30 juin 2016 In CNRD 2017 By Administrateur
Le préambule de la constitution de 1946
Le premier alinéa du préambule de la constitution du 27 octobre 1946, adoptée par la seconde Assemblée nationale constituante le 28 septembre 1946 par 440 voix contre 106 et approuvée par référendum le 13 octobre par 53 % des suffrages exprimés, soit un tiers du corps électoral, affirme : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », avant d’énumérer un certain nombre de « principes politiques, économiques et sociaux » qui viennent s’ajouter à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Avant lui, le projet constitutionnel adopté par la première Assemblée nationale constituante le 19 avril 1946 et rejeté par référendum le 5 mai 1946 par 53 % des suffrages comprenait un préambule intitulé « Déclaration des droits de l’homme » garantissant, d’une part, les libertés, rédigées dans la droite ligne des principes de 1789 (égalité en droit, droit d’asile et de pétition, libertés intellectuelles et collectives, résistance à l’oppression), de l’autre, les droits sociaux et économiques. Le frontispice correspond partiellement au texte du premier alinéa du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine et viennent d’ensanglanter le monde entier, le peuple français, fidèle aux principes de 1789 – charte de sa libération – proclame à nouveau que tout être humain possède des droits inaliénables et sacrés, auxquels nulle loi ne saurait porter atteinte, et décide, comme en 1793, 1795 et 1848, de les inscrire en tête de sa Constitution. »
1- Les origines du préambule
Cinq textes ont servi de base au préambule de 1946.
a- La France Libre
Dans le Manifeste relatif à la direction de l’effort français dans la guerre, lancé à Brazzaville le 27 octobre 1940, le général de Gaulle constate qu’« il n’existe plus de Gouvernement proprement français. En effet, l’organisme sis à Vichy et qui prétend porter ce nom est inconstitutionnel et soumis à l’envahisseur. Dans son état de servitude, cet organisme ne peut être et n’est, en effet, qu’un instrument utilisé par les ennemis de la France contre l’honneur et l’intérêt du pays ».
La Déclaration organique signée par le Général à Brazzaville le 16 novembre 1940 complète cette affirmation en s’appuyant sur « la loi du 13 février 1872 relative au rôle éventuel des conseils généraux dans des circonstances exceptionnelles », « les lois constitutionnelles des 25 février 1875, 16 juillet 1875, 2 août 1875 et 14 août 1884 », « l’état de guerre existant entre la France et l’Allemagne depuis le 3 septembre 1939 et entre la France et ‘depuis le 10 juin 1940 », la « prise de pouvoir » du général de Gaulle « et la création d’un Conseil de défense de l’Empire français par ordonnances en date du 27 octobre 1940, dans les territoires libres de l’Empire français ». Par ces textes, le général de Gaulle, conseillé par le professeur de droit René Cassin et Pierre Tissier (1904-1955), maître des requêtes au Conseil d’État, fait de la restauration des institutions et des lois de la République la clé de voûte de son action.
Toutefois, cette restauration doit, dans son esprit, s’accompagner d’une réforme profonde de l’État. Dans sa « Déclaration aux mouvements » (23 juin 1942), il condamne à la fois la IIIe République défunte et le régime de Vichy : « Un régime moral, social, politique, économique, a abdiqué dans la défaite, après s’être lui-même paralysé dans la licence. Un autre, sorti d’une criminelle capitulation, s’exalte en pouvoir personnel. Le peuple français les condamne tous les deux. Tandis qu’il s’unit pour la victoire, il s’assemble pour une révolution ».
Le 2 décembre 1941, le décret n° 53 instaure quatre commissions pour l’étude des problèmes de l’après-guerre ; Pierre Maisonneuve, chef du service d’Études, de Documentation et de Liaison au Commissariat national à la Justice et à l’Instruction publique de René Cassin, en assure le secrétariat. Un centre de recherche et de documentation est également créé pour assister les commissions dans leurs travaux. Elles ont pour mission de produire les premières versions des textes nécessaires au rétablissement de la légalité républicaine, après le renversement de Vichy Leurs propositions devront être validées, le jour venu, par une assemblée – encore à l’état de projet – de représentants de la nation libérée.
La Commission sur les questions économiques et financières est présidée par Hervé Alphand (1907-1994), conseiller financier à l’ambassade de Washington jusqu’en 1941. Les deux suivantes restent en sommeil. La quatrième, qui relève directement de Cassin et dont il désigne les membres, est chargée des problèmes intérieurs et internationaux d’ordre juridique et intellectuel.
Cette dernière est dotée de trois sections : la section juridique et internationale, animée par Paul Vaucher (1887-1966), un universitaire, historien français de la Grande-Bretagne qui enseignait à l’université de Londres avant-guerre, engagé dans la France Libre en mai 1942 ; la section consacrée aux questions intellectuelles et à l’enseignement, qui a laissé peu de traces ; la section de réforme de l’État, présidée par Félix Gouin (1884-1977), nommé le 11 novembre 1942 par décret conseiller auprès du commissariat de Cassin, qui étudie la réforme de l’État, l’illégalité des textes de Vichy, la punition des crimes de guerre et les réparations. Elle joue un rôle pionnier dans le domaine des droits de l’homme et de l’organisation de l’Assemblée consultative provisoire.
Pour la première de ces deux questions, la section s’appuie sur un groupe d’intellectuels émigrés en Amérique du Nord : Henri Focillon (1881-1943), historien de l’art qui enseigne à Yale, Henri Laugier (1888-1973), qui occupe la chaire de physiologie à Montréal, Jacques Maritain (1882-1973), auteur d’un livre sur Les Droits de l’homme et la loi naturelle paru à New York en 1942, qui enseigne à Princeton et Columbia, et Francis Perrin (1901-1992), physicien, qui enseigne à Columbia. Elle consulte également la philosophe Simone Weil (1909-1943), morte en exil à Ashford, en Angleterre, prend note des idées du juriste britannique Hersch Lauterpacht (1897-1960), qui développe l’idée de la nécessité de réaffirmer les droits de l’homme comme pilier du droit international, et du romancier et essayiste Herbert George Wells, mais aussi s’appuie sur le rapport Beveridge, rendu public en novembre 1942.
Ces travaux vont bien au-delà des déclarations des droits de 1789 et 1793, incorporant également des éléments du Bill of Rights américain et de la constitution soviétique.
Le document final, approuvé par la commission le 14 août 1943 constitue un préambule à une future constitution. Il comprend un frontispice affirmant : « Le peuple français, convaincu que le mépris et l’oubli des droits de l’homme sont les pires causes des malheurs du monde, a résolu d’exposer dans une déclaration solennelle ses droits inaliénables et sacrés », suivi de trente-quatre articles définissant les droits de l’homme , et douze articles ses devoirs. La dernière ligne déclare : « Si une nation, si une communauté quelconque viole les droits de l’homme, tous les autres hommes doivent un secours total aux opprimés ».
Ce « Projet de Déclaration de droits » est publié au moment des discussions sur la constitution dans Politique, 15 août-15 septembre 1945. Les documents rédigés à la fin de l’été 1943 vont également donner les grandes lignes du travail de René Cassin à l’ONU après-guerre.
b- En France
En France même, Jean Moulin, nommé par le général de Gaulle délégué du Comité national français pour la zone libre (24 décembre 1941) puis délégué général pour la France (15 février 1943), crée le 1er juillet 1942 un Comité des experts, composé de juristes, d’économistes et de hauts fonctionnaires (dont Michel Debré), dans le cadre de la Délégation générale, afin de collaborer avec les groupes d’études des mouvements de résistance de la zone sud (Combat, Franc-Tireur et Libération-Sud). De la fin avril 1943 à avril 1944, le comité publie huit numéros d’une revue, Les Cahiers politiques de la France Combattante, dont le rédacteur en chef est l’historien Marc Bloch (1886-1944), assisté de Louis Terrenoire (1908-1992) et Jean Dannenmuller (1913-1998) et qui diffuse les résultats de ses travaux. Avant 1943, ce comité, rebaptisé « Comité général d’études » à l’hiver 1943, rédige un « Projet de constitution », publié dans Les Cahiers politiques en octobre 1945.
c- Après la Libération
Toujours dans Les Cahiers politiques paraît dans le numéro d’août-septembre 1945 un article d’André Philip (1902-1970) intitulé « Thèses pour servir à une discussion sur la future constitution ». Parlementaire socialiste depuis 1936, Philip fait partie des 80 parlementaires qui, le 10 juillet 1940, refusent de voter les pleins pouvoirs constitutionnels au gouvernement du maréchal Pétain. L’un des initiateurs, à partir de 1941, du Comité d’action socialiste et membre du mouvement Libération-Sud, il rejoint Londres à l’été 1942, où le général de Gaulle le nomme commissaire national à l’Intérieur et au Travail dans le Comité national français (28 juillet 1942). Devenu commissaire à l’Intérieur du Comité français de la Libération nationale (3 juin 1943) puis commissaire d’État, chargé des rapports avec l’Assemblée consultative (9 novembre 1943), puis délégué à l’Assemblée consultative provisoire (7 novembre 1944), il est élu député socialiste du Rhône dans les deux assemblées constituantes, avant de devenir ministre de l’Économie nationale et des Finances (27 janvier-11 juin 1946).
De son côté, le philosophe Emmanuel Mounier (1905-1950) publie un texte, « Faut-il refaire la Déclaration des droits ? » dans le numéro d’Esprit de décembre 1944.
Enfin, Charles Blondel (1895-1975), maître des requêtes au Conseil d’État, commissaire de la République en Alsace du Gouvernement provisoire de la République française (21 septembre 1944-juin 1945), fait paraître dans Politique en février 1946, pendant les travaux de la commission de la Constitution et avant le débat en séance, un texte intitulé « Sur un projet de Déclaration des droits » qui inspire quelques députés et le texte final adopté par la Constituante, qui reprend certains termes.
Par ailleurs, les députés de la Constituante se sont référés, dans les débats de l’Assemblée, au « Programme d’action du Conseil national de la Résistance », publié en 1946 dans L’Année politique 1945. Si le programme du CNR ne comprend pas de déclaration des droits ni de préambule de constitution, son contenu consacre une place aux libertés publiques classiques de pensée, d’expression, d’association et de réunion, auxquels il joint de nouveaux droits économiques et sociaux : droit du travail, droit syndical, sécurité sociale. C’est le cas, notamment d’Arthur Giovoni (1909-1996), député communiste de la Corse, qui affirme, lors de la séance du 27 août 1946 : « Nous saluons, dans la déclaration, ceux de ces principes qui procèdent de l’esprit qui animait le programme du Conseil national de la Résistance ».
Les conditions de la rédaction
Une commission de constitution de 42 membres est instituée par l’Assemblée. En raison de l’urgence, ses membres ne peuvent faire partie d’une autre commission et ils ont obligation d’assister à ses séances. Ils sont désignés par les groupes proportionnellement à leur importance. Y figurent René Capitant (1901-1970), Paul Coste-Floret (1911-1979), François de Menthon (1900-1984), André Philip, quatre professeurs de droit et résistants, deux conseillers d’État, douze avocats, dix professeurs et dix journalistes. Le gouvernement est exclu de la discussion et ne peut demander de seconde lecture, qui peut être uniquement votée par l’Assemblée ou demandée par la commission, de même qu’en renvoi en commission.
Dans la première Assemblée, les travaux de la commission se tiennent du 5 décembre 1945 au 5 mars 1946, suivis par des renvois ponctuels en commission jusqu’au 3 avril 1946.
Dans la foulée des projets issus de la France Libre et de la Résistance intérieure, la première commission décide, dans un relatif consensus, de rédiger une déclaration des droits ajoutant de nouveaux droits et de l’intégrer à la constitution. Cette déclaration des droits est débattue et votée entre le 7 et le 21 mars. L’Assemblée modifie notablement le projet de la Commission, sans pour autant modifier ses grandes lignes. Elle comprend un préambule et 39 articles répartis entre un titre « des libertés » (articles 1 à 21) et un titre « des droits sociaux et économiques » (articles 22 à 39).
Toutefois, les députés non socialistes et non communistes ne sont pas satisfaits de la partie de la constitution relative à l’organisation publique et, malgré des tentatives de rapprochement, les trois commissaires MRP (de Menthon, le rapporteur, Coste-Floret et Viard) démissionnent le 4 avril. Le 19 avril, le projet de constitution est adoptée par l’Assemblée avec 309 voix contre 249, le MRP s’étant opposé.
Suite au rejet du premier projet et à l’élection d’une seconde Assemblée, une nouvelle commission est désignée dès la première séance. Composée à égalité de partisans et d’adversaires du précédent projet, elle est présidée par le socialiste André Philip, tandis que Paul Coste-Floret (MRP) est rapporteur.
Prenant pour base le projet d’avril 1946, la commission a achevé de rédiger un préambule et la partie de la constitution relative à l’organisation publics le 19 juillet, moins d’un mois après sa désignation ; seule la question de l’Union française lui prend un mois de travail supplémentaire.
Le projet de déclaration des droits est remplacé par un préambule constitutionnel, voté à l’unanimité. Cette modification formelle correspond à une atténuation, le préambule n’ayant pas force obligatoire et ne contraignant pas le législateur. Cette concession, due aux socialistes et aux communistes est suivie d’une concession du MRP : le texte reprend tous les droits économiques et sociaux du projet d’avril, et l’ensemble des amendements visant à introduire de nouveaux droits.
À l’Assemblée, le préambule ne fait guère l’objet de débats : le rapporteur lui consacre 500 mots, et six orateurs interviennent pour discuter le texte lors des séances du 23 au 27 août.
Après la discussion générale, commence la discussion du texte article par article ; l’examen du préambule, alinéa par alinéa, se fait les 28 et 29 août, les neuf premiers alinéas étant adoptés dès le premier jour.
Le débat porte surtout sur un amendement proposé par le MRP, visant à ajouter au premier alinéa les « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », auquel s’oppose André Philip, au nom de la commission, qui juge la rédaction trop imprécise, et Pierre Hervé, au nom du PC, qui craint une réintroduction de la liberté de l’enseignement. Il est adopté par 272 voix pour et 263 contre. Tous les autres amendements du jour sont rejetés.
Bibliographie
Giovanni Focardi, « La difficile rationalisation de l’administration sous la quatrième République. La réforme qui n’a jamais eu lieu : projets et réformes administratives en Italie et en France en 1943-1948 », Revue française d’administration publique, n° 120, 2006/4, p. 679-693.
Geneviève Koubi (dir.), Le Préambule de la constitution de 1946. Antinomies juridiques et contradictions politiques, PUF, CURAPP, 1996.
Robert Pelloux, « Le préambule de la constitution du 27 octobre 1946 », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 1947, p. 346-398.
Antoine Prost & Jay Winter, René Cassin, Fayard, 2011.