La prise de Koufra, par le capitaine Douzamy
Le récit de la prise de Koufra a été fait par un de nos camarades, le capitaine de réserve Douzamy, administrateur des colonies qui, de 1940 à 1942, a servi dans les confins tchadiens, d’après des documents officiels et des récits oculaires.
Koufra : un symbole
En 1913, l’expansion française en Afrique centrale, commencée avec Brazza aux bouches de l’Ogooué, s’arrêtait sur le 22e degré de latitude Nord, au Tibesti, en plein désert.
Notre dernier ennemi, Si Ahmed Chérif, chef de la confrérie religieuse et de l’État politique des Sénoussistes, reculant devant le progrès, se retirait dans le groupe d’Oasis de Koufra, au cœur du Sahara oriental.
Pendant 15 ans, protégée par l’immensité hostile du désert, objet des convoitises internationales, Koufra devint le centre des intrigues anti-françaises au Sahara. Marché d’esclaves, monastère des Khouans fanatiques, la Mecque de la Senoussya, cristallisée dans sa haine du progrès, resta mystérieusement à l’écart du monde européen, jusqu’à la conquête italienne, en 1931.
Pour réduire Koufra, Graziani monta une gigantesque expédition : 7.000 chameaux, des milliers de chameliers, 300 camions, une escadrille d’autos blindées, une section d’artillerie et plus de 3.000 hommes de troupe.
Koufra est occupée le 10 janvier 1931, après deux heures de fusillade. Les fuyards poursuivis par l’aviation furent mitraillés ou moururent de soif dans l’effroyable désert de Libye, en tentant de se réfugier en Égypte ou au Tchad.
Alors, Si Mohamed el Abid, Grand Maître de la Senoussya, frère et successeur de notre vieil ennemi Ahmed Chérif, préférant l’exil à la brutalité incompréhensive du joug italien, rassemblait ses femmes et ses troupeaux et, le 6 février 1931, se présentait au poste de Faya pour demander asile à la France, s’en remettant corps et biens, avec sa famille, à la discrétion des autorités françaises du Tchad. Ce geste spontané était un hommage indéniable à nos méthodes, à notre comportement vis-à-vis de l’Islam; il était la reconnaissance de la prééminence de notre autorité morale au Sahara. C’était aussi un gage pour l’avenir.
En changeant de maîtres, les palmeraies et les jardins de Koufra ne devinrent que plus inquiétants derrière leurs remparts de désert. L’Oasis, équipée d’un aérodrome, fortifiée, fut désormais la pointe avancée de la propagande et des menées italiennes, la base stratégique menaçant le plus directement les voies d’accès orientales aux plaines du Tchad et les lignes de communications Est-Ouest en Afrique centrale.
Lorsque vint la guerre, en 1939, comme ceux de leurs aînés, les yeux de nos méharistes, sentinelles des confins, demeurèrent braqués sur cette menace politique et stratégique de toujours, tandis que les esprits des chefs civils et militaires du Tchad, responsables de l’intégrité de la communauté française dans cette région solitaire du monde, restaient attachés à la recherche des moyens de la réduire.
Puis vint le honteux armistice de 1940. Les troupes du Tchad, maintenues sur place et éloignées des combats malgré elles, avaient dû se résigner à suivre de loin la débâcle de l’armée française. Mais la douloureuse stupeur avait tout de suite fait place à l’anxiété : l’Italie, placée dans le camp du vainqueur n’allait-elle pas profiter des circonstances pour pénétrer plus au cœur de l’Afrique ?
L’esprit de la résistance était né au jour même de la capitulation et, en reprenant les armes à côté de nos alliés anglais, les soldats du régiment du Tchad veillaient à la conservation de l’empire. Mais ceux-ci n’allaient-ils pas, comme ceux de la métropole, rester sur la défensive, à l’abri du rempart du Tibesti, en arrière de l’immense No man’s land que constitue le grand désert libyque ?
L’opération de Koufra envisagée, par les états-majors français en cas de guerre avec l’Italie et que tant de stratèges avaient déjà combattue en raison des difficultés de pénétration à surmonter, de la pénurie de nos moyens et des nombreux aléas d’ordre militaire qu’elle comporte, va-t-elle être tentée ?
Elle le sera.
Le 2 décembre 1940, le colonel Leclerc, le jour même de sa prise de commandement à Fort-Lamy, s’adressait à ses nouveaux compagnons : «Je sais qu’il est inutile de réclamer aux troupes du Tchad plus de fanatisme et plus d’allant! Qu’elles se rassurent : tout ce qui pourra être tenté du point de vue combat, le sera.»
L’occasion ne va pas tarder à se présenter.
Sur les rivages de la Méditerranée, nos Alliés britanniques commencent à se donner de l’air. La 7e division blindée a repris Sidi Barani. Elle assiège Fort Capuzzo et Tobruk et les colonnes du général Wavell se dirigent vers Benghasi. Les troupes françaises avec le B.I.M. sont présentes. Elles ont pris part à la prise de Sidi Barani.
Pour l’ennemi comme pour nous Koufra, est un symbole. Graziani n’a-t-il pas, au lendemain de sa victoire de 1931, écrit dans son livre Paix Romaine en Libye : «Koufra n’a pas été seulement une occupation territoriale, mais bien plutôt une étape dans une grande marche symbolique. Où ? Dans le désert. Pour où ? Vers le néant des sables du désert, mais aussi vers toute la réalisation des grands et indéfectibles destins de l’Italie.»
Pour les Français du Tchad, c’est l’objectif prédestiné, autant par la menace qu’il comporte que par l’idée de vengeance qu’il représente.
C’est donc poussé par les aspirations jusqu’alors difficilement contenues des Français du Tchad et appuyé sur l’autorité spirituelle des exilés musulmans qui avaient placé leurs espoirs dans la France, que, le 26 janvier 1941, le colonel Leclerc allait lancer vers Koufra les jeunes troupes de la France Libre, impatientes de secouer la torpeur honteuse de la défaite.