La nuit du 10 au 11 juin
Par le docteur Jean Vialard-Goudou
Depuis le 26 mai le « First Free-French Group » – (3.600 Français rattachés au 30e corps de la VIIIe armée britannique) – tient dans Bir-Hakeim et ralentit la ruée vers l’est. Ils ont démoli 50 chars de la division blindée Ariete et l’ont mise en déroute. Ils tiennent, depuis quinze jours, devant deux divisions allemandes, et Rommel enrage de plus en plus. Mais ils sont encerclés de toutes parts et chaque heure plus étroitement. Trois fois par jour des vols de Stuka en piqué, viennent au nombre variable de 60 à 110, tenter l’extermination annoncée par le général Rommel.
Toute résistance devient désormais inutile puisque les Anglais ont pu se replier presque partout en bon ordre et ont eu le temps d’assurer, entre la mer et la dépression de Qatara, la défense d’Alexandrie, du Caire, de l’Égypte… du canal de Suez.
Le général Kœnig, à qui je rends visite deux fois par jour dans son P.C. au centre de la défense me dit à 9 heures, le 10 juin : « Cette nuit on sort au travers des lignes ennemies et on rejoint les Anglais. On emmène tous les blessés, donc, aucun médecin ne reste. On vous fournira des camions puisque presque tous vos sanitaires sont démolis. Tenez cela secret, mais d’ores et déjà avertissez Vignes et Guillon pour qu’ils vous aident. Vous recevrez vers 16 heures des instructions complémentaires de détail. Envoyez un planton. »
Le général est, lui aussi, fatigué par trop de nuits d’insomnie et, il est soucieux parce que le sort des « premiers Français Libres » va se jouer cette nuit. S’il savait que, tous, depuis le début de l’attaque, nous avons toujours approuvé toutes ses décisions, il aurait moins de scrupules… et peut-être n’aurait-il pas omis, cette dernière fois, de m’offrir un whisky…
– Bien, Mon Général.
Claquement de talons. Salut. Les Free-French qui pensèrent toujours que les galons se portaient dans le cœur et non point seulement sur les épaules, furent toujours « très militaires » – quoi qu’on en ait dit – vis-à-vis des chefs qu’ils estimaient… et aimaient.
– Adieu, mon fils, je compte sur vous.
– Bien sûr, Mon Général.
Et je reprends la direction de mon P.C. à 1.500 mètres vers le sud. Cette fois quand même je mets le casque « parce qu’il y a chaud » et j’enfonce mes mains dans les poches de mon short bleu… pour être moins gros. En cours de route, je médite sur la façon dont je vais mettre au courant mes deux principaux médecins et amis.
À 22 heures, tous les blessés sont déjà embarqués dans les quatre sanitaires qui peuvent encore rouler et dans les camions reçus de la 101e compagnie du train.
Toutes nos affaires personnelles ont été détruites entretemps, c’est-à-dire jetées dans les véhicules incendiés par bombes et obus. On a décidé de ne rien laisser aux boches. La nuit serait noire comme de l’encre, ne serait-ce de ces feux de Saint-Jean épars qui illuminent quelques coins du désert.
À 22 h 30, heure prévue, le convoi du service de santé s’ébranle pour être à 23 heures en mesure de franchir la porte sud et de s’engager dans le chenal déminé.
Le général qui sort en tête de ses troupes remonte notre convoi et nous crie « bonne chance »… (…)
Nous connaissons l’azimut vers les troupes anglaises venues nous attendre à une quinzaine de kilomètres, sans donner l’éveil, naturellement. Leur premier poste doit être marqué de trois feux rouges. En route.
Mais, c’est plutôt difficile : le chenal déminé est bien étroit – les Italos-Allemands nous inondent de fusées éclairantes – Leurs mitrailleuses et leurs canons transforment en un fracas assourdissant le calme de cette splendide nuit du désert.
Inch Allah ! pour ce qui nous concerne. Le service de santé n’est pas armé. Il faut avancer – progresser et mettre à l’abri, chez les British, le plus de blessés que nous pourrons… (…)
Ça va mal – Ça tire trop… mais, heureusement, ils tirent trop haut.
Les fantassins à la queue leu leu longent les véhicules, adoptant le côté apparemment le moins mitraillé !…
On progresse lentement malgré tout, tandis que de multiples repaires s’échappent sans interruption des kyrielles de balles et d’obus convergents (1).
Le lieutenant Devez, commandant la compagnie de « Bren-Carrier » se trouve un moment à ma hauteur et me crie : « Ça va les toubibs ? Vous en faites pas, j’y retourne. »
Cet officier de Légion étrangère, réserviste, Breton, je crois, employé de la S.N.C.F., gaulliste de la première heure était un grand ami de la popote du service de santé. Il partageait souvent nos repas, parlait peu, écoutait surtout nos palabres, ne jouait ni au bridge, ni au poker et ne buvait pas plus que nous. Nous l’aimions parce qu’il était intelligent, loyal et de bon conseil, parce qu’il était courageux et modeste, parce qu’il avait de bons yeux doux, parce qu’il était un chic type, parce qu’il incarnait le vrai « Free-French ».
Deux ou trois jours avant l’attaque il nous avait dit : « Vous verriez si on me laissait faire. Les Brens, c’est la cavalerie de la division. Ça peut être utile. »
Et nous aussitôt de le mettre en boîte. – Toi, cavalier ? Tu t’es pas regardé avec ta sale gueule. Tu ne sais même pas faire le baisemain et, dans ta guitoune, on n’a encore jamais vu la galerie de tes ancêtres. Celle-là, c’est la meilleure : Devez « cavalier » !
Cavalier… il l’était au sens exact et peut-être… perdu de ce mot, qui évoque la gloire, l’épopée de l’Empire, et toute la légende… la chevalerie…
Devez, avec son Bren, repartit à la charge sur les nids de mitrailleuses et de brédas, écrasant tout sur son passage et tirant à bout portant… puisqu’il n’avait point de sabre.
Il revint une seconde fois voir « si nous allions bien » car, lui aussi, il nous aimait à sa façon… et nous disait quand nous l’avions poussé à bout, ce qui était d’ailleurs difficile : « Vous êtes tous de pauvres types, vous croyez faire la guerre mais on vous tire dessus, et vous n’avez rien pour leur casser la gueule. Moi, je changerais de métier. » C’est peut-être pour cette raison que la « nuit de la sortie » il avait décidé de nous protéger tout spécialement et que, ce faisant, il protégeait aussi les autres.
Chic type.
S’il possédait le psychisme du cavalier de la tradition et sa noblesse, il n’avait hérité de sa Bretagne et de ses modestes origines que les qualités nécessaires à l’accomplissement de sa tâche, et que la clarté de l’intelligence nécessaire pour comprendre son devoir…
Une troisième fois il repartit à la charge… ce devait être la dernière…
Combien des nôtres, qui ne s’en doutent même pas, lui doivent la vie !… moi, peut-être ?
Il repose à Bir-Hakeim, dans ce coin du désert qui, après un instant de folie, connaît à nouveau le silence éternel…
Cette troisième fois où je le vis repartir, je pensais malgré moi à l’une des phrases à l’emporte-pièce dont il détenait le secret : « Celui-là, à force de jouer au c… il va finir par gagner. »
Lui, il ne jouait à rien, il ne posait jamais. Il accomplissait simplement son devoir et n’en parlait pas… il savait bien, tout le premier, qu’il y resterait…
Mais, grâce à lui, et à quelques braves de sa trempe, les deux tiers de nos effectifs purent franchir la fournaise et rejoindre, vivants, les lignes anglaises.
Vrais cavaliers, héritiers de nos traditions d’honneur, ils ne s’étaient même pas laissés un seul instant berner par la félonie du gouvernement de Bordeaux, puis par les sornettes de celui de Vichy. Dotés de cœur et d’intelligence vraie, ils avaient tout de suite choisi de suivre les traces de leurs pères et non point les intérêts apparents et mesquins d’une caste ou d’un parti.
Devant de tels « Chevaliers » qui savent encore mourir en beauté et sans un mot, je salue… très haut et militairement.
Il y avait pourtant encore « des Hommes en France »…
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 168, juin 1967.