Le ralliement du Capo Olmo
Rapport de traversée du commandant M. Vuillemin à son arrivée à Liverpool
« Les détails suivants sont donnés pour expliquer les circonstances dans lesquelles je devins capitaine du navire mixte italien Capo Olmo que je devais par la suite amener dans ce port pour le mettre à la disposition du général de Gaulle avec un détachement de 23 aviateurs à destination d’Oran comme le plein chargement composé, d’une part, de 5.012 tonnes de matériel de guerre italien (aluminium en barres, plomb, caoutchouc, amiante et blé) et, d’autre part, de 481 tonnes de matériel de guerre français (Glenn Martin, rechanges d’aviation, camions, tracteurs, et habillement divers). Nous avons également 35 passagers supplémentaires comprenant d’une part 15 clandestins embarqués par-dessus bord à Marseille et 20 jeunes officiers français évadés de France ou du Maroc et pris à Gibraltar.
Le 18 juin 1940, je commandais le pétrolier français Capitaine Damiani appartenant à la société française de transports pétroliers. Ce pétrolier était en réparations à Marseille et en cale sèche pour une période indéterminée. Comme des rumeurs couraient sur l’arrivée prochaine des Allemands que d’aucuns prétendaient déjà dans la vallée du Rhône, de nombreux navires appareillaient pour l’Afrique du Nord, emmenant hommes et matériels. Désireux moi aussi de quitter Marseille je tentai dans la nuit du 18 au 19 juin d’intéresser l’administration de l’inscription maritime à la situation de mes hommes et à la mienne ; vertement rabroué, je pensai à faire, avec un de mes officiers, une démarche personnelle auprès du capitaine de vaisseau Lebrun, commandant la police de la navigation pour qu’il s’efforce de nous embarquer tous sur un navire à destination d’Afrique du Nord où la résistance semblait devoir s’organiser.
Le commandant Lebrun nous fit un excellent accueil et me désigna pour prendre le commandement du navire italien Capo Olmo qui avait été saisi au port par les autorités françaises lors de la déclaration de guerre de l’Italie le 10 juin. L’évacuation de ce navire sur l’Afrique du Nord s’imposait particulièrement, en raison de sa cargaison d’extrême valeur. Mon chef mécanicien M. Desnos fut désigné pour servir dans la même qualité sur le Capo Olmo et l’officier qui m’accompagnait dans ma démarche affecté comme lieutenant sur un autre navire.
Malheureusement notre déception fut grande le 19 juin à 8 heures quand, nous présentant sur Capo Olmo, nous apprîmes d’abord qu’un équipage de la marine nationale s’y trouvait toujours, ensuite, de certains des officiers mécaniciens que l’équipage italien avait réussi, préalablement à son internement, à saboter la machine et à introduire de l’eau salée dans la soute à mazout, enfin que deux incendies sérieux avaient éclaté dans les cales de la chaufferie et la machine au cours d’infructueux efforts pour monter en pression. Nous ne pûmes que retourner aussitôt rapporter ces faits au commandant Lebrun qui n’eût plus d’autre proposition à nous faire que de tenter d’embarquer à un titre quelconque sur un autre navire italien le Dandolo qui devait, appareiller pour l’Afrique du Nord dans l’après-midi du même jour. Nous nous empressâmes de suivre ce conseil mais à bord du Dandolo, qui était aussi armé par la marine nationale on m’accepta bien en qualité de lieutenant mais il fut impossible d’embarquer mon chef mécanicien M. Desnos que je dus cacher en conséquence dans l’armoire de la cabine qui me fut attribuée.
Mais, comme le temps passait sans que le navire appareille, je suggérai à mon chef mécanicien qui, aussi bien, commençait à s’impatienter dans son armoire, d’aller revoir le commandant Lebrun pour lui demander s’il ne pouvait pas nous autoriser à joindre nos efforts à ceux des mécaniciens déjà occupés à essayer de dépanner le Capo Olmo. M. Desnos partagea naturellement mon avis et nous quittâmes le Dandolo sans tambour ni trompette.
Nous fûmes extrêmement bien reçus encore par le commandant Lebrun qui nous dit en riant, après que nous lui eûmes proposé à nouveau nos services : « Mais oui après tout, pourquoi pas ? Tentez donc votre chance, la marine nationale a, du reste, renoncé au départ de ce navire ». Nous retournâmes donc à bord du Capo Olmo que nous trouvâmes quasi déserté. Toute la petite équipe des mécaniciens du Capitaine Damiani descendit alors dans la machine et mon vieux chef eut vite fait de découvrir que les soupapes de ventilation avaient été bloquées, fermées, ce qui expliquait, paraît-il, aussi bien la présence du mazout dans les cales de la chaufferie que l’impossibilité de monter en pression et les incendies survenus en bas. Les vannes remises en état, nous nous mîmes tous à la recherche de bois le long des quais, pendant cette nuit du 19 au 20 juin et, vers 8 heures le 20, après un essai d’allumage parfaitement réussi, nous pouvions rapporter au commandant Lebrun qui ne dissimulait pas sa satisfaction que nous serions capables d’appareiller sous quelques jours.
Je fis stopper immédiatement le déchargement de l’aluminium qui se trouvait à bord et, au contraire, réembarquer les lingots qui avaient déjà été débarqués ; de plus j’obtenais 200 tonnes de mazout supplémentaires pour pallier à la mauvaise qualité de celui du bord, enfin les autorités françaises faisaient embarquer, en même temps qu’un détachement d’aviation pour Oran, 481 tonnes de matériel de guerre divers pour le même port, en particulier des Glenn Martin et des camions et tracteurs d’aviation.
Pour gagner du temps, je suggérai au commandant Lebrun de confier la gérance du navire à mes agents de Marseille ; je pensais ainsi servir les intérêts de mes actuels armateurs mais mal me prit, sans doute, car la vérité m’oblige à dire que cette initiative fut assez mal appréciée de leur part. On me fit même dûment retourner à bord du Capitaine Damiani tout un matériel d’armement qui eut été utile sur le Capo Olmo et qui a finalement sans doute coulé plus tard en même temps que le Capitaine Damiani.
Toutes ces petites difficultés ne devaient pourtant pas me décourager et au contraire, comme la situation politique évoluait malheureusement de telle façon que j’en venais à douter de la résistance en Afrique du Nord, je fis part à mon chef mécanicien M. Desnos de mon intention, pour peu qu’il veuille m’aider de rallier soit Malte soit Gibraltar suivant les opportunités qui me seraient offertes. Sur ce point, mon chef et moi nous trouvâmes en parfaite communion d’idées et dès ce moment, sans hésitation, je commençai à bien accueillir à mon bord tous les volontaires pour un départ qui me parurent animés de dispositions conformes à nos projets. C’est ainsi que je cachai deux jeunes officiers dans ma propre salle de bains.
L’appareillage avait été fixé au 24 juin au soir et nous prîmes place dans un convoi à destination d’Oran. C’est le 25 que l’armistice eût lieu et vers 18 heures je stoppai après que le chef eut pris à la machine les dispositions nécessaires pour faire croire à une avarie de chaudière. L’escorteur Rigault de Genouilly vint alors nous ranger pour s’enquérir de ce qui nous arrivait et tout le convoi resta stoppé pour nous attendre, pendant environ une heure. Au bout de ce temps et comme la nuit s’était faite, le Rigault revint aux nouvelles et sur mon information que l’avarie pourrait durer de quatre à cinq heures et que je suivrais le convoi par les routes convenues, le commandant de ce navire s’informa de la qualité de notre cargaison. Je répondis, travestissant un tantinet la vérité, que nous avions « du foin et des mules pour Oran ». Ces déclarations rassurèrent sans doute notre escorteur, car il nous laissa après qu’il me fut demandé de télégraphier l’heure à laquelle je remettrais en route. Et le convoi disparut, à mon grand plaisir. Je remis alors en route, appuyant sur la droite pour venir suivre hors de la vue du convoi une route sensiblement parallèle à la sienne, et à 20 milles en dedans du côté espagnol. Vers minuit, je télégraphiai que je remettais en route à allure réduite sans préciser davantage. En réalité, nous filions déjà à bonne allure sur Gibraltar, sans hésitation, sinon sans inquiétudes sur les réactions de notre escorteur.
À bord, quand certains soupçonnèrent, comme ils disaient « quelque chose de pas catholique » quelques hommes, en particulier le maître d’équipage Le B. tentèrent de prendre une attitude qui voulait être menaçante ; mais il leur était bien difficile de nous intimider, étant donné que le chef mécanicien et moi étions seuls à être armés ; le second capitaine, un russe nommé K. et sa femme firent aussi sous une forme plus dangereuse tout ce qu’ils purent pour inciter l’équipage à la désobéissance et je dus consigner Mme K. à sa chambre, en raison de la désagréable activité qu’elle déployait de toutes les façons, même les moins apostoliques… En ce qui concerne par contre le lieutenant commandant du détachement d’aviateurs, je trouvai au contraire chez lui, après la surprise et la légère inquiétude du début, beaucoup de compréhension, puis de bonne volonté, enfin d’enthousiasme.
Quant aux passagers clandestins à qui l’aventure permettait de sortir de leurs cachettes, leur joie faisait naturellement plaisir à voir. Si bien que devant la mauvaise volonté de mon équipage, tous ces bons garçons se mirent à qui mieux mieux à remplir toutes sortes de besognes à bord ; en particulier, ils effectuèrent bel et bien en pleine mer un travail de véritable acrobatie, que beaucoup de marins professionnels n’auraient pas fait quand il s’agit d’aller sur les échafauds branlants, avec moi naturellement, effacer le nom du navire apposé sur la coque en grosses lettres noires sur le blanc du liston et surtout faire disparaître les deux grands panneaux aux couleurs italiennes, survivance du temps de paix pour les Italiens (d’avant le 10 juin) et enfin le nom du navire à l’arrière et à l’avant : je ne tenais en effet pas essentiellement à ce que nous puissions être reconnus tant par les avions français que par des avions ou navires neutres ou ennemis. Cela n’empêcha pas du reste la radio italienne qui, semblait-il, s’intéressait à notre navire, de prétendre, le 27 juin, qu’il venait d’être coulé, alors qu’en réalité c’est le Cydonia, un cargo sur lequel je crois se trouvait l’amiral Muselier qui, juste devant nous, sous Gate, échappait à une torpille.
Le 28 juin, vers midi, nous arrivions devant Gibraltar sans incidents et comme personne ne venait m’arraisonner, je suivis un remorqueur qui se dirigeait vers le port et vins stopper droit devant celui-ci, demandant le pilote qui vint nous servir.
Rendu compte à l’amirauté britannique de ce que nous avions fait pour rallier Gibraltar. L’accueil qui nous fut fait fut d’autant plus aimable que je pus donner une certaine idée de la belle cargaison du Capo Olmo. Mais je ne réussis pourtant pas à me débarrasser de Mme K. et je dus bel et bien garder cette satanée tigresse jusqu’à Liverpool.
À Gibraltar, je me présentai également à l’amiral Muselier qui nous avait précédés de peu et je lui appris comment et pourquoi nous avions faussé compagnie à notre convoi. Il fit alors embarquer à notre bord une vingtaine de jeunes officiers évadés du Maroc ou de France pour les envoyer en Angleterre.
Le 7 juillet, l’amirauté nous incorporait à un convoi pour le Nord et nous sommes arrivés hier à Liverpool sans incidents notables.
Je fais cette déclaration pour toutes fins utiles et désire qu’il soit bien clair qu’en faisant ceci, je ne sollicite rien pour moi. Ce que j’ai fait a été fait pour la cause commune que nous défendons.
Liverpool, le 17 juillet 1940
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 29, juin 1950.