Ainsi apparaissait l’image de la France Libre…, par Geoffroy de Courcel
Mon témoignage sur le 18 juin 1940…
Si je m’en tiens aux faits, le récit en est très court, bien qu’ils aient eu pour moi une signification très profonde.
J’avais eu le privilège d’arriver à Londres dès le 17 juin avec le général de Gaulle. La journée du 18 m’apparut comme une journée d’attente qui contrastait singulièrement avec les douze jours intenses vécus auprès de lui depuis qu’il avait été nommé le 6 juin sous-secrétaire d’État à la guerre dans le cabinet Reynaud.
Il se concentra pour la plus grande partie de la journée sur la préparation de son appel dans le petit appartement que nous occupions depuis la veille à Seamore Place. Je l’accompagnais à un déjeuner qu’il eut avec M. Duff Cooper, ministre chargé de l’Information dans le gouvernement Churchill. Plusieurs fois dans l’après-midi, il interrompit son travail pour s’entretenir avec moi, se faisant traduire les journaux et commentant les nouvelles. Déjà il exposait sa vision de l’avenir avec cette maîtrise qui devait me devenir peu à peu familière.
Après l’attente, ce fut l’événement décisif : le soir à 6 heures, le général de Gaulle lançait sur les ondes de la B.B.C. son premier appel. Assis dans un salon contigu au studio où il parlait, je l’écoutais, la gorge serrée, en compagnie du général Spears et du directeur de la B.B.C.
En sortant du building de la B.B.C., il m’emmena dîner au Langham Hotel, qui se trouvait juste en face, puis nous rentrâmes à Seamore Place. La première page de l’histoire de la France Libre venait d’être écrite.
Le lendemain matin, des volontaires se présentaient. Je ne prétends pas tous les citer et je m’en excuse auprès de ceux que j’omettrais. Je me souviens que le premier était chauffeur, conduisant une Hispano-Suiza chez un industriel anglais ; quelques autres, également modestes, demandaient comme lui à s’engager ; je prenais leurs noms et leurs adresses pour pouvoir les faire convoquer dès que nous aurions un centre de recrutement, qui devait être ouvert quelques jours après à l’Olympia. Parmi les notables, peu nombreux, je me souviens de Denis Saurat, directeur de l’Institut français, et de Bellanger, directeur chez Cartier, qui se mit avec sa voiture personnelle à la disposition du général et devait nous conduire à travers Londres pendant plusieurs jours. Je revois encore Pierre Bourdan, journaliste chez Havas qui vint aussi ce matin-là. Des militaires venus de la France demandaient à reprendre aussitôt du service ; le premier d’entre eux fut Claude de Boislambert qui commandait un détachement de liaison dans une division britannique et qui avait fait la liaison sur la Somme avec la division de Gaulle. Deux aspirants, également officiers de liaison auprès de l’armée britannique, se présentaient en fin de matinée. Je devais justement accompagner le général de Gaulle pour déjeuner chez le général Lelong, attaché militaire, et je confiais à ces deux nouveaux arrivés le soin de garder la porte et de prendre les noms de ceux qui arriveraient en notre absence.
À mon retour, le plus ancien des deux me prit à part et me dit : «Je ne sais pas si vous avez eu raison de me confier cette mission sans connaître mon identité. Je suis Georges Boris et j’ai été un des plus proches collaborateurs de Léon Blum. Ma présence ici pourrait effrayer certains de vos volontaires.» Je ris de cette coïncidence et ce fut le début d’une amitié à laquelle j’ai attaché jusqu’à sa mort beaucoup de prix.
Ainsi apparaissait l’image de la France Libre : le conducteur d’Hispano-Suiza, Denis Saurat, Bellanger, Pierre Bourdan, Boislambert, Georges Boris, des hommes de toutes les origines, mais qui étaient unis par la même résolution : celle de ne pas s’incliner devant la défaite.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 156 bis, juin 1965.