril 1942

Le 12 avril 1942, le maréchal Kesselring télégraphia à l’O.K.W. à Wolfsschantze, le résultat de ses conversations avec le général Cavallero, chef d’état-major de l’armée italienne, au sujet du projet contre Malte (opération Hercule). L’armée italienne fournirait en particulier trois bataillons de parachutistes mais demandait des parachutistes allemands. Les plans préparés par le général Gaudin permettaient de déclencher l’opération fin mai, mais Rommel insistait pour que son action en Libye précédât l’opération contre Malte.
Le 30 avril, Mussolini vint à Berghof rencontrer Hitler. De l’entrevue, il résulta que l’offensive de Libye (fin mai) précéderait celle de Malte ; elle irait jusqu’à Tobrouk, l’opération « Hercule » aurait lieu le 15 juillet 1942, avec un concours allemand important, dont la division de parachutistes du général Ramke renforcée par trois régiments de parachutistes et des groupements blindés, constitués par des chars lourds (de 52 tonnes) capturés sur le front russe, et transportés par des bateaux ferry Siebel.
Après la prise de Malte, Rommel reprendrait l’offensive vers Suez (août 1942).

Où la fleur de tournesol ne porte pas chance à Rommel

Le 26 mai comme prévu, Rommel déclencha son offensive avec trois divisions ; il battit l’armée du général Ritchie, mais il se heurta pendant 14 jours à Bir-Hakeim à la poignée française du général Kœnig. Bir-Hakeim ne fut dégagée que le 10 juin, mais Rommel ne devait pas se relever de l’échec que lui avait infligé la France Libre. Son opération était trop risquée pour que 14 jours de retard n’en compromettent pas le déroulement. Le plan « Tournesol » était enrayé une première fois. Mais la chance le favorisa à nouveau. Le 21 juin survint l’imprévu de la capitulation de Tobrouk, occasion inespérée pour Rommel. Le retard qu’avait infligé le général Kœnig était annulé. La chance tournait. Rommel voulut la tenter à nouveau en poussant contre Suez.
Après la capitulation de Tobrouk, Rommel jugeant le moment favorable obtint de se faire donner la division de parachutistes du général Ramke qui était prévue pour prendre Malte. Il disposait déjà de huit divisions dont quatre blindées (deux allemandes et deux italiennes). Le résultat du prélèvement de la division Ramke fut que l’opération contre Malte que préparait le maréchal Kesselring fut décommandée le 24 juin 1942. Cependant, celle-ci (4.000 hommes) était transférée en Crète, d’où elle fut transportée par avions sur le front El-Alamein pour prendre position en bordure de la dépression de Quattara vers la mi-juillet 1942. L’attaque de la division Ramke, dans la nuit du 28 juillet, fut un échec. Le plan « Tournesol » était enrayé une seconde fois…
Un mois plus tard Rommel ayant reçu des renforts, crut devoir à nouveau attaquer (31 août). Cette fois il annonça « l’écrasement définitif de l’ennemi ». Mais Montgomery brisa son attaque le 1er septembre. Les lignes de communication de Rommel étaient trop allongées. Pour la troisième fois, le plan « Tournesol » fut enrayé, cette fois, définitivement. Ainsi, Rommel contribua par sa fougue à faire perdre à Hitler la bataille de la Méditerranée.

Rommel et Kesselring

En résumé, la bataille de la Méditerranée fut perdue par l’Axe :
– en 1940, par l’opposition de Franco au plan « Félix » contre Gibraltar ;
– en 1941, par la répugnance de Mussolini à utiliser sa flotte de commerce pour les transports de la Libye ;
– en 1942, par la méconnaissance de Rommel des problèmes logistiques en brusquant l’exécution du plan « Tournesol » contre Suez sans laisser préalablement Kesselring prendre Malte.
Le maréchal Rommel ne croyait pas à la défensive, c’est-à-dire à la vertu du terrain. Il avait été pourtant chasseur à pied. Le maréchal Kesselring, qui pourtant était aviateur d’origine, se révéla au contraire un maître dans la défensive.
Contrairement à l’opinion couramment répandue – et résultat d’une habile propagande – Rommel ne fut pas un grand général. Ce fut un chef audacieux, aux idées hardies, l’inventeur des automoteurs, mais il négligeait ses « arrières » et méprisait la « logistique ». Le grand général allemand de la guerre 1939-1945 fut Kesselring. Il sut s’accrocher au « terrain », utiliser la marine. Sa campagne défensive d’Italie est un chef-d’œuvre : il mit 18 mois à reculer de Salerme à Florence.
Le maréchal Kesselring eut un sens stratégique aussi lucide que l’amiral Ræder ; il vit clairement la situation en Méditerranée. Ce fut le général allemand qui eut le moins cet esprit « continental », ce « landsonnig » caractéristique de l’O.K.W., cette méconnaissance du rôle de la mer dans la guerre sur terre, cette prédominance accordée aux opérations continentales sur les opérations maritimes, au total cette tendance à subordonner la marine à l’armée de terre dont le résultat fut de faire perdre la guerre à l’Axe.
La bataille de la Méditerranée fut perdue parce que les vues de Rommel eurent le pas sur celles de Kesselring, de même que la bataille de l’Atlantique le fut parce que les idées de Ræder furent contrées par celle de Gœring.
Les 50 sous-marins que Rommel obtint de Hitler pour la Méditerranée, affaiblirent la flotte anglaise, mais n’eurent pas d’effet direct sur le plan «Tournesol » tandis qu’ils ralentirent certainement la bataille de l’Atlantique, au moment où l’amiral Dœnitz engageait la bataille du tonnage avec l’Amérique.
Stratégiquement, avec l’abandon de « Félix », la bataille de l’Atlantique fut sacrifiée à la bataille de la Méditerranée. La bataille de la Méditerranée fut à son tour sacrifiée à la bataille terrestre de Libye fin 1941. En 1942, la bataille de la Méditerranée fut perdue par la priorité hâtivement donnée à l’objectif Suez «Tournesol » sur l’objectif de Malte « Hercule ». Rien n’illustre mieux l’état d’esprit « continental », le « landsonnig » des chefs allemands que cette absence de continuité d’action dans l’Atlantique pour le coup de dés de l’Égypte, l’incompréhension de la valeur stratégique de l’Espagne, du Maroc ou de Malte, le glissement de Gibraltar vers Suez.
 
C.-A. Pierre Barjot
 
(1) Winston Churchill considère que, ce jour-là, le général Franco rendit aux Alliés un service considérable.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 14, janvier 1949.