Juillet 1940 à l’Olympia
Dépôt central des Forces Françaises Libres, par Henri Vignes
C’est le lundi 1er juillet 1940 que l’Olympia ouvrit ses portes aux premiers Français ralliés au général de Gaulle. On ne les appelait pas encore « Français Libres ». Arrivés en Angleterre près des aventures parfois tragiques, ils avaient été assemblés à Trentham Park d’abord puis à Arrow Park, près de Birkenhead et Liverpool, où ils venaient de laisser de ombreux camarades qui, après plus ou moins d’hésitations, avaient choisi de rentrer chez eux, en France.
Dès leur sortie de la gare, marchant par des rues où le bon peuple de Londres vaquait à ses occupations, ils furent applaudis malgré leurs allures de clochards et de fantômes, avec émotion.
L’Olympia était un vaste hall d’expositions où l’empire britannique présentait naguère ses gloires et ses richesses. D’où on autre nom : Empire Hall. C’était, dans le quartier de Hammersmith, une carcasse de béton vide, restée longtemps fermée. Il y flottait des relents de moisi et des lueurs glauques s’accrochaient aux sols, parois, piliers et plafonds de ciment râpeux ou maculé de vieilles flaques de cambouis.
Nos maigres impedimenta, sacs à dos, valises plus ou moins déglinguées, musettes et sacs marins plus souvent flasques que bourrés, furent déposés au milieu du vaste dégagement central où, presque aussitôt, des camions de l’armée anglaise vinrent déverser des monceaux de couvertures rêches, de « sacs-à-viande » en forme de violoncelles étroits, de la paille pour les garnir et divers attirails de première nécessité.
Le général Garot qui y arriva en sous-lieutenant dans les premiers jours de ce même mois de juillet, dit: « Je conserve de l’Olympia l’image d’un endroit très sombre, une sorte de caverne de béton mal éclairée, plutôt triste… Et ceux qui y étaient depuis deux ou trois jours: des gueux! Moi, j’avais tout juste un rasoir et un blaireau en arrivant. Mon pantalon – civil – était troué… On nous servit une nourriture sommaire, de la salade sans sauce… Mais nous avions un tonus extraordinaire. Partis de France en vaincus, arrivés dans le plus grand dénuement, nous avons senti, dès notre entrée à l’Olympia, passer un formidable courant: celui de la volonté nationale de revanche. »
« Dès qu’un groupe arrivait, dit Yves de Daruvar, les autres chantaient La Marseillaise. »
« À l’Olympia, rapporte le général Hucher (alors capitaine), nous découvrions la France Libre. Il y avait un millier de jeunes Français, Bretons pour la plupart, semblables aux nôtres (ceux de Trentham Park) et, comme eux, portant des costumes civils mal en point. Il y avait en outre des isolés, officiers, sous-officiers, soldats de toutes armes et provenances. Un dépôt s’organisait et le lieutenant-colonel Magrin-Vernerey y installait un embryon d’état-major avec Kœnig comme chef d’état-major. On décida de former, outre le bataillon de Légion resté à Trentham, un bataillon de chasseurs dont je devais être le patron, ainsi que diverses autres unités : une compagnie de chars, une batterie d’artillerie, une compagnie du train, une autre du génie… »
Le capitaine Lalande (aujourd’hui général), venu de Trentham en mission, retrouva à l’Olympia, en ces tout premiers jours de juillet, son collègue et ami le lieutenant Dupont ainsi que son chef le capitaine Hucher. Il s’attaqua immédiatement au problème le plus urgent: identifier des centaines de jeunes civils mêlés à des militaires de toutes origines. On établit un premier questionnaire de base. Lalande et Dupont firent mettre les « hommes » sur deux longues files et, assis derrière une table en tête de chacune, ils remplissent des fiches: nom, prénoms, date et lieu de naissance, situation militaire et de famille, etc. Ce premier recensement se déroula dans l’ordre.
Le général Lalande raconte que l’un de ces jeunes, apprenti de la marine à Brest, lui dit, avec son bel accent breton : « Je suis rentré à la maison; j’ai vu « môman » et je lui ai dit que les boches étaient déjà à Morlaix. « Môman » me répondit: « Mon petit, tu as 14 ans, tu es en âge de défendre ton pays. Pars en Angleterre, prends un fusil et continue la lutte ». Et Lalande d’ajouter: « Dès lors, en ce qui me concernait, toute hésitation disparut définitivement: j’avais trouvé ma vocation de Français Libre ».
En ce début de juillet, quoique très occupés par notre installation et plus ou moins préoccupés par l’avenir proche (car enfin les Allemands menaçaient d’envahir l’Angleterre), nous partions en fin de journée à la découverte de Londres. On prospectait d’abord les alentours de l’Olympia, les pubs, snacks, mot nouveau pour la plupart d’entre nous – et bars dont le « Hands and Flowers » (Mains et Fleurs) où l’on buvait la légère Lager ou l’âpre Stout en jouant aux fléchettes et en dégustant des « pickles ». On engageait avec d’accortes donzelles peu farouches des conversations où les mains et les rires suppléaient aux insuffisances du vocabulaire. Nous découvrîmes, entre autres choses, que les Anglaises ne correspondaient pas aux images que nous en avions en France, images aussi mal fondées que celles que les Anglais avaient des Françaises. Nous les vîmes audacieuses, gaies, directes, jolies aussi, les mâtines, et sachant fort bien diriger les opérations. Certains d’entre nous furent invités à des « parties » du samedi soir et en rapportèrent des récits effarés. Comme l’été était beau et chaud, nous allâmes aussi nous allonger dans les herbes de Hyde Park parmi d’autres couples enlacés. Ou bien, si nous n’avions pas trouvé de partenaire, nous allions écouter les surprenants orateurs de Marble Arch juchés sur des chaises ou des caisses pour pérorer sur Dieu, l’éternité, le pêché et autres thèmes devant des groupes de badauds souvent attentifs.
Poussant au-delà de Hyde Park, nous découvrîmes Picadilly avec sa brasserie universelle et enfin Soho, quartier cosmopolite dont l’ambiance était déjà – ou devint très vite – celle de Pigalle.
Nous étions encore en plein remue-ménage lorsque le 7 juillet le général de Gaulle vint inspecter le dépôt central de ses « Forces ». Il commença par le petit bureau de recrutement dont on m’avait chargé. C’était, sur la façade aveugle du grand hall, un local ouvert où l’on devait vendre naguère des billets d’entrée. J’y recevais les Français – de nombreux étrangers aussi – venus s’engager dans ce que l’on appelait encore machinalement « la Légion de Gaulle », bien que le général eut repoussé cette expression.
On m’avait mis là parce que, avec une « glorieuse » blessure, la Légion d’honneur, un uniforme à peu près en état, je présentais assez bien. Le travail administratif était fait par une équipe de sous-officiers compétents. Moi, j’étais « en vitrine ». Je m’occupais néanmoins de mon mieux et je me souviendrai toujours de ce robuste paysan du Gers timidement venu de White City où on lui faisait miroiter un rapatriement proche et qui s’engagea chez nous parce que je lui parlai en gascon.
Donc le général de Gaulle entra. Il était mince à l’époque; je n’avais jamais vu un général français d’aussi haute taille. D’autant qu’il portait la culotte de cheval et des leggins qui lui donnaient des allures héronnières. Quand je dis qu’il « entra », je devrais dire qu’il fonça avec les signes les plus évidents d’une forte humeur:
– Qu’est-ce que vous f… fabriquez là-dedans? tonna-t-il devant le groupe de musée Grévin que nous formions, mon personnel et moi.
Pourquoi cet éclat aussi inattendu qu’un coup de tonnerre dans un ciel serein? Je le sus par la suite. Disons qu’il y avait eu un rapport. .. tendancieux comme il s’en fait souvent lorsqu’il y a des places à prendre. Survenant à une époque où il fallait bousculer les obstacles mineurs pour pouvoir se consacrer aux autres, celui-ci avait provoqué l’ire d’un homme dont le grand caractère était mis à rude épreuve depuis quelques semaines.
Mais si le général de Gaulle avait son caractère, j’avais aussi le mien et l’un de ses traits reste qu’il vaut mieux ne pas me prendre à rebrousse-poil. Ce 7 juillet 1940, pris à rebrousse-poil, je me hérissai en un garde-à-vous de roquet rageur:
– Hé, mon général, articulai-je avec force, je fais ce que je crois devoir faire et si ça ne va pas, je ne demande qu’à rejoindre une unité combattante
Ceux qui me connaissent saluent aujourd’hui encore le « petit » accent de ma voix bigourdane. À l’époque, c’était un accent « à couper au couteau ». C’est lui, à n’en pas douter, qui provoqua la transformation du grand général furax en grand général au sourire en coin sous l’inimitable regard tombant de la paupière lourde:
– Expliquez-moi votre affaire, gronda la Voix devenue célèbre.
J’expliquai avec vivacité et toujours avec l’accent de Vic-Bigorre. Le regard tombé du haut m’évalua une fois encore de sa façon si particulière:
– C’est bon, dit la Voix, continuez.
Et le général s’en fut, à grands pas d’échassier pressé, inspecter le reste du dépôt. Dans la vaste aire centrale, deux ou trois centaines d’hommes étaient rassemblés et alignés. Rescapés des batailles de France, évadés des ports de l’Atlantique, civils dont un grand nombre de tout jeunes garçons en costumes d’été fripés, militaires aux uniformes fatigués, ils attendaient ce premier contact avec le chef qui leur rendait l’espoir et la fierté. Dès qu’il parut, haute silhouette déjà légendaire, une vibrante Marseillaise s’éleva spontanément des groupes raidis au garde-à-vous.
– Quand nous entonnâmes La Marseillaise pour de Gaulle que nous voyions pour la première fois, dit le général Garot trente-six ans plus tard, nous nous sentîmes redevenir des vainqueurs.
Et Yves Guéna : « J’ai vu le général de Gaulle pour la première fois à l’Olympia: il portait le képi à feuilles de chérie et ses décorations, ce qu’il ne fit plus guère par la suite. Il nous parla de façon très simple et je me souviens qu’il nous dit: « Vous voyagerez beaucoup », ce qui prouverait, s’il en était besoin, qu’il avait, dès ces premiers jours, la vision la plus lucide du caractère planétaire du conflit. »
Évoquant cette journée du 7 juillet 1940 à l’Olympia, Yves de Daruvar rapporte encore ces mots du « discours prophétique » du général de Gaulle: « Jeunes gens, vous avez de la chance parce que le combat sera long mais vous promènerez nos trois couleurs par le monde entier avant de rentrer en France ».
« Pourtant, dit encore Yves Guéna, cette journée ne fut pas pour moi sans nuage. On nous avait dit que, pour s’engager dans les rangs des Forces Françaises Libres, il faudrait avoir 18 ans. Or, je ne devais les avoir que le surlendemain! Et je me demandais si ces deux malheureux jours ne constitueraient pas un obstacle à mon engagement! »
*
Soumis à un entraînement intensif, le bataillon de chasseurs en formation au camp de Delville, put envoyer deux compagnies pour défiler à Londres le 14 juillet. « Mes hommes, dit le général Garot (sous-lieutenant à l’époque) n’avaient pas tous une tenue militaire. Certains étaient en espadrilles et quelques-uns n’avaient même pas de chaussettes. Moi-même, j’avais un uniforme anglais plus ou moins « francisé » par des grenades aux revers de ma vareuse. »
« Une foule énorme, écrit Jean Silvy, nous acclamait et criait sa foi en la France. Un immense drapeau français flottait sur une des deux tours de Westminster… » « J’y étais, dit Nedelec; c’était formidable. J’avais la gorge serrée, ce jour-là. Les Anglais nous lançaient des fleurs, nous donnaient des tablettes de chocolat… »
Le général Hucher se souvient aussi du drapeau français sur Westminster. « Attention délicate comme nous en connûmes beaucoup en ces jours-là. Pour la première fois, nous entendîmes de Gaulle. Pour la première fois, réunis à tous les autres, nous chantâmes une Marseillaise qui nous émut profondément. La France Libre prenait corps; nous n’étions pas nombreux, mais nous étions tous volontaires et nous étions tous bien d’accord, officiers et soldats. Il n’y avait plus de poids lourds à traîner, tout le monde en voulait. »
*
Vers la fin de juillet ou au début d’août, la reine d’Angleterre vint à l’Olympia. La plupart des hommes qui devaient devenir les chasseurs de Camberley étaient partis au camp de Delville. Il en restait pourtant quelques-uns. Pour recevoir la Souveraine, la carcasse de béton fut briquée, les sacs-à-viande alignés au cordeau sur les châlits qu’on avait fini par recevoir, les tenues rapetassées et les mentons rasés. Nous formâmes le carré avec sur un côté des fantassins, sur un autre des artilleurs et tankistes, sur le troisième quelques marins, aviateurs et… divers, de passage.
Une douzaine de « grands blessés » récemment sortis des hôpitaux ayant été placés sur un rang détaché, nous attendîmes.
Une minute avant l’heure prévue pour l’arrivée de Sa Gracieuse Majesté, le lieutenant Paul-Hémir Mézan vint se placer au centre du dispositif.
Paul-Hémir Mézan ! Ceux qui l’ont connu savent qu’il ne pouvait en aucune circonstance passer inaperçu non plus qu’agir comme le commun des mortels. Personnage dont on va apprécier le caractère, il venait de la Ligne Mareth, là-bas, tout au sud de la Tunisie où il se morfondait au 8e régiment de tirailleurs. Déguisé en nomade indigène, il avait traversé toute l’Afrique du nord en un temps record pour atteindre Tanger, passer à Gibraltar sur un avion de tourisme et gagner l’Angleterre. Parti après le 20 juillet, il était arrivé la veille à l’Olympia et il allait présenter ses camarades à la Reine d’Angleterre.
Pourquoi cet honneur? Parce que, outre son exploit de rallié des confins sahariens, il avait – par quel miracle? – pu conserver dans son bagage sa grande tenue de parade d’officier de l’Armée d’Afrique. Inimaginable et pourtant vrai. Tout Mézan était là, dans ce panache et sa façon… insolite de forcer le destin.
Il vint donc se planter au centre de notre minable ramassis mal fringué avec son beau burnous pourpre doublé de blanc sur la tunique azur à haut col, le gilet rouge à boutons dorés et le pantalon garance. Éblouissement! Imaginez ce fabuleux « fantôme » de la prestigieuse armée française de naguère et qui, maintenant…
Lorsque la Reine parut, Mézan commanda « garde-à-vous » de sa sonore voix du désert et, dans un magnifique envol écarlate et argent il porta sa main gantée au képi bleu ciel galonné d’or. Geste lent d’une poignante intensité, Image d’Épinal en début d’épopée!
Ayant répondu d’un sourire ému au superbe officier, la reine passa devant les « grands blessés ». J’en étais: une balle m’avait frappé lors d’une reconnaissance offensive entre Rethel et Vouziers le 19 mai et j’avais pu quitter la France, à peu près rétabli, par Saint-Jean-de-Luz grâce au transport polonais Batory.
À chacun, la Reine adressait quelques mots en français; voix douce, beau sourire. Arrivée devant moi, elle s’apprêtait à faire de même lorsque quelqu’un peut-être le commandant Etchegoyen qui commandait le dépôt, me glissa:
– Montrez vos lunettes.
C’étaient les lunettes de myope que je portais le 19 mai à Mont-les-Jeux où les balles sifflaient partout. Celle qui me blessa avait laissé au milieu du verre droit un trou écaillé assez impressionnant car on imaginait sa trajectoire en flèche directe sur l’œil. En fait, et fort heureusement, elle avait ricoché contre un mur avant de frapper ma tempe quelques millimètres trop bas pour être mortelle. Le choc avait été très amoindri mais le trou était là comme si…
Je n’oublierai jamais le sursaut de la pauvre Reine, sa pâleur subite, son sourire crispé en expression d’effroi. Elle se ressaisit pourtant et murmura d’une voix tremblante:
– Cela vous a fait mal?
Troublé moi-même – pensez donc: la Reine d’Angleterre! – je bredouillai… je ne sais plus quoi.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 215, avril-mai-juin 1975.