Le rôle essentiel du CNR
Par Jean-Pierre Lévy, fondateur de « Franc-Tireur » – membre du CNR – Compagnon de la Libération
Mes souvenirs de résistance seraient trop longs, pour une intervention dans le bulletin des Français Libres alors je serai bref. Avant d’en parler je voudrais remercier mes camarades de l’AFL d’avoir sollicité des représentants de la Résistance intérieure pour rappeler les circonstances de la création du Conseil National de la Résistance. Cela permet de marquer ainsi l’unité de pensée et d’action de ceux qui se battaient à l’intérieur comme à l’extérieur, car c’est seulement l’action conjuguée des uns et des autres qui a permis de soutenir avec efficacité celle du général de Gaulle pour libérer le territoire.
Nous savons aujourd’hui que le général de Gaulle avait un besoin absolu des uns et des autres pour soutenir son action n’ayant qu’un but : permettre à la France de participer à la défaite des armées hitlériennes et de s’asseoir à la table des vainqueurs.
L’union faisant la force, c’était aussi s’obliger à réfléchir dans ce sens dès les débuts de la clandestinité. La petite équipe avec laquelle je travaillais a décidé ainsi de faire un journal. Au départ, nous avions édité des tracts et nous étions à Lyon, à la fois anti-vichystes et anti-nazis.
Mais la pression qui s’exerçait sur nous était celle du gouvernement de Vichy qui appliquait les lois nazies et parfois les devançait, tel le statut des juifs, par exemple. Et « l’État Français » mis en place n’avait plus rien à voir avec les vues des démocrates que nous étions et pour lesquels : Travail, Famille et Patrie ne remplaçaient pas Liberté, Égalité, Fraternité, ce que nous n’étions pas disposés à oublier. De ce fait les tracts que nous émettions combattaient « l’État Français » autant que les nazis.
Le contact avec Londres, ne fut pas facile, surtout au début ce qui rendait nos actions très autonomes. Après la diffusion de différents tracts, fin novembre 1941, la sortie du premier numéro de Franc-Tireur à Lyon est le début d’une transformation de l’action menée précédemment à France Liberté.
Il fut diffusé dans toute la zone sud où j’ai eu la chance, du fait de mon activité professionnelle à l’époque, de pouvoir me déplacer assez facilement avec la volonté de créer des groupes d’action au lieu de diffuser seulement notre journal qui, nous le pensions était quand même, par le verbe, un élément important de notre action.
L’opinion n’était pas unanime. Quand j’ai proposé la transformation de France Liberté en un journal portant le nom de Franc-Tireur, un de nos camarades est parti en claquant la porte et en disant : « Je ne suis pas là pour faire des petits papiers, mais pour faire la guerre ». Nous lui avons dit : Mais la guerre ce n’est pas des petits papiers ! Il faut amener les gens à réfléchir aux problèmes qui se posent à eux. C’est grâce à la diffusion du journal que nous avons pu créer un mouvement qui est devenu important ; mes amis ont bien voulu m’en reconnaître l’animateur même si je n’étais pas le rédacteur du journal. Ce poste a été tenu par Georges Arthmann, prenant la suite d’autres de nos camarades.
L. de B. : Et votre contact avec le CNR ?
J.-P. L. : Le contact avec le CNR s’est fait lentement par Jean Moulin qui a voulu d’abord unir les mouvements de résistance zone Sud : « Combat », « Libération », « Franc-Tireur ». Un comité de coordination put se réunir difficilement pour la première fois le 27 novembre 1942 pour se transformer deux mois après, le 26 janvier 1943, en comité directeur des MUR avec les trois représentants des mouvements : Frenay, d’Astier et moi-même, et au comité directeur le général Delestraint qui nous avait été amené par Jean Moulin, lequel assurait la présidence.
Cette création imposant l’union s’était faite d’autant plus difficilement que nos camarades, les plus proches, avaient pour certains d’entre eux, peur d’être si j’ose dire, d’être « coiffés » par la France Libre de Londres. Le mandat de Jean Moulin fut d’essayer de réunir tous ceux qui se battaient dans le but de donner une plus grande autorité au général de Gaulle grâce au soutien non seulement des Français Libres en uniforme, mais aussi de toute la Résistance clandestine en France.
Et c’est ainsi que le général de Gaulle a été amené à créer le Conseil National de la Résistance pour que celle-ci soit représentée directement et dans son ensemble, fasse entendre sa voix, et connaître ses aspirations.
Au début, nos réserves étaient grandes. D’une part, les mouvements représentés étaient d’importance inégale, mais surtout il est apparu que les hommes politiques que Jean Moulin estimait nécessaire de mettre en place n’avaient rien à faire avec nous, car ils n’avaient pas mené le même combat, à l’exception des socialistes qu’animait Daniel Mayer. Les communistes de leur côté n’étaient présent que depuis l’invasion de l’URSS par les nazis.
Il y avait également, pour assurer une représentation aussi large que possible de l’action politique du pays, des représentants du parti républicain et de je ne sais plus quel autre parti.
L. de B. : du Front national ? Il y avait un Front national.
J.-P. L. : Mais ça c’est un autre problème, parce que nous considérions que la part faite aux communistes était trop belle par rapport à ce qu’ils représentaient alors.
L. de B. : Quand avez-vous rencontré pour la première fois Jean Moulin et où ?
J.-P. L. : J’ai rencontré Jean Moulin pour la première fois à Lyon. Les « Francs-Tireurs » avaient été présents en Avignon où je n’avais pas pu me rendre et je n’ai vu Jean Moulin que deux mois après, à Lyon, entre avril et mai 1942 approximativement. Très vite nous avons coopéré amicalement, ce que j’ai beaucoup apprécié. J’avais une grande estime et une grande admiration pour Jean Moulin et ses talents d’organisateur. Même quand j’ai dû lui dire que nous n’étions pas très chauds pour la rapidité avec laquelle il voulait nous réunir. C’est lui qui m’a envoyé à Londres où l’on est parti ensemble. Et puis ensuite, nous nous sommes retrouvés à de nombreuses reprises en fonction de ses déplacements, à Londres ou en zone libre.
L. de B. : Et, naturellement, vous avez rencontré le général de Gaulle ?
J.-P. L. : Lors de mon séjour à Londres, j’ai été tout de suite reçu par le général de Gaulle, et très impressionné par la stature physique et l’autorité de cet homme, mais aussi parce qu’il était prêt à m’entendre. Un de mes souvenirs est celui de mon arrivée. L’introducteur me précise que le général de Gaulle désire me recevoir, en attirant mon attention sur le fait que son emploi du temps était extrêmement chargé et qu’il fallait être bref. «Vous avez une demi-heure devant vous ». Au bout d’une heure le général de Gaulle me dit : « je suis pris » et il a demandé à son chef de cabinet qui est devenu mon ami, Claude Bouchinet Serreulles, de me fixer un rendez-vous pour le lendemain, ce qui, évidemment, m’a inspiré confiance.
L. de B. : Donc la création du CNR pour vous qui, à l’époque, étiez donc en France occupée, a été une chose qui a marqué un tournant décisif dans l’opposition si l’on peut dire, entre, d’un côté Forces civiles et militaires qui étaient à Londres et d’un autre côté la Résistance intérieure.
J.-P. L. : C’est un élément essentiel parce que, si nous avons été hostiles aux conditions proposées pour la création du CNR, nous nous sommes rendus compte, que nous n’avions pas le choix. On retrouve la même réaction quand j’ai dû recommander à mes amis de nous unir avec « Libération » et « Combat » parce que l’union fait la force.
Nous avons compris, ce qui n’était pas très évident, surtout en zone occupée que l’hostilité des Américains à de Gaulle exigeait notre union afin de renforcer l’autorité du général de Gaulle vis-à-vis de nos alliés en rendant sa représentativité incontestable.
Si nous avons fait quelques réserves sur la constitution du CNR, avec le recul nous ne pouvons qu’être très conscients de l’importance qu’a représenté la création du CNR et la première motion de soutien qu’unanime cet organisme a envoyé à de Gaulle pour lui permettre de mieux poursuivre son action face aux Américains en renforçant son influence, donc son autorité. Mais aussi intérieurement face au général Giraud dont nous admirions le courage mais dont nous n’apprécions ni le sens politique, ni les orientations qu’il voulait donner à son action.
Personnellement je n’ai malheureusement pas pu jouer un grand rôle au CNR du fait de…
L. de B. : de votre arrestation.
J.-P. L. : Oui, un long séjour de près de 8 mois à la prison de la Santé. Je dois mon évasion au courage d’un certain nombre de nos camarades. Ensuite nous avons pu, petit à petit, reprendre contact avec nos camarades du CNR. Mais en fait celui-ci était dirigé par un bureau. Bureau qui était à mon sens, trop orienté politiquement. Le général de Gaulle a fait ce qu’il a pu pour faire comprendre aux membres du Conseil National de la Résistance qu’il ne pouvait pas y avoir deux gouvernements et que c’était lui qui devait être à la tête de la France et non pas une double autorité, la sienne et celle du CNR.
L. de B. : Autre difficulté également la disparition de Jean Moulin évidemment.
J.-P. L. : La disparition de Jean Moulin eut des répercussions considérables indépendamment du drame qu’elle a représenté. C’est lui qui avait réussi à unir la Résistance avec l’autorité, l’intelligence et la gentillesse qui était la sienne, ce que j’ai pour ma part, beaucoup apprécié. Et ses successeurs quels que soient leurs mérites, qui étaient grands, et qui risquaient leur vie dans les conditions difficiles dans lesquelles nous étions tous quand on oeuvrait à l’intérieur, n’ont pas pu retrouver l’autorité qui avait été la sienne.
L. de B. : Aujourd’hui, si je ne me trompe pas, des membres créateurs du CNR, vous n’êtes plus que trois : Daniel Mayer, Claude Bourdet et vous-même.
J.-P. L. : Hélas oui.
(propos recueillis par Louise de Béa)
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 281, 1er trimestre 1993.