La guerre de Libye, par Gabriel Brunet de Sairigné
Conférence faite au Grand Palais à Paris, le 27 octobre 1945, par le lieutenant-colonel de Sairigné, qui se distingua à Bir-Hakeim où il commandait la compagnie lourde du 2e bataillon de la 13e demi-brigade de Légion étrangère, et qui tomba glorieusement à l’ennemi en Indochine, le 1er mars 1948, comme commandant de la 13e demi-brigade de Légion étrangère, à l’âge de 35 ans, commandeur de la Légion d’honneur, compagnon de la Libération, croix de guerre avec 9 palmes. Cette voix d’outre-tombe est qualifiée entre toutes pour nous conter cette guerre du désert.
C’est avec plaisir que j’ai accepté aujourd’hui de vous parler de Bir-Hakeim et de El Alamein; ce sont des bons souvenirs en effet pour un soldat qui aime son métier que cette guerre du désert exempte de toutes les souillures qu’apportent les combats dans nos pays européens. Là, pas de civils à massacrer, pas de villes à raser, pas de souvenirs du passé à détruire, pas même de sites naturels à déshonorer. L’éclatement d’un obus soulève quelques brins de sable bien vite remis en place par le vent. Dans le désert, tout se passe entre hommes qui s’affrontent à visage découvert, en short et le torse nu, sous le soleil, loin de toutes les contingences qu’apporte la civilisation. Les combats eux-mêmes ne sont pas très meurtriers : plus que le choc brutal, c’est la manœuvre qui décide. Par contre, la technique est reine, toute faute se paie; malheur à celui qui, navigant mal, manque l’infime ouverture de la citerne qu’il cherche, où à celui dont le véhicule tombe en panne sans que le voisin l’ait aperçu, malheur au commandant d’unité qui a groupé ses voitures pour donner ses ordres et qui se fait surprendre par une escadrille de chasseurs ou une patrouille de chars.
Il semble qu’on abuse parfois de l’image qui compare le désert à l’océan : rien n’est cependant plus vrai, en guerre surtout. Même immensité, même absence de repères, même impossibilité de ravitaillement : comme des escadres, les convois autos se déplacent d’un port à l’autre, navigant au compas, faisant le point sur les étoiles, manœuvrant très dispersés aux ordres d’innombrables postes radio.
Comme la mer, le désert a ses tempêtes : tempêtes de sable infiniment dangereuses car elles tuent le matériel mal protégé ou l’imprudent qui, s’étant écarté de quelques mètres, ne retrouve plus sa réserve d’eau.
Ces campagnes de Libye ont été, vous le savez, caractérisées par un mouvement de va-et-vient qui paraît étrange. Étudions-en rapidement les raisons qui découlent des caractéristiques du terrain et des armées :
1) Les effectifs ont toujours été faibles, chaque parti n’ayant jamais disposé de plus de deux ou trois divisions blindées et de trois ou quatre divisions d’infanterie;
2) Les distances sont énormes : 2.500 kilomètres entre Tripoli et Le Caire, bases respectives des deux armées. Une seule route le long de la côte, très peu de possibilités de transport par mer, par suite de la pénurie de moyens maritimes;
3) Imaginons les deux partis en présence à mi-chemin, vers Tobrouk par exemple, chacun doit assurer ses communications sur plus de 1.000 km, menacé à tout moment d’être coupé par des commandos venus par la mer ou le désert.
Le vainqueur sera condamné à avancer et donc à allonger sa ligne de communication; tout ce qu’il est obligé de sacrifier pour l’assurer, son adversaire, qui a reculé, le gagne au contraire. Au bout de peu de temps l’équilibre que le combat a rompu est rétabli sans combat.
En janvier 1941, Rommel a été repoussé jusqu’au fond de la Grande Syrte, il reprendra brusquement l’offensive, bousculant les deux divisions que les Britanniques ont réussi à faire vivre aussi loin de leurs bases; après une course échevelée de 600 kilomètres, il se heurte le 5 février, à bout de souffle, sur la ligne organisée en hâte de Gazala (sur la côte) à Bir-Hakeim.
Les deux adversaires sont à bout, leurs communications désorganisées, leurs véhicules sont hors d’état, il n’y a pas 50 chars capables de combattre encore. Pendant quatre mois chacun va travailler à se refaire, à se recompléter, les chances sont partagées. Le Caire et Tripoli sont à égale distance. Cette période sera en général calme : sur la côte, le contact très étroit permet quelques patrouilles d’infanterie. À 80 kilomètres plus au Sud les lignes sont à 100 kilomètres l’une de l’autre, laissant le champ libre aux patrouilles motorisées. Plus au Sud, enfin, le désert est vide jusqu’à l’infini.