Les fusiliers marins en Alsace, par Constant colmay
Elsenheim, 31 janvier 1945
Avant de rentrer dans le sujet qui fait l’objet de cet article, il n’est pas inutile de passer en revue les principaux événements qui se sont succédés sur les différents fronts dans les quelques semaines qui viennent de s’écouler. L’explication de ces événements qui vont influencer le déroulement des opérations en Alsace permettra d’avoir une vue générale sur la situation au moment où la Ire armée française du général de Lattre de Tassigny et le 6e groupe armée U.S. du général Devers se préparent à bouter hors du territoire français les forces de la Wehrmacht. De plus, cette synthèse des opérations permettra au lecteur d’être « dans l’ambiance » lorsqu’il abordera le récit d’un des faits d’armes de cette campagne d’Alsace.
Des Ardennes en Lorraine
Le 16 décembre 1944, Von Rundstedt, par une attaque surprise dans les Ardennes, enfonce le front américain et pénètre profondément en Belgique. Nos Alliés, qui ont dû prélever des renforts en Alsace et ont vu leurs lignes s’étirer, sont à peine remis de leurs émotions lorsqu’ils sont fortement attaqués en Lorraine, le 31 décembre, par six divisions d’infanterie et un Panzer qui veulent s’emparer de la trouée de Saverne. Les Américains plient sous le choc et doivent céder du terrain.
C’est alors que le haut commandement allié, qui ne possède plus de réserves et sans doute encore impressionné par le coup des Ardennes, décide de raccourcir son front en se repliant jusqu’aux Vosges. La conséquence immédiate de ce repli sera l’abandon de Strasbourg et du Nord de l’Alsace, et les populations seront livrées aux représailles nazies. Il faut l’intervention du général de Gaulle, le 3 janvier, au G.Q.G. allié à Versailles, dans une réunion à laquelle assistait M. Winston Churchill, pour que le général Eisenhower revienne sur sa décision et ordonne à la VIIe armée U.S. d’arrêter son repli. Mais, en contrepartie, le commandant en chef allié exige que le secteur de Strasbourg soit tenu par la Ire armée française.
C’est alors que le haut commandement allié, qui ne possède plus de réserves et sans doute encore impressionné par le coup des Ardennes, décide de raccourcir son front en se repliant jusqu’aux Vosges. La conséquence immédiate de ce repli sera l’abandon de Strasbourg et du Nord de l’Alsace, et les populations seront livrées aux représailles nazies. Il faut l’intervention du général de Gaulle, le 3 janvier, au G.Q.G. allié à Versailles, dans une réunion à laquelle assistait M. Winston Churchill, pour que le général Eisenhower revienne sur sa décision et ordonne à la VIIe armée U.S. d’arrêter son repli. Mais, en contrepartie, le commandant en chef allié exige que le secteur de Strasbourg soit tenu par la Ire armée française.
Le général de Lattre qui, de sa propre autorité, avait décidé de défendre Strasbourg, avait déjà donné ordre à la 3e division algérienne du général Guillaume de se transporter rapidement des Vosges à la capitale alsacienne, les divisions voisines, à qui on adjoindra quelques unités F.F.L. s’étireront au maximum pour boucher le large trou créé par le départ de la 3e D.I.A.
Combats pour la reconquête de Strasbourg
Le 2 janvier, la 1re D.F.L. (1re division française libre), de retour de la poche de Royan après une chevauchée fantastique qui a fatigué les hommes et épuisé le matériel, prend possession de son nouveau secteur, en relevant la 2e D.B. dans le Sud de Strasbourg. Son front s’étend de Plobsheim au Nord à Sélestat au Sud-Ouest, sur plus de 40 kilomètres. Ce front, déjà énorme pour une division, va encore s’allonger après l’envoi de la 3e D.I.A. à Strasbourg, car la 3e D.I.U.S., appuyant vers l’Ouest, va obliger la 1re D.F.L. à s’étirer jusqu’à Ostheim, à 13 kilomètres dans le Sud de Sélestat, d’où un front d’une cinquantaine de kilomètres (tiens, au fait… et ce fameux barème ?)
Un tel front obligea les divisions à engager la totalité de leurs effectifs. Il n’est pas question de réserves, ce qui peut être dangereux car l’ennemi devient de plus en plus agressif. À la faveur de nuit, ses patrouilles franchissent le Rhin dans le Sud de Strasbourg et donnent des coups de sonde sur tous les fronts. Tout concorde à faire prévoir une attaque prochaine. Les Allemands seraient heureux d’un succès de prestige en Alsace car la reconquête de Strasbourg servirait beaucoup la propagande de Goebbels.
Hitler confie cette opération au général Von Maur, commandant le détachement d’armées Ober-Rhein. Celui-ci, dans un ordre du jour daté du 5 janvier, dit à ses troupes : « Je compte sur vous pour pouvoir annoncer au Führer dans quelques jours que le drapeau à croix gammée flotte à nouveau sur la cathédrale de Strasbourg.
Le 7 janvier, les Allemands déclenchent leur attaque et le choc est particulièrement violent sur le front de la 1re D.F.L. Chaque village est constitué en point d’appui fermé et sera défendu avec acharnement. Toutes les unités, qui ont reçu l’ordre du général Garbay « de résister sur place sans esprit de recul », vont subir pendant cinq jours et cinq nuits les assauts furieux des boches, qui lancent dans la bagarre Tigres, Rhinocéros et Jagdpanther.
Le B.M. 24, encerclé dans Obenheim, combat jusqu’à épuisement des munitions et, refusant de se rendre, est finalement anéanti le 10 janvier. Les Allemands, qui ont éprouvé de lourdes pertes et gagné très peu de terrain, semblent à bout de souffle et cessent leurs attaques à partir du 12.
Interprétant alors un message du général Leclerc au général Garbay, on peut dire que Strasbourg, conquis par la 2e D.B., vient d’être sauvé par la 1re D.F.L. Le pavillon à croix gammée ne flottera pas sur sa cathédrale dont les cloches vont carillonner à toute volée pour saluer la victoire alliée.
Liquidation de la poche de Colmar
C’est dans le cadre du 2e corps d’armée du général de Monsabert que la 1re D.F.L. va participer à la bataille pour Colmar et Brisach.
Ses trois brigades renforcées d’un combat-command de la 2e D.B. et de plusieurs batteries d’artillerie vont former le R.C.T. 1 (colonel Delange), le R.C.T. 2 (colonel Gardet) et le R.C.T.4 (colonel Raynal).
La division, très éprouvée, par les pertes subies depuis novembre et qui n’ont pas été comblées par aucun renfort, n’a plus la valeur combative qu’elle avait au moment de la bataille de Belfort, son infanterie, particulièrement éprouvée par la perte de ses meilleurs cadres, est fatiguée, mal habillée et surtout mal chaussée car les souliers américains sont plutôt spongieux, et nombreux seront les pieds gelés. Il fait un froid sibérien, aussi nos braves biffins grelottent sous leurs vêtements trop légers qu’ils ont recouvert de drap de lit en guise de cagoule de camouflage. Ces fantômes blancs pataugent dans la neige et font penser aux grognards de la Grande Armée au moment de la retraite de Russie. Mais ces unités décimées, épuisées et crevant de froid sont animées d’un moral inébranlable. Les jeunes troupes incorporées en France ont été aussitôt prises en mains par les « anciens » et, au contact de ces rescapés de Bir-Hakeim, d’El-Alamein, de Tunisie et d’Italie, au contact de ces « durs de durs », de ces « ardents » à qui l’on a tant demandé, à qui l’on peut tout demander, ces jeunes classes ont vite acquis, en plus des connaissances militaires qui leur faisaient défaut, ce tour d’esprit particulier à la division qui fait qu’elle ne ressemble à aucune autre, ce quelque chose que l’on trouve au fond du cœur de tous les volontaires et qui, les exaltant, les galvanisant, leur permettra tout à l’heure de surmonter leur détresse physique et de combattre jusqu’à l’extrême limite de leurs forces.
L’attaque déclenchée le 23 janvier dans un terrain couvert de neige, coupé de nombreux cours d’eau et dans des conditions matérielles et atmosphériques des plus défavorables, progresse lentement et au prix de nombreuses pertes. À Illhauesern, à Grusseinheim, à Onnenheim, à Elsenheim et à Markolsheim, les fantassins, les artilleurs, les cavaliers, les sapeurs et les marins de la 1re D.F.L. et de la 2e D.B. vont coopérer fraternellement et livrer maints combats où chaque unité aura de nombreuses occasions de s’illustrer.
C’est l’un de ces « petits combats » mené par les marins du régiment de reconnaissance de la 1re D.F.L. que je vais maintenant vous raconter.
Le pont de Markolsheim
Mon escadron est depuis hier en réserve à Guemar lorsque, au début de l’après-midi de ce 31 janvier, je reçois l’ordre de me porter à Elsenheim, qui vient d’être occupé par un de nos B.M.
Mes véhicules peinent sur les routes défoncées et couvertes de neige glacée. Le tir de harcèlement des automoteurs allemands nous encadre assez bien et de chaque côté de la route la neige se noircit de poudre aux impacts des 88. Beaucoup n’explosent pas et ce sont souvent les mieux placés, ce qui déride un peu mes pompons rouges qui, aujourd’hui, ont plutôt la pâle gueule.
Il faut toute la virtuosité de nos chauffeurs pour éviter les tête-à-queue des half-tracks et des scout-cars qui ont une tendance marquée à glisser dans le fossé. Enfin, après quelques carambolages sans gravité, j’arrive à Illhauesern, qui subit un bombardement assez sévère. Au moment où je franchis le pont que notre génie a jeté sur l’Ill, Cadéac, qui commande le 4e escadron et dont j’aperçois les véhicules cabossés dans les ruines, m’apprend que Fontaine, son toubib, vient d’être blessé et qu’il me faut faire vite car le coin est assez malsain. C’est bien mon avis et je fais accélérer en tête pour me dégager de là. Il y a des coupures sur la route, mais la police routière a déjà balisé et j’atteins assez rapidement Elsenheim en passant par Grussenheim.
Le village est presque entièrement démoli et soumis à un tir de mortiers dont les obus, en éclatant sur les toits, nous couvrent de débris de tuiles, d’éclats de toutes sortes, c’est énervant et désagréable et ça fout les nerfs à fleur de peau. Sur la place publique où je débouche, des soldats sont couchés et évacués par leurs camarades.
J’abrite mes deux half-tracks radio dans une impasse où ils seront à l’abri des coups directs et je m’établis au bar complètement vide de liquides et d’habitants mais possédant encore quelques bancs et tables, c’est parfait pour un P.C. et je fais confiance à Chennaux, mon chauffeur-ordonnance, pour me dénicher le schnaps indispensable au corps humain par une telle température. Je ne sais pas où est passé le Père Duhautoix, notre brave « padre » qui, en digne enfant du pays, nous approvisionne le plus souvent.
Mes officiers, qui sont allés reconnaître le village et placer leur peloton, reviennent en compagnie du pacha. L’explication de notre présence ici m’est enfin donnée ; il nous faut le pont de Markolsheim, seul pont encore intact sur le canal du Rhône au Rhin et que le combat-command Vezinet, de la 2e D.B., veut passer ce soir. Ce pont en notre possession nous permettra de déborder le Rhin et ouvrira aux Américains la route de Brisach.
Je suppose que les boches ont également leur idée là-dessus et je suis plutôt pessimiste lorsque j’ordonne à l’enseigne de vaisseau Durand d’aller avec son peloton y pousser une reconnaissance.
D’Elsenheim, à Markolsheim, il y a 3 kilomètres de ligne droite, et de chaque côté de la route c’est la plaine recouverte de neige. Il est donc inconcevable de penser que les boches puissent être surpris. Enfin, Durand, toujours flegmatique, se lance à petite allure en se demandant à quelle sauce il sera mangé. Comme souvent lorsqu’il y a gros à risquer, c’est le half-track Tripoli qui fait éclaireur de pointe. Il a embarqué deux sapeurs du génie chargés d’inspecter le pont (ces sacrés rombiers du génie, on les trouve partout, même jusqu’à la botte du peloton de reconnaissance).
Rien ne se passe : c’est le grand silence blanc rompu de temps en temps par quelques arrivées de mortiers, et puis tout à coup les yeux exercés des marins discernent des mouvements dans la plaine. Ce sont des boches qui, émergeant de tranchées et de petits retranchements, ont des réactions assez diverses.
Il y en a qui se sauvent, certains qui tiraillent, d’autres qui replongent dans leur trou.
Les 7,62 entrent en action lorsque, brutalement, les véhicules accélèrent et foncent en avant sur des fritz qui se dévoilent presque en bordure de la route… rafales… grenades… hurlements… Des tués, des blessés et sept prisonniers tremblants que Tripoli, qui est pressé, abandonne sur le bord de la route en regrettant qu’ils ne soient pas cadavres. Durand va les ramasser et les évacuer. Mais l’alerte est donnée et les mortiers et mitrailleuses boches prennent à partie le convoi qui s’arrête à 50 mètres du pont. Le chef de peloton riposte avec ses 12,7 et ses 7,62 pendant que Tripoli, accompagné de Thome et des deux sapeurs, plongent dans le fossé pour aller reconnaître les lieux.
Court combat à la grenade des quatre hommes au moment où ils rampent sur le pont encombré d’obstacles destinés à réduire la vitesse de circulation et recul d’eux-mêmes sous le feu d’un blockhaus qui se dévoile à gauche, en bordure du canal, ce qui oblige les véhicules à faire marche arrière pour s’abriter un peu.
Court combat à la grenade des quatre hommes au moment où ils rampent sur le pont encombré d’obstacles destinés à réduire la vitesse de circulation et recul d’eux-mêmes sous le feu d’un blockhaus qui se dévoile à gauche, en bordure du canal, ce qui oblige les véhicules à faire marche arrière pour s’abriter un peu.
Durand me prévient par radio et me demande de l’infanterie ; de l’infanterie il n’y en a pas. J’ai vu tout à l’heure nos fantassins, ils sont exténués et frigorifiés et leurs officiers m’ont dit qu’il ne fallait pas compter sur eux car ils ont absolument besoin de repos. Je préviens Durand, à qui, de plus, j’envoie Burin des Rosiers et, après échange de messages, j’ordonne au peloton de décrocher et de me rallier. J’entends aussitôt Tripoli exprimer son mécontentement dans des termes où le juron espagnol dont il a baptisé sa voiture revient le plus souvent.
Puis, le peloton rentré et après les interrogatoires des principaux exécutants, je rends compte de la reconnaissance au commandant de Morsier. Le pont est intact, sauf quelques destructions sur les bas côtés, un système de minage a été décelé par les deux sapeurs et il semble qu’une bombe soit placée dans un trou sur le côté droit et à peu près au milieu du pont, un barrage en chicane oblige à ne passer qu’un véhicule à la fois et très lentement.
Il y a un blockhaus à la sortie gauche et les maisons de droite sont toutes occupées par l’ennemi. Il doit certainement y avoir aussi des antichars. Il faudrait donc monter une véritable opération pour enlever le morceau et encore avec des risques de voir le pont sauter.
En possession de ces renseignements, le pacha me quitte pour aller informer la division pendant que mes pelotons, qui croient avoir leur nuit franche, vont se réinstaller dans les ruines et prendre leur repas habituel de meat and beans que les marins arroseront de grandes lampées de schnaps destiné à faire passer la fadeur de ce triste menu.
Le pont à l’abordage
Il fait maintenant nuit noire et à la lueur de quelques bougies je porte sur ma carte les renseignements concernant le système défensif du pont. La radio de mes deux véhicules grésille à ma porte, ce qui sans doute attire l’attention car de nombreux officiers de toutes armes entrent et s’affalent dans les coins de mon bistrot. Certains appartiennent au groupement de la 2e D.B. qui attend le passage et qui ont stoppé leurs blindés à l’entrée du village.
L’artillerie allemande nous pilonne toujours et j’entends parler de contre-attaque possible. Il règne ici une atmosphère d’insécurité totale provenant surtout du manque d’infanterie. Je suis fatigué et je donnerais beaucoup pour être quelques kilomètres plus en arrière.
Le silence un peu oppressant qui règne dans la pièce est brusquement rompu par des éclats de voix et le commandant Sarrazac qui commande un sous-groupement du « Combat command » Vésinet fait une entrée qui fait se dresser les endormis. (J’ai fait sa connaissance les jours derniers au carrefour 117.) Il tempête parce que nous n’avons pas su, paraît-il, nous emparer de Marckolsheim et l’honneur des marins en prend un rude coup… des propos aigres-doux s’échangent puis nous nous expliquons plus calmement. Je fais appeler Durand :
– Êtes-vous prêt à partir, demande Sarrazac après s’être fait expliquer la première reconnaissance ?
– Bien sûr, si on me donne de l’infanterie.
– Vous l’aurez, je m’en charge.
Et après m’avoir rappelé l’importance qu’il y a pour nous à s’emparer cette nuit du passage de Marckolsheim, Sarrazac, calmé, disparaît à la recherche des fantassins. Mes officiers sont tous là et je monte rapidement l’opération après m’être mis en communication avec le P.C. régiment qui me confirme que je travaille au profit de la 2e D.B.
Dans une telle opération de nuit les problèmes tactiques sont réduits à leur plus simple expression et je suis d’avis de tenter le coup au culot. J’ai toujours la hantise de voir sauter le pont au dernier moment. L’ennemi est maintenant sur ses gardes, il faudra donc faire vite, aussi pas de progression à pied… le bruit des véhicules se confondra peut-être avec la canonnade allemande… en risquant quelques types décidés on peut espérer passer de l’autre côté avant que les Allemands n’aient réalisé.
C’est sur cette base que je donne mes ordres :
– Chatel, faites préparer les « scout-cars » nécessaires au transport des biffins qui vont arriver ; ils colleront au plus près des véhicules de Durand qui devra foncer jusqu’à l’entrée du pont où il débarquera une douzaine de fusiliers marins, choisis et emmenés par Legagneux qui aura mission de frayer un passage à nos voitures pendant que l’infanterie descendue sur la berge s’occupera des tireurs de Panzerfaust et des tireurs d’élite embusqués dans les maisons. De plus, je vais demander l’appui de nos camarades du 8e chasseurs qui avec leurs T.D. prendront à partie blockhaus et retranchements.
– Durand, fais l’impossible pour enlever ça… ne t’occupe pas des fantassins, ce sera le boulot de Chatel qui devra coordonner leur action avec la tienne et qui me tiendra au courant par radio… si nécessaire, j’arriverai avec le restant de l’escadron, partez le plus rapidement possible et priez le Bon Dieu que le pont ne vous saute pas à la gueule.
Je convoque ensuite le second maître fusilier Legagneux, un rescapé de 40 qui a participé à tous les combats… mon meilleur baroudeur, d’une bravoure inégalable et reconnu par tous. Spécialiste des coups de main, ses connaissances et son sens du terrain lui ont toujours permis de se tirer des pires aventures ; il abomine les boches pour qui il est sans pitié.
– Marius, un coup dur qui te plaira… Tu as un pont à prendre à l’abordage… Choisis une douzaine d’hommes dans le deuxième peloton… Tu embarqueras dans le half-track de Tripoli qui sera en pointe… Va te mettre aux ordres de M. Durand… Au revoir.
Je lui serre la main en pensant que c’est peut-être pour la dernière fois car il ne reculera pas et il sait qu’il a souvent risqué sa peau pour des objectifs de moindre importance.
Je rends compte au Pacha puis je sors pour activer si nécessaire les préparatifs. Le village s’est animé. Durand et Chatel expliquent la mission aux marins qui prennent place dans les véhicules… les bandes de mitrailleuses sont déjà engagées… les moteurs ronflent… c’est le branlebas de combat habituel et tout s’exécute avec rapidité et précision sinon sans quelques jurons.
Les fantassins du B.M. 21, qui arrivent et s’empilent dans les « scout-cars », témoignent leur satisfaction en apprenant que lorsqu’ils seront débarqués à proximité du pont leur progression sera couverte par le feu des trois ou quatre mitrailleuses de chaque véhicule.
L’aspirant qui les commande se fait « briefer » par Chatel.
Le half-track de Tripoli vient se mettre en tête du convoi, c’est lui qui doit débarquer l’équipe Legagneux aux abords immédiats de l’objectif, le couvrir de son feu puis passer son engin de l’autre côté en suivant la progression des marins.
C’est l’action conjuguée de ces deux seconds maîtres qui sera prépondérante pour le succès de l’opération. J’estime qu’il y a cinq chances sur dix pour que le pont saute au moment où ils s’engageront dessus en admettant même que les boches les laissent arriver jusque-là. Mais le jeu en vaut la chandelle et je fais confiance en l’esprit de décision (et à la chance) de ces deux officiers mariniers dont les qualités particulières se complètent : Marius Legagneux, Marseillais pur sang, est froid comme un Lyonnais. Tripoli qui a vu le jour dans la banlieue lyonnaise est exubérant comme un Marseillais. Legagneux est apte à tous les combats mais se distingue particulièrement dans les patrouilles qui vont jusqu’au corps à corps, tandis que Tripoli qui a l’habitude de caracoler en tête de son peloton lorsque les Jeep ont « levé » le gibier se sent très fort et invulnérable avec son engin qu’il manie à la perfection. Lorsqu’il est au contact ses mitrailleuses débitent des balles par milliers et le plus fort c’est qu’il n’est jamais à court de munitions.
Des ombres mouvantes et des bruits de chenilles attirent mon attention, je m’approche pour constater que ce sont les chars de Sarrazac qui débouchent doucement, je reconnais parmi eux des T.D. du R.B.F.M. (1). Cette nuit, pour la première fois, les marins de Leclerc vont coopérer avec ceux de la 1re D.F.L. pour la conquête d’un même objectif. Je fais signe à l’élément de tête de ne plus avancer et un jeune officier qui en descend me dit qu’ils fonceront sur Marckolsheim aussitôt que nous nous serons rendus maîtres du pont. Cet officier manifeste son impatience de telle façon qu’il me vient à l’esprit que mon unité – en général – et moi en particulier, n’auront guère la cote auprès de tous ces gars-là si l’opération échoue.
Palavas (2) m’annonce que tout est O.K. et il démarre suivi des biffins de Chatel qui a pris la forteresse (3) de Jestin en couverture du convoi. À 100 mètres derrière vient le peloton de T.D. du lieutenant Ayoun du 8e chasseurs. Je saute dans ma Jeep et je les accompagne jusqu’à la sortie du patelin, puis le dernier engin disparu dans la nuit, je rentre rapidement à mon P.C. pour suivre les événements à la radio.
Dans le village les enseignes de vaisseau Dieudonne et Bures rassemblent le restant de l’escadron et se tiennent prêts à intervenir.
Suivons Chatel et Durand dans l’exécution de leur mission.
Le convoi progresse lentement, la neige étouffe un peu les bruits des chenilles et des moteurs, l’artillerie allemande en position de l’autre côté du Rhin tire sporadiquement et pour une fois les marins bénissent ce tir qui camoufle leur avance. Les hommes sont silencieux et inquiets, ils accomplissent là un travail qui ne leur est pas habituel, ce n’est pas une mission de reconnaissance ronchonne un chef de voiture qui se souvient des leçons reçues à Bou-Ficha (pourtant le général Brosset nous employait à toutes les sauces), mais leur état d’esprit se comprend, ils sont las et cette grande plaine uniformément blanche les affole un peu. Il y a trop de silence et il leur semble que des milliers d’yeux invisibles, les guettent et ils en viennent à souhaiter le feu ennemi car ils savent qu’alors ils seront débarrassés de cette peur obscure qui fait taper le coeur dans la poitrine et trembler les doigts qui étreignent l’arme individuelle ou la poignée de la mitrailleuse. Que le feu se déclenche, que le boche se montre et alors le combattant de Lybie et d’Italie retrouvera aussitôt toute sa lucidité de baroudeur aguerri.
En tête on s’affaire dans le half-track de Tripoli que Bergot pilote le plus silencieusement possible. Legagneux donne ses dernières instructions à son équipe d’assaut, sur chaque aile deux hommes sont prêts à bondir, d’autres s’accrochent sur les marchepieds pour dégager le champ de tir des mitrailleuses, ils sont tous armés de la mitraillette Thomson et tout autour de leur ceinturon des grenades sont accrochées.
Les mitrailleuses du véhicule sont pointées et l’équipage a disposé des caisses de grenades sur les banquettes. Durand qui suit à 10 mètres braque ses jumelles sur le pont pendant que Chatel assis sur le capot du « scout-car » suivant se tient prêt à entraîner sa piétaille.
– Attention, chuchotte Palavas à la radio, je vois le pont… et tout à coup c’est l’alerte … c’est la délivrance… deux coups de feu claquent … un bruit de galopade… des appels en allemand.
– En avant, crie Tripoli à son chauffeur au moment où celui-ci écrasant son accélérateur fait franchir les derniers 100 mètres à son véhicule qu’il stoppe net devant la première chicane au moment même où deux coups de Panzerfaust bien ajustés explosent tout près en bordure du fossé.
Les cinq half-tracks et scout-cars avec leurs 17 mitraillettes réunies ouvrent un feu d’enfer dont une bonne partie rase la tête de Legagneux et de ses hommes qui déjà sont au contact et foncent sur des ombres qui arrivent, les boches qui devaient dormir commencent à tirer des fenêtres des maisons ce qui attire la riposte de nos 7,62.
En avant une mêlée confuse s’est engagée… l’équipe de choc progressant assez rapidement parmi les obstacles nombreux éparpillés sur le pont vide ses chargeurs sur tout ce qui bouge. Legagneux se trouve tout à coup nez à nez avec un boche qui l’ajuste au revolver ; tous deux tirent ensemble et tous deux s’écroulent : l’Allemand est haché par la rafale de mitraillette tandis que Marius qu’on emporte dit à Durand qu’il a une balle en pleine poitrine (4).
Tripoli qui sans même attendre que le pont soit reconnu, y a déjà engagé son half-track, prend le commandement et dirige aussitôt son effort vers le blockhaus dont le feu ne permet plus la progression des véhicules pendant que son équipage balance sans arrêt des grenades sur les boches qui grouillent en dessous en bordure de la berge.
– Attention, hurle soudain Lacroix, ils mettent un canon en batterie dans le jardin à droite du pont… Slambrouck qui a imité par Flandin, Bordel et Depert. Autour du canon de 75 (qui tout à l’heure sera capturé intact) des boches s’écroulent et d’autres s’enfuient.
Chatel, qui a fait mettre pied à terre à son infanterie dès les premiers coups de feu, est durement engagé et une section qui s’est aventurée dans un champ de mines subit des pertes assez sévères.
Durand, qui fait avancer son véhicule à la suite de celui de Tripoli, vient avec sa 12,7 de mettre le feu dans le grenier d’une maison ; elle va flamber toute la nuit éclairant le passage. Comme il a peur de voir le pont sauter, il hurle à la radio d’accélérer en tête… mais ce n’est pas commode et Tripoli suivi de Istre, Thome, Klein, Chaix et Cie bagarre dur avec son blockhaus et réussit enfin à y glisser une grenade au phosphore ce qui en fait sortir les occupants qui engagent le combat soutenus par un groupe qui arrive en courant. Istre tombe, un sapeur est tué et l’autre blessé après avoir terminé la reconnaissance du pont… mais bien appuyé par le tir de ses mitrailleuses, Tripoli progresse toujours et se débarrasse des quelques boches survivants du blockhaus.
Et puis voilà du renfort… c’est le lieutenant Ayoun, du 8e chasseurs, qui ayant réussi à placer ses T.D., ouvre le feu sur les maisons et pilonne les bords de la berge… d’autres incendies s’allument aussitôt qui vont faciliter le sauvetage de nos blessés tombés dans le champ de mines.
Bergot vient de culbuter la dernière à la sortie du pont lorsque Tripoli est de nouveau engagé au moment où il se croyait vainqueur. C’est aussitôt un tourbillonnement de silhouettes hurlantes d’où jaillissent des appels et des insultes, des plaintes et des cris de douleur… la mêlée est générale mais les Thomson dominent facilement les Mauser et les boches écrasés par le feu plus que par le nombre faiblissent nettement partout.
En dessous du pont, nos gars du B.M.21 bordent le canal et tirent sur les boches qui veulent franchir le remblai… d’autres avec Chatel et un officier d’infanterie arrivent au secours de Tripoli au moment où celui-ci se trouvant tout à coup en présence de deux Allemands a été sauvé par la rafale de Flandin qui avait déjà ajusté les silhouettes blanches. Nos véhicules, suivis des T.D., passent le pont et se placent en défensive – deux T.D. du R.B.F.M. qui suivent la forteresse de Jestin ouvrent le feu sur les boches qui fuient en direction de Marckolsheim.
Les fantassins vont maintenant nettoyer les maisons pendant que le feu décroît progressivement… des boches se rendent, d’autres essaient de se sauver et rampent dans un petit chemin en direction d’un lavoir ; la neige fondue fait apparaître leurs silhouettes blanches ; l’endroit avait dû être repéré par les T.D. car aussitôt quelques obus explosifs tapent dans le tas et des morceaux de cagoules voltigent drôlement et retombent sur les cadavres mutilés qu’ils vont recouvrir comme d’un linceul.
– Allo Astuce ? Ici Palavas mission accomplie… pont intact.
J’arrive aussitôt avec le restant de l’escadron suivi des blindés de Sarrazac qui, avec un bruit de tonnerre, s’engouffrent dans Marckolsheim qu’ils vont nettoyer en quelques heures de combat.
Cette après-midi, continuant sur notre lancée, nous nous emparerons d’Artzenheim, appuyés, par les chars de Buis et de Galley et ce soir nous cracherons dans le Rhin.
Demain, au petit jour, nous serons dépassés par l’infanterie de la 3e D.I.U.S. du général O’Daniel, qui, franchissant le canal du Rhône au Rhin à notre hauteur, va se déployer face au Sud et descendre sur Brisach.
Les engagements de Marckolsheim et d’Artzenheim permirent la capture de 350 prisonniers. De plus, il fut trouvé, sur le cadavre d’un officier de l’état-major de la 198e division allemande des documents qui, acheminés aussitôt sur le Q.G. du général de Lattre, s’avérèrent de première importance pour la prise de Brisach.
« Astuce » Colmay
commandant le 2e escadron du 1er R.F.M.
commandant le 2e escadron du 1er R.F.M.
(1) Tanks destroyers du régiment blindé de fusiliers marins de la 2e D.B.
(2) Indicatif radio du peloton Durand.
(3) Half-track avec tourelle armée de deux 12,7 et deux 7,62.
(4) En réalité, la balle ricocha sur une poignée de médailles qu’il portait suspendues au cou, et lui occasionna un énorme bleu. Un an plus tard, et presque jour pour jour, il sera tué net d’une balle en pleine poitrine, à Tan-Huyen (Cochinchine).
(2) Indicatif radio du peloton Durand.
(3) Half-track avec tourelle armée de deux 12,7 et deux 7,62.
(4) En réalité, la balle ricocha sur une poignée de médailles qu’il portait suspendues au cou, et lui occasionna un énorme bleu. Un an plus tard, et presque jour pour jour, il sera tué net d’une balle en pleine poitrine, à Tan-Huyen (Cochinchine).
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 70 et 71, juillet-août et septembre-octobre 1954.