La dernière des contre-attaques
Par Marcel Tramon
Il est 3 heures de l’après-midi. Avant-hier au soir, bien que de toute la journée l’ennemi n’ait pas réussi à mettre pied sur le sous-quartier nord que nous défendions, notre compagnie, la sixième du Bataillon de Marche n° 2 de l’Oubangui-Chari, a été relevée en raison de ses lourdes pertes par la Légion Étrangère.
Nous voilà maintenant en réserve au milieu du cercle qu’est la position de Bir-Hakeim. En ce centre, inévitablement, qu’elles proviennent du nord ou du sud, de l’ouest ou de l’est, aboutissent ou se croisent toutes les trajectoires car sur le sol dur recouvert de sable, la plupart des projectiles ricochent. Le sol est jonché d’éclats de toutes formes et de tous calibres. Ici, de 4 heures du matin à 10 heures du soir, sans discontinuer, les lames d’aciers volent, ronflent, soufflent et voltigent comme autant de lourds rasoirs sur de folles trajectoires de boomerangs.
Le bombardement aérien d’hier soir, celui du crépuscule habituel, s’est écrasé sur les batteries de 75, notre compagnie et l’antenne chirurgicale.
Abasourdis, aveuglés par la poussière, étonnés d’être encore de ce monde, nous avons assemblé dans l’obscurité les morceaux de nos morts et, dans le sable, les avons ensevelis. L’hôpital de toile a été totalement rasé. Pas un survivant. Désormais, les blessés demeurent dans leurs unités et les rares médecins s’improvisent chirurgiens. Sans matériel chirurgical, ils débrident, opèrent, scient, amputent. L’eau manque. La poussière est partout.
Nos emplacements d’attente sont à moins de 300 mètres sous les bouches à feu de nos batteries. Après tant de nuits sans sommeil nous espérions, à l’aube de ce seizième jour, dormir pour récupérer quelques forces. Nos artilleurs ne l’ont pas permis ; en dépit du manque de munitions, encore une fois, et comme chaque jour, ils ont tenu à ouvrir les premiers le feu de la bataille. Et immédiatement la riposte, attendue, massive s’est abattue. Nous ne savons plus quel est le plus dur à supporter des explosions mortelles ennemies ou de la violence déchirante bang-bang-bang de nos propres batteries. Les trajectoires en sont si basses, si tendues à leurs origines qu’elles nous plaquent au sol et que nous demeurons des heures et des heures la tête en feu. Cela va-t-il durer jusqu’au soir ? Les servants des pièces devenus rares maintenant, tant ils ont eu des pertes, sont obligés, torses nus, de courir de batterie en batterie pour que la cadence du tir soit maintenue. L’aviation ennemie est encore venue écraser, anéantir et soulever de gigantesques nuages de sable. Combien de fois !
Depuis un moment, faute de munitions, nos pièces se sont tues. Étonnés de n’entendre plus que la folle musique des ricochets et l’accompagnement des explosions ennemies, qui maintenant nous paraissent sourdes, de soif, de fatigue, tympans et cerveaux affreusement martelés, tous ceux qui ne sont pas de quart, très vite se sont assoupis.
Nous savons depuis hier qu’il nous faut être prêts pour toute contre-attaque, les tenues sont allégées, les ceintures garnies de grenades et les coupe-coupe affilés. Chacun de nous a maintenant deviné que l’ennemi s’est enfoncé très loin vers l’Égypte et que Bir-Hakeim assoiffée, écrasée, encerclée ne peut être sauvée. Nous préparons nos âmes à l’inévitable et ultime combat à l’arme blanche. Et pour être prêts, ils se sont assoupis la tête tournée vers l’homme de quart, la crainte au ventre l’être blessés dans le sommeil et celle au cœur, terrible, d’être surpris par l’ennemi ou de manquer l’heure du sacrifice.
Il est 3 heures, le soleil brûlant assèche les corps. Les balles sifflent et les éclats hululent. Soudain l’ordre arrive : contre-attaque.
Les hommes vite dressés s’arrachent à leurs rêves, se recueillent et très vite tendent leurs esprits. Nous devons reprendre la partie avancée du sous-quartier nord que l’ennemi, à force d’attaques, aurait, semble-t-il, enlevée à la Légion étrangère ; notre position, celle que nous avons organisée mètre par mètre, et sur laquelle, il y a deux jours, sont tombés les meilleurs de nos camarades.
Tous nous regardons là-bas cette ligne de fumée grise limite du sous-quartier où les hommes se battent sans arrêt depuis plusieurs jours. Il faut l’atteindre, puis la franchir. Elle se confond avec le champ de mines antichars qu’il va falloir traverser pour, enfin sur notre position, courir, courir et vaincre. Et nos pensées nous imaginent déjà au travers de l’implacable nappe de feu. Non, ni l’ennemi, ni la blessure, ni le sang qui coule ne nous arrêteront. Nous atteindrons l’ultime mètre, ensanglanté, pour y mourir peut-être mais vainqueurs.
D’elle-même, la 6e compagnie s’est mise en marche et se déploie. Les têtes sont hautes et les regards ne sont plus à personne. Très écartés les uns des autres, nous avançons. Pas de colonnes, pas de groupes, mais une formation très large d’hommes volontairement isolés afin de mieux monter d’eux-mêmes, et devant Dieu, à ce mortel combat qui ne peut être que le prélude au grand sacrifice de Bir-Hakeim tombant à la baïonnette, à corps perdu, jusqu’au dernier.
De ses observatoires, l’ennemi suit notre progression. Il sait qu’il nous faut marquer un arrêt aux derniers 100 mètres pour nous ramasser sur nous-mêmes, tendre encore si possible nos volontés et tous à la fois bondir. Il a décidé de nous empêcher d’arriver là.
En silence, sous l’habituel bombardement et les ricochets, nous arrivons. Alors, un tir de mortier et d’artillerie, tir d’arrêt d’une violence inouïe, s’abat sur le front de la compagnie. Ceux qui le peuvent se glissent à l’abri des emplacements de combats autour de l’état-major de notre bataillon qui, depuis le premier jour, tient la ligne des violents contacts. Les autres demeurent debout frappés du spectacle incroyable. Dans ce secteur, où la Légion étrangère et le bataillon de l’Oubangui se sont tellement battus contre l’Allemand, le ciel est très bas, tendu d’une fumée grise dans laquelle s’allument partout des flammes rouges et or. Au ras du sol, les explosions soulèvent des nuages de sable fin qui s’épanouissent instantanément en grandes couronnes légères, larges anneaux qui flottent, ondulent, et que d’autres violentes couronnes soufflent et remplacent. Ce magnifique jardin de fleurs blanches et mortelles est bien pour nous. Le tir est excellent. La moitié des projectiles éclate dans nos jambes et l’autre moitié très exactement au-dessus de nos têtes. Nous ne pouvons mourir comme cela et décidons d’allonger le pas pour atteindre le champ de mines.
Arrivés, très vulnérablement allongés à la lisière de notre sous-quartier, nous ne le reconnaissons plus. Deux jours de combats ont fini de balayer le sable et l’ont partout remplacé par une poussière blanche de cailloux brisés. Sans emplacements de combats, sans eau, au soir de ce seizième jour, nous attendons le dernier signal qui va nous sortir du tir d’arrêt et nous lancer sur l’ennemi, lorsque, suffoquant, nous tombe l’ordre « stoppez votre contre-attaque ».
Combien de temps demeurons-nous là stupéfaits, tout élan coupé ?
Les têtes viennent de se tourner vers le soleil couchant. Dans le ciel, montent vers nous des formations de bombardiers. Pour mieux contempler le spectacle – à moins que ce ne soit par respect pour ceux qui vont mourir – l’ennemi vient d’arrêter ses tirs et un profond silence couvre maintenant le champ de bataille. Les avions sont plus nombreux que jamais… 60… 100, 105, 110, 115… ils sont juste au-dessus de nous… passent… passent… et le ciel s’effondre dans un bruit effroyable au-dessus des emplacements que nous occupions tout à l’heure et, comme chaque fois, avec acharnement, sur l’état-major, et sur la D.C.A., maintenant muette, des fusiliers marins, et il s’effondre encore là-bas sur le bataillon du Pacifique et plus loin à l’opposé, encore, encore, sans arrêt… (…)
À peine les montagnes de sable et de fumée du sinistre et gigantesque bombardement sont-elles retombées que nous recevons l’ordre le plus incroyable, le plus inespéré, le dernier :
« Cette nuit en direction du sud, nous forcerons l’encerclement ennemi pour atteindre les automitrailleuses sud-africaines de l’armée britannique venues nous secourir. Face au nord, vous garderez le contact avec l’ennemi jusqu’à minuit. Alors, guidés par la 7e compagnie vous rejoindrez l’ensemble des troupes pour combattre avec l’arrière-garde. » (…)
Les soldats de la future République du Centrafrique venaient de recevoir l’ordre et l’insigne honneur de prolonger de quelques heures encore le seizième jour d’une résistance désormais célèbre.
De tous les coeurs montait une même prière : Mon Dieu ! que la nuit permette à ceux-là de retrouver les autres. Que l’aube si matinale du mois de juin ne les livre pas égarés dans les champs de mines, enfermés, seuls dans Bir-Hakeim.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 168, juin 1967.