En Jock Colonne
Par Paul Zilliox
Sous les ordres du commandant Amiel, la Jock Colonne du B.M.2 vient de rejoindre Bir-Hakeim talonnée par l’ennemi.
La position n’est pas encore prise à partie mais, au lointain, un grondement confus et continu trahit le déplacement d’une importante colonne motorisée de l’Axe.
Pour notre état-major, il est du plus haut intérêt de connaître l’importance de cette colonne et la décomposition quantitative de ses divers engins (chars, pièces d’artillerie, gros camions, etc.). Une patrouille d’observation doit s’en rendre compte.
Le B.M.2 la fournit. Elle est commandée par Conus, se compose de deux Bren, le sien et un Bren radio, plus deux véhicules légers dont le mien, qui est, en fait, le pick-up du lieutenant Gabard, commandant ma compagnie : la 5e.
Par une des « portes » permettant de traverser le champ de mines, nous quittons la position à une heure où les avions d’observation allemands n’ont pas encore commencé leur activité et atteignons assez rapidement notre point d’observation : une faible crête précédée de quelques plissements de terrain, dont les creux n’excédant pas 2 mètres, suffisent cependant à cacher nos véhicules. Ces derniers sont laissés sous surveillance du chef de Bren radio secondé par quelques tirailleurs.
Conus distribue à chacun son rôle (je dois compter les pièces d’artillerie autoportée) et nous grimpons sur la crête, à plat ventre. À environ 1.000 mètres nous voyons un énorme nuage de poussière soulevé par les véhicules en marche, et devinons, de suite dans ces conditions, combien il sera malaisé de discerner tel engin de tel autre. Avec nos jumelles et un peu d’accoutumance, nous y parvenons cependant très bien, même lorsque l’air brûlant fera tout danser à ras de terre.
Je n’évoquerai que pour mémoire la frugalité de notre « déjeuner » pris dans une position inconfortable et « arrosé » d’eau tiède à relents de mazout. (La Royal Navy nous faisait parvenir l’eau potable dans des fûts ayant auparavant contenu du mazout.) Nous songeons aussi au spectacle qui s’offrirait à nous si la R.A.F. intervenait mais sans doute, n’a-t-elle pas la possibilité de le faire.
L’heure de la vacation approchant, nous rejoignons les véhicules. Conus rédige son rapport, mais le poste de radio nous refuse catégoriquement ses services. Inutile d’essayer de dépanner, le temps presse. Le plus jeune d’entre nous ira porter le message à la base. Il y passera la nuit et ne rejoindra la patrouille que le lendemain matin car Conus ne sait pas encore où bivouaquer.
Le sort m’ayant désigné, je pars de suite avec mon excellent chauffeur congolais car il faudrait que nous nous présentions devant les champs de mines avant la nuit. Nous y parvenons entre chien et loup, et le longeons. Mais, très vite, l’obscurité ne me permet plus de distinguer le fil de fer qui le délimitait, tendu à environ 30 centimètres du sol. Aussi, est-ce avec beaucoup d’appréhension que j’admire l’aisance et la sûreté avec lesquelles mon brave chauffeur, qui doit être nyctalope, suit ce fil d’Ariane, qui, en fin de compte, nous mène à bon port.
Malgré l’heure avancée, le commandant Amiel ne se repose pas encore, il semblait m’attendre. Il prend connaissance du message, me pose quelques questions, approuve les dispositions prises par Conus. Puis, paternel, s’informe de mes besoins. Je n’ai besoin de rien, le remercie et pars rejoindre la position tenue par ma compagnie. Je me faufile dans mon trou sans me présenter à mon chef de section. Pourquoi l’aurais-je réveillé, lui aussi a besoin de repos. Cependant, la suite du récit fera ressortir combien il aurait fallu que je le fasse.
De très bonne heure, une main se pose sur mon épaule : sef (chef) c’est l’heure. Mon chauffeur est devant moi avec un quart de thé chaud. Nous partons de suite rejoindre Conus.
Nous trouvons les fûts bornant l’entrée du champ de mines couchés. Bizarre ! Alors que la traversée de ce champ allait se terminer, un fracas épouvantable se fait entendre, secoue le véhicule qui s’arrête net, me projette sur le chauffeur et emplit la cabine d’une épaisse fumée noire. Nous sortons du pick-up pour voir venir à nous Renaud, le chef du groupe anti-déminage qui vient de passer la nuit à surveiller le champ de mines. Avec sa façon habituelle, il nous manifeste sa joie de nous voir encore vivants. Avant qu’il en ait terminé, une espèce de flonflon bizarre se fait entendre suivi d’un bruit étouffé : c’est le pneu avant droit qui, arraché et propulsé, à je ne sais quelle hauteur, par la mine sur laquelle nous venons de sauter, vient de retomber.
La passe avait été minée pendant mes quelques instants de repos nocturne et mon chef de section Briswalter, que je n’avais pas réveillé, devait m’en informer.
Les dégâts sont importants, la voiture inutilisable. Nous rentrons à pied. Je rends compte de ce qui vient d’arriver à mon commandant de compagnie. Il me manifeste son mécontentement, sans ménagements, mais se calme subitement, quand je lui fais remarquer que, si j’avais laissé ma vie dans cet accident, il serait en train de potasser un laïus éloquent à mon sujet qu’il devrait dire sur ma tombe.
Alerté, le bataillon m’envoie un autre véhicule et nous repartons par une autre chicane déminée.
Un troisième Bren est venu renforcer la patrouille que nous retrouvons aisément. Conus s’inquiète des raisons de mon retard, ne veut pas croire au récent minage de la passe dont nous n’aurions pas manqué d’être avisés et par laquelle vient d’ailleurs de passer Gerberon, venu en renfort.
La circulation ennemie devient plus fluide. L’arrière-garde détache des éléments de part et d’autre de son axe de progression. C’est le moment de partir.
Alors que nous approchons du champ de mines, nous surprenons un véhicule ennemi qui décharge des hommes dont quelques-uns mettent deux mitrailleuses en batterie. Il s’agit sûrement d’un commando de déminage. Conus surexcité à l’idée d’étrenner son Bofors récupéré sur un engin trouvé abandonné et monté sur son Bren, fait dégager tout ce qui est susceptible de gêner le tir. L’ennemi nous observe sans réaction. Qu’a-t-il à craindre d’un Bren anglais qu’il sait équipé d’un simple fusil-mitrailleur, hors de portée de tir duquel il se trouve. Mais Conus a chargé et réglé son canon. Il tire. Très bon axe de visée, mais sous-estimation de la distance. Alors qu’il effectue la correction nécessaire, un « pruneau » passe au-dessus de nous. Un blindé embossé, que nous n’avions pas vu et dont seule, la tourelle émerge, couvre l’équipe et vient de commettre la même erreur de tir.
La lutte devenant inégale, nous rompons. Conus marmonne. Il ne se pardonne pas cette erreur dont l’expérience de longues années de chasse en Afrique aurait dû le mettre à l’abri. Nous atteignons la passe dans laquelle j’ai sauté. Conus, qui ne me croit toujours pas, ne veut pas s’arrêter. Cette petite escarmouche nous a fait perdre du temps. Il a hâte de rentrer. Sur mon insistance et pour que « je sois en règle avec ma conscience » il s’arrête en prenant Gerberon à témoin de mon idée fixe. À deux mètres, devant les chenilles une rangée toute nouvelle de gros cailloux forme une ligne de démarcation au-delà de laquelle, dans la passe empruntée hier encore, on devinait ça et là des traces de terre fraîchement remuée. Conus gratte un peu ces endroits et trouve sans peine les détonateurs des mines enterrées. Leur vue déclenche chez lui une véritable explosion d’indignation et un torrent de jurons. L’étendue de son vocabulaire dans ce domaine me stupéfie littéralement. Il voue aux gémonies les deux principaux responsables des malheurs de l’humanité en général et du soldat en particulier : Ils et On. « Ils » s’en foutent et «On » fait peu de cas de notre peau. Soulagé, il se calme pour remarquer la pâleur de Gerberon qui examine les traces de chenilles, les siennes du matin même, qui, à plusieurs reprises, frôlent les détonateurs. Il est incompréhensible qu’il n’ait pas sauté lui aussi. Malgré la fraîcheur du soir, la sueur perle à son front.
Nous rentrons sans encombre et avant de nous séparer, Conus tient à ce que nous prenions ensemble « sur le pouce » un bon « Black and White » dont le dosage ne permet pas d’identifier le goût de mazout de notre eau.
Le lendemain, commençait notre encerclement.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 168, juin 1967.