Romain Gary

Romain Gary

Romain Gary

Commandeur de la Légion d’honneur – Compagnon de la Libération

Les obsèques de Romain Gary ont eu lieu le 9 décembre aux Invalides en présence d’une très nombreuse assistance venue rendre un dernier hommage au soldat et à l’écrivain.

M. Olivier Stirn, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, représentait le gouvernement.

Outre la famille et les amis, des personnalités du monde politique, littéraire et combattant, les Compagnons de la Libération et les anciens Français Libres qui remplissaient la nef de l’église Saint-Louis écoutèrent dans le recueillement l’émouvante homélie du RP Godard, ancien aumônier du groupe « Lorraine ».

Puis une cérémonie militaire se déroula dans la cour d’honneur où le général Simon, chancelier de l’ordre de la Libération et président national de l’AFL, prononça l’éloge du disparu.

« La France Libre, c’est la seule communauté humaine physique à laquelle j’ai appartenu à part entière… Je suis toujours et en tout à la disposition de l’Ordre. »

Compagnon Romain Gary, aujourd’hui, à l’exemple de votre fidélité, les membres de l’ordre de la Libération sont réunis, en ce lieu, pour vous rendre hommage.

L’idéal commun, l’estime réciproque, mais aussi l’acceptation de nos différences, ont forgé notre lien fraternel.

Par-delà l’épopée qui nous a rassemblés, il y a la prodigieuse aventure de chaque vie d’homme.

En pariant toujours pour la liberté contre le destin, pour la faculté d’innover contre le déterminisme, Romain Gary choisit d’inventer non de subir.

Chez lui, l’écrivain se fait romancier de sa vie comme de ses personnages, l’imaginaire modèle et recrée la réalité.

« L’homme sans mythologie de l’homme, c’est de la barbaque… On a volé à l’homme sa part imaginaire, mythique, et cela ne donne pas un homme vrai, cela donne un homme infirme et mutilé, parce qu’il n’y a pas d’homme sans part de poésie, il n’y a pas d’Europe sans part d’imaginaire; sans la « part Rimbaud » ce n’est pas le règne du réalisme, c’est le règne du zéro. »

État civil:

Kacew Roman (E) né à Wilno le 8 mai 1914.

Mais son identité il l’a choisie, et Kacew devient Gary.

« Gary veut dire brûle en Russe… c’est un ordre auquel je ne me suis jamais dérobé, ni dans mon œuvre, ni dans ma vie. »

Triple, la marque de l’enfance. Il est russe, juif polonais. Mais triple, aussi, l’impératif sans cesse répété de sa mère:

« Mon fils, tu seras ambassadeur de France, chevalier de la Légion d’honneur, grand auteur dramatique. »

1928, il est à Nice. La France rêvée devient son pays.

« Je n’ai pas une goutte de sang français, mais la France coule dans mes veines. »

Paris, et ce sont des études en droit, mais aussi pour survivre des petits métiers: livreur, plongeur, figurant de cinéma.

Paris, c’est surtout la faim, mais aussi le fascinant des amours, des rencontres-passions, c’est écrire, être publié.

« Je trouvais ma nouvelle « l’Orage » imprimée sur toute une page, je n’éprouvais aucune joie, au contraire, je me sentais étrangement fatigué et triste, je venais de donner mon premier coup d’épée dans l’eau. »

Incorporé à Salon-de-Provence le 4 novembre 1938, il est élève observateur à l’École de l’Air d’Avord. Parce que naturalisé, parmi 300 élèves, il sera le seul à ne pas être nommé officier.

« Autour de moi, la chambrée était vide et pourtant j’avais de la compagnie. Les dieux-singes de mon enfance, auxquels ma mère avait tant de mal à m’arracher, et qu’elle était si sûre d’avoir laissés loin derrière nous, en Pologne et en Russie, s’étaient brusquement dressés au-dessus de moi, sur cette terre française que je leur croyais interdite et c’était leur rire stupide que j’entendais monter à présent du pays de la raison. Dans le mauvais coup qui venait de m’être fait, je n’avais aucune peine à reconnaître la main de Totoche, le dieu de la bêtise. Mais, c’est surtout Filoche, le dieu petit bourgeois de la médiocrité, du mépris et des préjugés que je reconnaissais… Je compris enfin que la France était faite de mille visages, qu’il yen avait de beaux et de laids, de nobles et de hideux, et que je devais choisir celui qui me paraissait le plus ressemblant. »

Bordeaux-Mérignac, juin 1940 et c’est à nouveau le choix. Il décide de rallier l’Angleterre mais le Potez le conduit d’abord en Afrique : Alger, Meknès, Casablanca. Puis un cargo britannique transportant un contingent de troupes polonaises l’amène à Gibraltar. Puis encore 17 jours, et ce sera, enfin, Glasgow.

« De Gaulle, c’était pour moi la faiblesse qui dit non à la force, c’était l’homme tout seul, dans sa faiblesse absolue, à Londres, disant non aux plus grandes puissances du monde, non à l’écrasement, non à la capitulation. C’était pour moi la situation même de l’homme, la condition même de l’homme, et ce refus de capituler, c’est à peu près la seule dignité à laquelle nous pouvons prétendre. »

Dès son arrivée, il demande à servir dans une unité combattante. Affecté au Moyen-Orient, c’est d’abord Takoradi, ces ateliers hâtivement installés où se montent les bombardiers Blenheim. Puis les oasis du Sud de la Libye. Les vents de sable, les mouches, la soif. Une dure bataille, pour une belle victoire, qui porte un grand nom: Koufra.

L’Abyssinie, la Syrie. Un grave typhus. Six mois d’hôpital. Il est mourant. Mais il aura la baraka par trois fois pendant cette guerre.

groupe « Lorraine ». Il se livre à la chasse aux sous-marins italiens en Méditerranée sur les côtes de la Palestine.

En janvier 1943, son escadrille est transférée en Angleterre.

Les opérations se déroulent sur le front Ouest. L’action du bombardement est principalement dirigée contre les sites de V 1, dont les emplacements se multiplient.

Une ou deux heures avant le décollage des appareils a lieu le briefing : consignes, localisation de l’objectif.

Un feu vert, c’est le signal du départ. Les bombardiers s’élancent. En moins de 10 mn, la Manche est traversée. Les Boston, par groupe de six, volent rassemblés, en rase-mottes, accompagnés des Spitfire de protection.

Ce 25 janvier 1944, la flack se déchaîne. Dans l’avion de tête, le pilote Arnaud Langer est touché aux yeux. Au même moment, le navigateur, Romain Gary reçoit un violent coup. C’est un éclat qui l’atteint à l’abdomen.

Mais il faut diriger la formation, réussir un bombardement précis. Voici la cible, le petit bois d’Esquerdes. Les bombes sont lâchées.

L’avion prend la route du retour. Romain Gary s’est redressé, il parle à son pilote aveugle, lui donne l’altitude, il le guide pour le placer face à la piste.

« Et c’est là que se situe l’événement le plus merveilleux de ma vie, auquel aujourd’hui encore, je n’arrive pas à croire tout à fait… Je venais de recevoir la croix de la Libération. »

Mais la guerre fut pour lui la découverte d’une fraternité. La disparition, un par un, sortie par sortie, pendant quatre ans de ses camarades les plus chers.

Il voulait ces dernières années, écrire un ouvrage sur les Compagnons. Il renonce ; « ne pouvant rendre justice à tous et surtout aux disparus. »

La libération, c’est la promesse de l’aube accomplie. La Légion d’honneur, la publication du premier de ses livres, les Affaires étrangères qui ouvrent leurs portes.

Mais il se veut d’abord écrivain.

« L’Éducation européenne », il la rédige dans les baraquements de l’armée de l’air, entre deux raids.

« Nous étions quatre dans chaque mission de groupe. Nous décollions à l’aube. Les uns revenaient, les autres pas. Moi j’écrivais pendant la nuit, sans savoir si je pourrais me relire. »

Publié en 1945 en Angleterre, puis en France, ce roman sur la résistance polonaise, fait de lui un écrivain connu. Lui qui admirait et aimait Malraux n’a pas été influencé par son œuvre romanesque. Mais pour certains lecteurs, l’Éducation européenne a joué dans la France de l’après-guerre le même rôle que les Conquérants ou l’Espoir.

Parmi les 25 volumes dont il est l’auteur, il y a d’abord les récits vécus, la « Promesse de l’aube », « Chien blanc », ou des entretiens comme « la Nuit sera calme ».

Mais son œuvre n’est pas seulement autobiographique comme l’ont souvent affirmé les critiques.

« En tant que romancier, j’écris pour connaître ce que je ne connais pas, pour devenir celui que je ne suis pas, jouir d’une expérience, d’une vie, qui m’échappent dans la réalité. »

De « l’Éducation européenne » aux « Cerfs volants » son dernier livre, une inspiration commune unit toute son œuvre.

« Il n’y a pas un roman de moi qui ne soit une histoire d’amour, que ce soit pour une femme ou pour l’humanité, pour une civilisation ou pour la liberté, pour la nature ou pour la vie, ce qui revient du reste au même. Le thème de tous mes livres, en apparence les plus frivoles, comme « Lady L. », c’est la comédie de l’absolu, de l’inspiration, le rêve d’ailleurs. »

Les objectifs à atteindre sont toujours démesurés : sauver la race menacée des éléphants, comme dans les « Racines du ciel », qui lui vaut en 1956 le prix Goncourt; détruire par l’anarchisme l’aristocratie européenne en la pénétrant de l’intérieur comme dans « Lady L. » Refusant toute compromission, toute récupération, par les habiles et les corrompus, les héros de Romain Gary témoignent pour ce qu’il y a de plus élevé en l’homme: sa soif d’absolu.

« Je ne pétitionne pas, je ne brandis pas, je ne défile pas, parce que j’ai derrière moi une œuvre de 20 volumes qui proteste, manifeste, pétitionne, appelle, crie, montre et hurle et qui est la seule contribution valable que je puisse faire. Mes livres sont là, et ils parlent et je ne peux pas faire mieux. »

Le récit s’arrête.

Il y a une semaine, le 2 décembre, Romain Gary a choisi la mort.

Chacun est libre d’interpréter selon ses critères philosophiques, religieux, moraux.

Mon amitié me commande de lui laisser la parole: il dit dans sa dernière lettre « Je me suis enfin exprimé entièrement ». Mais bien avant, dans la « Promesse de l’aube », il raconte comment au Proche-Orient il a lutté contre la mort.

« Par-dessus tout, je refusais de céder à l’informe. Un artiste véritable ne se laisse pas vaincre par son matériau, il cherche à imposer son inspiration à la matière brute, essaye de donner au magma une forme, un sens, une expression. »

Ce refus de l’informe, fil conducteur des actes de sa vie, se retrouve dans sa volonté d’être le maître de sa propre mort. Cette mort qu’il ne pouvait évoquer sans recourir à l’humour, à l’ironie :

« Qu’on veuille bien regarder attentivement le firmament après ma mort; on y verra, aux côtés d’Orion, des Pléiades, ou de la Grande Ourse, une constellation nouvelle ; celle du Roquet humain accroché de toutes ses dents à quelque nez céleste. »

Mais avant de partir, le Roquet humain, mon cher Compagnon, a peuplé le ciel d’une multitude de grands cerfs volants.

Et votre dernier livre, ce testament, nous l’ouvrirons à la page de garde pour y lire ces simples mots:

« À LA MÉMOIRE »

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 233, 4e trimestre 1980.