Le ralliement de Roger Barberot

Le ralliement de Roger Barberot

Le ralliement de Roger Barberot

Barberott: Joint swimming the Free French Forces, par Edgard de Larminat

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Insigne du 1er régiment de fusiliers marins, dessiné par Roger Barberot (RFL).

Début de juillet 1940, au Caire, je voyais arriver dans le bureau de la liaison française un Britannique fort excité, brandissant un télégramme, et clamant : « C’est magnifique, un vessel captain de la force X, nommé Barberott, vient de s’évader à la nage à travers la rade d’Alexandrie et a été recueilli par une de nos embarcations alors qu’il était poursuivi par les Français. C’est une splendide performance pour un officier de ce grade, et c’est une belle recrue pour vous. »

Ce bon Britannique, sitôt la nouvelle sommairement reçue, avait plongé dans l’annuaire où ne figurait qu’un seul Barberott, capitaine de vaisseau. Las, il fallut déchanter, l’authentique était à Toulon, et l’évadé n’était que sa progéniture, simple enseigne de réserve de 2e classe, qui, condamné à naviguer par la tyrannie paternelle et l’ordre de mobilisation, venait de rompre son ban dans les conditions les plus spectaculaires et, ce qui l’enchanta, en mystifiant nos bons Alliés. Car la nudité – fort apollonienne – de sa tenue d’évasion ne comportait aucun insigne de grade et le seul énoncé de son nom lui paraissait suffire en ce tournant de sa carrière. Au surplus cette mystification, fait étonnant, n’était-elle pas préméditée.

Bien entendu Barberott n’avait aucune raison valable pour se séparer aussi tragiquement du « Grand Corps ». Il lui suffisait de descendre à terre tout prosaïquement, son « couche-en-ville » à la main, comme le firent pendant deux ans et demi chaque soir et bien bourgeoisement les petits camarades de la Force X, et de ne pas rentrer. Mais Barberott n’aime pas les solutions faciles.

Il nous le fit rudement sentir par la suite, car nous eûmes à le supporter, pendant cinq ans dans les unités les plus diverses, à condition bien entendu qu’elles ne naviguent que sur le plancher des vaches. De ce fait sa liste de mutations atteignit à peu près à la longueur de son état de punitions (sans les motifs, bien sûr). Dans la compétition la liste de ses citations s’assura pourtant la première place. Quant aux modifications de son faciès, elles furent innombrables, suivant son affectation du moment : moustache à la Douglas Fairbanks, collier de barbe, pattes, alternèrent selon qu’il fut marsouin, légionnaire ou commandant d’escadron de chars. Il regretta que l’absence d’unités de zouaves ou de chasseurs lui interdit d’expérimenter le bouc.

Comme première mise, en juillet 1940, au Caire, il n’émit d’autre prétention que d’en découdre, à terre bien sûr, et sans délai, à cheval de préférence, au sabre au couteau ou au plus loin au pistolet, avec le boche ou l’Italien.

En fin de course il présida en Italie et en France aux évolutions d’une vingtaine de chars légers avec une audace et un bonheur qui n’eurent d’égale que son astucieuse économie de ses hommes et de son matériel. Jamais son capitaine de vaisseau de père n’avait commandé autant d’unités. Quelle belle revanche !

Il a tout de même fait quelque chose pour la marine, c’est de dessiner l’insigne du 1er régiment de fusiliers marins, reproduit ici.

L’armistice

«Tiens, prends un verre ! Une défaite comme ça, on n’en verra jamais plus ».

C’est Michaud (1) qui m’accueille par cette phrase féroce lorsque j’entre dans le carré des subalternes. Ahuri par les lumières, les cris, les rires, hébété par les événements incroyables qui viennent d’arriver, je reste sans réponse.

Michaud me tend une coupe de champagne. Je remarque que la table est pleine de bouteilles vides. Michaud me regarde de son air goguenard, un peu plus goguenard que d’habitude semble-t-il.

C’est cet après-midi à 4 heures chez Cordahi Bey que j’ai appris la nouvelle de l’armistice.

Cordahi était un gros Égyptien qui pesait près de 130 kilos, spéculait sur les cotons, avait 13 voitures dans le garage d’une villa hideuse jusqu’au génie, construite, paraît-il, pour le Kronprinz. Cette villa avait une aile qui était la réplique de l’Erechteion. Le hall était peuplé de statues en pierre qui étaient la Sagesse, la Science, la Gloire… Dans le bureau, des générations de Cordahi à gros nez et à moustaches et tarbouches ressemblaient au poète du douanier Rousseau.

Dans cette villa régnait une vieille institutrice française qui donnait le ton, plaçait les gens à table, dirigeait la conversation, et tranchait sur tout d’une voix sans réplique. C’était la vieille demoiselle des livres de Babar avec toute sa famille de Cordahi – éléphants, énormes et adipeux.

Cordahi à la dérobée se laissait aller à des confidences énigmatiques:

« Il y a de belles filles à Paris, disait-il, surtout aux Galeries Lafayette. »

Son triomphe était d’avoir donné 100 francs à un maître d’hôtel pour que celui-ci renverse un plat sur l’habit d’un client dont le Cordahi louchait la compagne.

« C’était une bonne idée, n’est-ce pas, zézayait-il. Vous n’auriez pas eu cette idée-là, n’est-ce pas? »

C’est dans son bureau que j’ai appris l’armistice. Je refusai d’y croire, expliquai que le discours du maréchal Pétain était un faux discours, que nous en avions entendu bien d’autres de Radio-Stuttgart en commençant par les souhaits de bienvenue aux régiments qui changeaient de secteur… Il m’objectait Reuter et Havas. Je quittai Babar, humilié et vexé de son entêtement à désespérer de la France.

J’allai au Sporting-Club où des camarades du Duguay-Trouin prenaient le thé. Ce n’est pas tout de suite que je leur ai annoncé la nouvelle. Elle était tellement incroyable que, dans le fond de moi-même, je n’arrivais pas à y croire. J’ai fini par la leur dire comme un fait divers. J’accompagnais cela des objections que j’avais déjà faites à Babar. Eux rentrent à bord. Je les accompagne. Je me ferai reconduire après dîner sur le Tourville.

Le carré du Duguay-Trouin est rempli par la catastrophe. La nouvelle a été confirmée par la radio. Nous dînons dans un silence de mort. Un officier parle de rentrer et de refaire la France. Sur quoi ? Je dis : « Il faut continuer. » Personne ne répond. La défaite semble acceptée d’un coup. Une immense lassitude, pas de colère. Tout sombre.

C’est à ce moment que j’ai quitté le Duguay pour rentrer à bord et trouver cette inexplicable kermesse organisée par Michaud.

C’était vraiment l’armistice. Chaque jour apportait une preuve nouvelle. Les permissions pour Le Caire étaient rétablies. Une note demandait l’adresse de ceux dont les maisons étaient susceptibles d’être occupées par les Allemands.

La marine, peu à peu, composait son attitude de marine invaincue mais résignée. Elle acceptait la défaite. L’amiral de la flotte lui assurait qu’elle allait jouer un rôle dans l’État. La force X devenait la flotte immobile et enchantée.

Deux jours après l’armistice, les équipages, couchés sur le pont, refusaient de bouger. Les officiers, silencieux, enjambaient les corps étendus. Nul ne se hasardait à donner un ordre. Reflet d’une autorité centrale, ils se ternissaient au moment où celle-ci subissait une éclipse, c’était un spectacle triste.

Le Tourville, était commandé par le capitaine de Vaisseau Marloy. C’était un bien brave homme qui pensait volontiers au temps où il pourrait profiter de sa retraite dans sa petite villa du bord de la mer à Sanary. Sa seule ambition était d’être maire. Entre deux pastis et une partie de pétanques il aurait ainsi l’impression de participer toujours aux affaires de l’État.

Il avait même une figure de vieil acteur avec une peau blanchâtre, plissée de rides profondes. Ses yeux sans sourcils ni cils roulaient dans tous les sens comme des yeux de perroquet. Sa bouche sans lèvres était comme une blessure. Enfin il était chauve et portait perruque. Pour toute la marine cette anomalie le distinguait. Il était « l’homme-à-la-perruque ». Les bords coupés nets de couleur acajou foncé apparaissaient sous sa casquette. On disait, bien entendu, qu’il avait trois perruques, qu’il mettait à tour de rôle : courte, mi-longue et longue.

J’ai dit que c’était un brave homme. Quand je lui disais qu’il fallait faire « quelque chose », il me répondait : « Si l’amiral marche, je marche. »

Quand je lui disais que les deux tiers de l’équipage le suivraient il disait : «Vous croyez » avec son terrible accent du midi. Puis il s’éloignait soucieux.

Le commandant en second du bateau était un personnage muet. Il avait cette apparence noble et solennelle qui fait croire à l’intelligence et réussit si bien en France.

Le n° 3 était un sot prétentieux qui zozotait et parlait du nez. Il portait une moustache réduite à un trait « genre Adolphe Menjou » au-dessus d’une lippe et d’un menton Bourbon d’Espagne.

Mers El-Kébir

J’étais de quart de 4 heures à 8 heures. Encore mal réveillé je cherchais mon prédécesseur qui devait me passer les consignes. Il était dans la chambre de veille penché sur des télégrammes. C’était un officier de réserve, blond, avec une figure assez molle, astucieux, désirant surtout le paraître et polissant ses mots d’esprit comme un sucre d’orge qui devient de plus en plus pointu.

Il dit d’une voix détachée et traînante (tous les subalternes avaient plus ou moins adoptés le ton fausset de Michaud, niais et traînard à dessein) :

– Bon quart. Tu vas avoir de quoi t’occuper. Il y a là une pile de télégrammes. Tu en recevras d’autres sans doute. La « grande » bataille navale de la guerre est en train de se livrer entre Français et Anglais à Mers El-Kébir.

Le Dunkerque et le Strasbourg sont dans le coup. Bonne nuit.

Il disparaît. Je feuillette les télégrammes. Il y a là le fameux ordre : « Ordre d’appareiller coûte que coûte. Défense de se laisser couler sans combattre. Rendez œil pour œil ».

Nous voici loin des termes administratifs officiels. « C’est un faux télégramme » telle est ma première réaction. L’Allemagne, qui a mis la main sur nos archives et sur nos codes, peut bien nous transmettre ce qu’elle veut et faire entre-tuer les Alliés.

Un message arrive du bateau amiral : « Ramassez les tentes sur le pont arrière. Les hommes au poste de combat ».

Le dernier message est laconique : «Votre cible est le porte-avions Eagle ».

Je vais réveiller le Pacha qui a déposé sa perruque et a sur la tête quelque chose qui est peut-être une bouillotte en caoutchouc. Il ressemble au portrait de Chardin.

Il écoute et les télégrammes et les commentaires. Il conclut sagement : « Bieng, réveillez-moi à 8 heures ».

Le jour commence à se lever. Je fais doubler la veille. Quatre hommes, jumelles en main, ne quittent pas des yeux les bâtiments anglais. Rien ne bouge à bord. Seuls les contre-torpilleurs ont quitté leur mouillage habituel et bloquent la passe.

On a dit que les canons anglais avaient été braqués sur nous. C’est possible. J’étais officier de quart, et je n’ai rien vu. En tous cas aucun canon d’aucun bâtiment anglais n’était orienté dans la direction du Tourville.

Au fur et à mesure les officiers arrivent sur le pont et discutent. On se croirait au théâtre avant la grande première. J’entends :

– Évidemment, cela sera assez drôle de se tirer les uns sur les autres à moins de 1.000 mètres, à coups de 380. Cela ne durera malheureusement pas longtemps.

– Si nous coulons tout droit nous pourrons nous poser sur le fond et continue à tirer, dit l’adjoint.

– Il y a ce foutu pétrolier à bâbord qui empêche d’utiliser les tubes lance-torpilles.

– J’aurais mieux fait de suivre mon inspiration et d’aller planter des choux en Amérique, dit Michaud.

Tout est dit sans haine, sans passion, avec une sorte d’humour résigné. Nous touchons un cas de « grandeur et servitude militaire » qui peut tourner au drame en un clin d’œil. À Mers El-Kébir cuirassés anglais et français ne sont-ils pas en train de se canonner ? Qu’y a-t-il à faire sinon à attendre ?

Et puis tous les yeux rivés sur les bâtiments anglais se hissent sur quelques petits points brillants qui viennent d’apparaître dans le ciel, aussitôt entourés d’une floraison de nuages, éclatements des Pom-Pom du Warspîte, du Ramillies et bientôt de tous les canons de l’escadre anglaise.

À plus de 10.000 mètres une formation italienne survole l’arsenal et la rade. Quelques bombes tombent sur les quais ; une éclate à moins de 100 mètres du Suffren.

Les bombardiers viennent de passer à la verticale. À bord les hommes sont aux postes de combat. Des éclatements noirs se mêlent aux flocons blancs de l’escadre anglaise. Ce sont nos vieux 75 qui tirent. Hors de portée les bombardiers continuent leur course parmi ces étoiles noires et blanches. Le Pacha, qui vient de sortir de sa chambre, sauve son autorité :

– Ouvrez le feu !

Les avions passés, tout le monde se regarde. L’atmosphère se détend. La joie revient. Les hommes rient. Les mitrailleuses doubles ont tiré aussi, histoire de dérouiller les pièces et aussi les esprits.

Cependant qu’un message de l’amiral demande des explications sur l’ouverture du feu (2) un long message de l’amiral anglais arrive sur tous les bateaux : « Nous n’avons pas l’intention de tirer sur vos navires. Pourquoi faire couler du sang inutilement. Notre ennemi est le vôtre… »

Pendant un court instant l’unanimité s’est faite dans l’action. L’officier transmission trouve des erreurs d’authentification, dans les messages de la nuit. Tous pensent que nous avons, une fois de plus, failli être dupés.

Seul, dans un coin, un drôle de garçon gauche, mal articulé, couleur ivoire, avec des immenses yeux noirs, de longs doigts maladroits, Roditi, officier interprète, commente étrangement la situation.

– C’est une excellente chose, dit-il, que cette bataille de Mers El-Kébir. Nous passons en quelque sorte dans le clan des vainqueurs. L’Allemagne a besoin de nous contre la Russie. L’avenir de la France est là.

Mais à ce moment personne ne prête attention aux paroles que détache précieusement, syllabe par syllabe, le grand saurien gauche. L’adjoint, à qui je rapporte les propos, parle même de le mettre aux arrêts.

L’exaltation retombée, le drame de Mers El-Kébir force les officiers à choisir. À quelques-uns il ouvre les yeux, aux autres il donne une excuse.

L’histoire ne retient que les grandes lignes. Pour se simplifier elle devient inexplicable. Pour comprendre le cas de la force X il faut l’avoir vécu. Tout ce qui sera couvert des mots « Fidélité au maréchal » est un complexe de sacrifice, de bassesse, d’égoïsme, de veulerie, de désintéressement.

Ce qui est certain c’est que ces hommes qui sont de braves Français moyens, n’ont jamais réalisé qu’un jour on leur demanderait leur vie. Ce sont peut-être des soldats, ce ne sont pas des guerriers.

Le lendemain de Mers El-Kébir, Patou, Burin des Rosiers, Pirey, Michaud et moi nous pensons qu’il est temps maintenant de partir, que nous n’entraînerons plus personne avec nous. Une vingtaine d’officiers mariniers et matelots vont peut-être nous suivre.

Ce jour là j’ai fait une proclamation dont, à vrai dire, je n’étais pas peu fier. Elle avait été tapée sur une des machines du bord.

C’était un appel à la lutte. Les formules n’en étaient pas bien neuves. Elles avaient le mérite de comporter plus de bon sens que « l’acier victorieux » ou « nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ». Cette proclamation se terminait de la façon suivante : « Si l’Allemagne n’occupe pas toute la France, c’est que c’est son intérêt… Dans le doute, appliquez la formule : tout ce qui sert l’Allemagne nuit à la France, tout ce qui nuit à l’Allemagne sert la France ».

Un autre tract disait :

« Marins d’Alexandrie, vous serez comme les marins russes de l’autre guerre qui, entrés dans le port de Bizerte, y virent pourrir leurs navires. 800 hommes, 100 chevaux, 15 automitrailleuses sont passés de Syrie en Égypte. D’autres suivent, etc., etc.

C’étaient ces feuilles que j’épinglais dans tous les postes d’équipage, dans toutes les coursives. Les matelots se rassemblaient pour les lire. Ils étaient à peine curieux.

J’avais fait à peu près les trois quarts du bateau lorsque j’ai senti une main sur mon épaule. C’était celle de l’adjoint. Il disait de sa voix chuintante :

« Le commandant vous demande. C’est vous qui avez fait ces tracts ? »

Il était difficile de nier. Ceux qui avaient été tapés à bord présentaient des défauts de caractéristiques.

Sur le pont le Pacha était prêt d’en perdre sa perruque. Il était écarlate.

– Vous foutez la révolution sur mon bateau. Allez aux arrêts de rigueur dans votre chambre.

Tout cela dit avec la fureur et l’accent de Raimu.

Un factionnaire était déjà devant ma porte, en armes. C’est rare que l’on mette un officier aux arrêts de rigueur. Le factionnaire ne savait pas trop quelle contenance prendre.

Quelques minutes plus tard l’adjoint arrive. Il me demande mon revolver. Je lui tends celui de Delachaux (3). Mon 92 est depuis longtemps à Alexandrie.

– Vous avez une mitraillette allemande, chuinte-t-il ?

Disparue également. L’adjoint n’est pas content. Il se rabat sur une panoplie de sabres d’abordage. Je lui tends un pistolet à flèches qui traîne sur le bureau. Affairé, il emporte tout.

La journée se passe. Michaud vient à 4 heures. Il dit simplement:

« Je me taille avec Patou, d’Estienne, Burin et Pirey. Rendez-vous demain soir chez Groppi au Caire. Tu es assez grand pour te débrouiller ».

J’ai peur que Michaud ricane et je réponds « bien sûr ». Il me tend une main molle dans le style de son sourire goguenard et figé.

11 heures du soir. Le canot-major des permissionnaires va bientôt pousser. J’appelle le factionnaire. Je suis en slip avec une serviette à la main comme si j’allais prendre une douche.

– Va me chercher de la bière.

Il revient, portant la bière d’une main, son mousqueton de l’autre.

– Va reporter le verre.

Sans méfiance, il retourne docilement au carré.

En quelques secondes je suis sur le pont, je descends l’échelle de coupée et je saute dans la vedette.

– Pousse, il est l’heure.

Le mécanicien refuse. On entend un brouhaha sur le pont, des gens qui courent, la voix de l’officier de quart, Langlois, puis celle de Giraud, l’officier de garde. Je plonge.

Nuit de black-out. Pas une lumière qui signale les bateaux ou la ville. Pas un reflet. La nuit est noire. Je glisse doucement dans l’eau phosphorescente.

Un bruit de moteur. Des projecteurs qui balaient l’eau. Un cercle lumineux qui tombe sur moi. Une vedette qui arrive dans ma direction.

J’ai nagé longtemps, jouant avec la vedette comme un marsouin, plongeant, m’accrochant à la quille pendant qu’elle fait d’innombrables manoeuvres : en avant, en arrière doucement, stop… J’ai dû prendre la rade dans le sens de la longueur, j’ai peut-être tourné en rond pendant une heure. Je suis repêché, mort de fatigue.

L’état-major est sur le pont : le Pacha, le second, l’adjoint. J’ai encore la force de les injurier. Les injures tombent dans le silence. Des minutes passent. La voix du Pacha dit :

– Retournez dans votre chambre (avé l’assent).

Les factionnaires m’emmènent. De rage je donne un coup de poing violent dans la porte en fer. Puis je tombe d’une masse sur mon lit exténué de fatigue.

Le lendemain, je me rends compte que les oreilles des hublots ont été enlevées et remplacées par des écrous serrés à force, que tout ce qui était pesant, contondant, métallique avait été enlevé, que la porte était épontillée par des madriers. Il y a une tinette dans un coin.

La première visite est celle de l’officier de quart de la veille. C’est l’aviateur du bord, un doux mouton noir frisé. Il parle :

– Je vous prie de m’excuser, je n’aurais peut-être pas dû vous reprendre hier. Je ne vous désapprouve pas. Vous avez peut-être raison. Vous aimez la guerre. Moi, je ne suis pas un guerrier, je ne suis pas fait pour me battre. Je suis un pauvre type.

Ce sont ses paroles exactes. J’ai envie d’éclater de rire, de le remonter. Je suis trop stupéfait pour répondre.

C’est ensuite le tour de l’officier de garde qui, lui aussi, s’excuse :

– Vous avez raison. Mais je ne peux me résoudre à faire comme vous. J’ai neuf enfants. Je vais essayer d’intervenir auprès du Pacha. Vous allez être transféré sur la Providence. Elle est à quai. Vous vous débrouillerez bien pour partir.

Tout cela est dit d’un ton triste. Autant le premier était ridicule, autant le second m’émeut.

La troisième visite est celle de l’officier fusilier. Beau, grand, solide, la figure carrée, les yeux bleus, le regard droit, la poignée de main franche, il doit partir avec nous ce soir-même et rejoindre d’Estienne, Patou et Michaud au Caire.

Il m’a répété depuis 15 jours : « Je pars » en même temps que je ne sais quel imperceptible affolement passait dans son regard. J’ouvre une parenthèse car nous ne reverrons plus ce figurant. Envoyé à Djibouti par avion pour remonter Legentilhomme, il fait amende honorable et rejoint Vichy.

Pour l’instant il m’explique qu’il est chargé de m’accompagner à 11 heures à bord de la Providence et m’apprend du même coup que celle-ci n’est pas à quai mais sur rade, et appareille à 3 heures pour ramener en France les réservistes.

– C’est une chance, dis-je. Puisque vous êtes décidé à partir partons maintenant. Prenons la vedette et allons à terre.

– Impossible, je pars ce soir. J’ai laissé une lettre disant que je quittais le bateau. Mais je ne le quitterai qu’après mon service à 4 heures.

Peine perdue que de lui faire comprendre qu’il compromet ainsi toutes mes chances de départ. Peine perdue que de lui expliquer que ce soir, il sera déserteur, passible d’une condamnation à mort et qu’ajouter une peine à l’infini…

Notre homme de fer ne veut pas assumer un péché véniel après le péché mortel auquel il s’est décidé.

Nous partons pour la Providence, lui, moi et deux factionnaires en armes.

Autour de la Providence règne l’agitation des grands départs. Vedettes, canots, vapeurs vont et viennent apportant courrier, vivres, ramenant les hommes qui sont à terre…

Au moment où j’arrive en haut de la coupée, je tombe nez à nez sur l’ancien maître d’hôtel du Tourville, un marseillais nommé Barbolini. En passant devant lui je lui glisse :

– Une barcasse bougnoule, ici, dans 10 minutes.

Un clin d’œil. Personne n’a rien entendu ni l’officier fusilier, ni les factionnaires qui suivent comme des chiens fidèles.

Je suis remis entre les mains du commandant en second. Nous sommes dans une coursive. Les officiers qui rentrent en France me regardent ironiques. Le grand saurien gauche, Roditi, ex-bibliothécaire de la chambre est là. Il dit très délicatement:

– C’est une joie pour nous que de vous voir ici.

Je réponds à tout hasard :

– Pas pour longtemps.

– Est-ce à dire, continua-t-il, en détachant toutes les syllabes, que nous devons nous attendre à des événements extraordinaires d’ici peu ?

Je dis « c’est possible » sans bien savoir comment d’ailleurs.

Pendant que nous parlons, une glace qui est en bas de l’escalier me renvoie l’image de Barbolini qui, les bras arrondis, me signifie : «Tout est paré ».

Mon cerveau me donne l’impression de marcher à toute vitesse, mais rien n’en sort. Je calcule : une seconde pour sauter l’escalier, une autre seconde pour… Il y a là une dizaine d’officiers plus les factionnaires.

« Il est tout de même trop c.., ce fusilier ».

Cela fait bien la centième fois que je me répète ce leitmotiv en pensant à l’officier fusilier qui aurait pu si facilement régler tout ça en partant à terre avec moi.

L’officier en second revient. Il me désigne une pièce donnant sur la coursive :

– On a débarrassé cette chambre pour vous. Le commandant est à bord du Colbert pour prendre des ordres à votre sujet. Défense de sortir avant son arrivée.

La porte se referme. J’ai une seconde de désespoir. La chambre n’a pas d’issues et ne donne sur rien. Je suis b…

Puis un grand espoir. Je n’ai pas entendu de clé tourner dans la serrure. J’attends que les pas s’éloignent. Je tourne la poignée. La porte s’ouvre. Plus personne dans la coursive, ni officier en second, ni officiers, ni factionnaires. Je saute les escaliers d’un bond. J’enfile une coursive, plus une autre coursive, je descends d’autres escaliers. Je me trompe sûrement. J’arrive enfin à la coupée. Parmi tous les canots, les vapeurs, les barcasses de toutes sortes, il y en a une qui me crève les yeux. C’est une embarcation indigène à voile triangulaire, de celles qui errent sur la rade et se hèlent comme un taxi.

– « Direction le Ramillies ».

C’est le cuirassé anglais le plus proche. À la voile et à rame, car la brise est faible, l’embarcation se dégage, pousse, double l’avant de la Providence.

C’est à ce moment qu’un grand canot qui débarquait au moment précis où je partais, arrive lui aussi. On a dû donner l’alerte sur le paquebot. Le canot est plein. Il y a bien 50 hommes à bord ; quelques-uns debout sur la lisse se tiennent prêts à sauter dans ma barcasse au moment où ils arriveront à sa hauteur. Je saute sur le mât minuscule de ma barque qui s’incline, prête à chavirer, ne présentant plus à mes abordeurs qu’une coque lisse et glissante. Cela s’est passé en quelques secondes. Le canot m’a dépassé et continue à courir sur son erre. Dressée à l’arrière, une figure émaciée trouée d’yeux noirs brûlants jette « Retournez sur la Providence ». Je dis «Vers le Ramillies ».

La force n’est pas pour moi. Mon Égyptien vire de bord. Je saute à l’eau tout habillé et je recommence mon équipée de la veille. Le cagot, pendant ce temps, vire et manœuvre.

La rade est calme. À peine une faible brise fait scintiller les rides minuscules de l’eau.

Un vapeur arrive maintenant à ma hauteur, une de ces embarcations à très haute cheminée que la marine conserve par tradition.

J’ai appris la veille qu’il est assez difficile avec un bateau d’attraper quelqu’un qui ne veut pas se laisser attraper. Pour l’instant je me suis glissé à l’avant, près de l’étrave, et le bon vapeur qui me cherche partout m’entraîne sans le savoir vers le Ramillies.

Ils s’en aperçoivent, stoppent, tentent de m’attraper avec une gaffe. Je tire la gaffe qui tombe à l’eau. Le bon gabier doit se trouver enfermé dans un dilemme tragique.

– « Gabier à la manque. Tu auras cette gaffe apostillée sur ton compte ! »

Un deuxième vapeur arrive. La manœuvre ne s’en trouve pas simplifiée. Les deux embarcations font en avant, en arrière, virent, stoppent. Je ne suis plus très loin du Ramillies. J’essaye d’attirer l’attention des Anglais. Rien ne bouge. Le matelot de service là-bas doit se demander de quoi il s’agit et pourquoi ces trois bateaux courent après ce garçon qui nage. « Un type qui a du faire un mauvais coup » pense-t-il.

Et subitement quelque chose passe en premier plan. C’est la grosse masse d’un remorqueur qui avance en crabe dans ma direction, avec des gens à bord qui tiennent des bouées. La première tombe hors de portée. J’agrippe la deuxième. Je suis hissé à bord. J’atterris sur le pont avec mon côté face couvert d’une large traînée de mazout que j’ai recueilli au passage en raclant la coque.

Les deux vapeurs et le canot touchent le remorqueur en même temps. Mais je suis sur territoire anglais, inviolable. Les incidents d’hier sont trop proches pour qu’ils tentent quoi que ce soit. La figure émaciée jette :

– « Douze balles dans la peau ».

Je ricane. C’est fini. Les bateaux s’éloignent. Je jette un coup d’œil sur la rade. Les ponts des bateaux français et anglais sont noirs de monde 20.000 personnes ont suivi des yeux la corrida.

Je remercie les gens du remorqueur. Je leur demande d’accoster le Ramillies.

Charmants Anglais qui me considériez avec étonnement, debout sur le pont de mon remorqueur, couvert de mazout, officiers de quart avec votre longue-vue réglementaire, commodores, captains… vous avez fini par m’expliquer que vous ne pouviez rien, que vous étiez « so sorry ».

Je parle avec chaleur. Eux me répondent poliment et obstinément. Le remorqueur repart, moi à bord bien entendu. Je fais l’inventaire de mes objets : une brosse à dents, une livre anglaise que je fais sécher sur le pont, mes lunettes noires. Je m’explique mal que j’ai perdu ma chemise et qu’en revanche j’ai une casquette de second-maître. J’ôte mes chaussures.

C’est dans cet accoutrement que moins d’une heure plus tard je suis dans le salon bien ciré du consul général d’Angleterre. Sa voiture a fini par venir me chercher à l’arsenal, son barbarin en robe de soie m’a ouvert cérémonieusement la porte sans paraître étonné.

En l’attendant, je compose avec mes pieds nus et mouillés des dessins géométriques sur le plancher bien ciré. Heathcote Smith, le consul, entre. Il ressemble à Wellington avec un visage long, bronzé, des cheveux blancs, un nez recouvert de longs poils. Il regarde son plancher et lève les bras avec désespoir.

La flotte X est loin. Avec cette escapade j’ai fait l’économie d’une véritable évasion.

Le soir je rencontre au Caire le colonel de Larminat, Patou, d’Estienne d’Orves, Pirey et Michaud.

C’est le premier jour de ma France Libre.

Barberott

(1) Enseigne de vaisseau Michaud. Rejoint les F.F.L. en juillet 1940. Disparu avec le sous-marin Surcouf.
(2) C’est Patou, qui est directeur de tir 75, qui a pris l’initiative. Patou, aujourd’hui capitaine de vaisseau, Compagnon de la Libération, a rejoint également les F.F.L. en 1940.
(3) Rejoint les F.F.L. deux mois plus tard.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 29, juin 1950.