Le poste de secours du B.M.2
Par le docteur Pierre-Henri Mayolle
Nous avions jusqu’en mai rompu la monotonie des journées sur la position de Bir-Hakeim… en creusant… en creusant.
Le poste de secours principal du B.M.2, sur la sécurité duquel veillait le médecin capitaine Guenon, s’agrandissait, s’organisait, s’améliorait. Koyo, Tsana, Goumgaye et tant d’autres, nos fidèles infirmiers utilisaient très bien la pelle. De nombreux boyaux nous reliaient à diverses annexes… et même à l’aumônerie du R.P. Michel. Bref, une belle termitière !
Peut-être, aurions-nous ensuite à regretter d’avoir trop bien occupé notre temps…
En dehors des Jock Colonnes dont parle notre général, nous vivions sur nous-mêmes… et nos seules ressources intellectuelles.
Mais, un beau jour, en regardant vers le sud, vers la ligne d’horizon, beaucoup de poussière, à l’ouest rien, les « Mamelles ». Au nord, la position s’élevait jusqu’au secteur de la 6e compagnie de Tramon.
La danse commença, les blessés arrivaient de la 6e compagnie, de la 5e compagnie, lors des attaques allemandes qu’elles avaient repoussées. Mais pendant 15 jours, notre vie fut aussi rythmée par les bombardements en piqué des Messerschmitt, se répétant de plus en plus fréquemment. D’avance, en voyant se décrocher les bombes, nous savions à qui elles étaient destinées ! C’est différent, cette bombe qui vient de se détacher, on se fait tout petit, le choc, la déflagration, on se tâte, on se lève, on est là ! Le père Michel a été enterré, mais on l’en sort vite, le drame étant ailleurs. Nos braves tirailleurs déjà blessés qui attendaient dans notre vaste trou d’être évacués sur l’A.C.L. ont été aussi enterrés, un d’eux ne s’en sortira pas. Plus loin, à quelques pas de là, notre belle ambulance toute neuve, celle de Guenon, n’est plus qu’une dentelle sans valeur.
Peu à peu, ma « trouille » des premiers jours se transforme en habitude des bombardements aériens ou d’artillerie.
Pour rompre ce rythme infernal, de nuit, quelques consultations nocturnes dans les postes des uns ou des autres. Je garderai toujours le souvenir de cette dernière soirée dans le P.C. du capitaine Tramon, où je retrouvai mes amis Fronnet et Dargent… Nous avions encore le goût de parler du passé et de l’avenir et pendant quelques heures après, sur la jonction et en liaison dangereuse, ils tombaient pour la France, sans que l’on put rien faire pour eux.
Nez en l’air, cigarette aux lèvres, notre médecin chef Guenon, regonflait le moral de tous de façon extraordinaire. Il pansait des blessés, ce qui restait de notre poste de secours, quand un blessé grave fut amené et déposé dans le trou individuel de l’aumônier, l’amputation d’un membre inférieur s’avérant nécessaire. C’est aidé de l’adjudant-chef Monnero que je pratiquai avec plus ou moins de bonheur cette amputation. On appela le père, et c’est avec peine qu’il garda son équilibre physique et moral, encombré qu’il était alors d’une jambe noire sanglante et déchiquetée…
Ainsi passèrent les jours et les nuits jusqu’au moment où la résistance de la position ne servait plus dans les plans alliés. Tous nos blessés avaient été évacués à l’A.C.
Avant l’ordre de repli, il ne nous restait que trois blessés au poste de secours. Ils partirent avec nous dans l’ambulance en suivant la progression de loin à travers mines et lignes ennemies.
Mais au milieu des champs de mines, un Shrapnel mit fin à la carrière de notre dernière ambulance. C’était bien le plus beau feu d’artifice jamais vu et c’est clopin-clopant que nos trois blessés, le père Michel et moi nous partîmes à l’aventure, suivant la direction ou la précision des tirs. Le calme revint aux premières heures du jour. Il y avait heureusement beaucoup de brume, une ombre de char s’y découpait, on écoutait : c’était allemand que l’on parlait.
On continua la marche, assoiffés, il ne restait plus d’eau. Notre blessé du pied, un grand tirailleur de la 6e compagnie, continuait avec courage à nous suivre, aidé tantôt par l’un, tantôt par l’autre, quel cran !
La brume persistait encore bien tard, mais nous n’avancions qu’avec prudence parmi les positions allemandes et italiennes quand, semblant déchirer un voile dans cette brume, avec bruit, des véhicules lourds et des automitrailleuses firent route vers nous. Impossible de les éviter ! C’était une patrouille britannique à la recherche des combattants repliés de Bir-Hakeim.
Nous avions réussi à ramener nos trois blessés, le cauchemar se dissipait pour nous, mais, hélas ! pas pour tous.
(1) Ces notes sont la copie intégrale des notes écrites au jour le jour, au crayon. C’est la vie à Bir-Hakeim vécue au niveau de la troupe avec ses ignorance et ses erreurs. Craignant la capture lors de la sortie de vive force, j’avais caché le carnet dans mes guêtres.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 168, juin 1967.