Dans le «V» du champ de mines
Par Jean-Pierre Sartin
Un coup de 75 inattendu affole brusquement la section d’artillerie, qui, à l’abri d’une « garet » est en train d’accrocher ses pièces aux tracteurs.
Les officiers grimpent au sommet du petit plateau, jumelles aux yeux ; ils voient une colonne de douze chars allemands qui a franchi la bretelle est-ouest du V du champ de mines au nord, entre Gotec-Valeb et Bir-Hakeim, et fonce vers le sud, dans un nuage de poussière.
Devant eux, à 2.000 mètres, un 75 de la Légion coincé entre le champ de mines ouest tire éperdument. La colonne de chars s’arrête puis très rapidement manoeuvre, se scindant en deux groupes ; l’un arrêté tire, l’autre dessine un mouvement tournant et roule à toute allure.
Le 75 change sans arrêt d’objectif : priorité à ceux qui foncent.
Alors ceux-ci s’arrêtent, tirent et les autres repartent. Nouveau changement d’objectif, mais 12 chars contre un canon en rase campagne ! Ceux qui assistent à ce combat rapide et sans espoir activent le repliement des artilleurs, qui n’ont plus maintenant le temps de remettre en batterie.
Les légionnaires sont cuits, c’est tout vu.
Tout vu ? C’est à voir ?
Un char disparaît dans la fumée d’un éclatement et s’arrête. Changement d’objectif : la hausse initiale de 3.000 mètres est maintenant à 1.000 mètres, autant dire dans le désert à portée de la main. Un char fait 400 mètres à la minute.
Le bouclier d’acier du canon a déjà résonné plusieurs fois sous les impacts, personne n’a été touché. Un deuxième char est stoppé et les deux colonnes s’arrêtent indécises.
Le lieutenant qui commande la pièce manoeuvre alors, lui aussi ; le tracteur s’approche et accroche l’anneau dès qu’un ultime coup est envoyé. Les légionnaires embarquent en voltige et le tracteur démarre en trombe, longeant le champ de mines ; le lieutenant bondit dans sa grosse Opel de récupération.
Mais les blindés sentant la curée, ont repris leur progression et un agressif Mark II, très rapide, est arrivé à 200 mètres à gauche et jusqu’à la hauteur du groupe ; impossible d’appuyer à droite, le champ de mines. Le lieutenant au volant de l’Opel vire dans la direction du char, crochète, dérape, dissimulé par le sable qu’il lève, le camion qui gronde en fonçant au surrégime de son V 8.
Le tireur du char, abandonne comme cible le camion, et vise l’Opel qui est à moins de 100 mètres, mais la voiture est conduite par un ancien des chars, qui – bienfait de l’instruction – se souvient du temps qu’il faut pour charger un 37, pointer et tirer ; au bon moment, un tour de volant jette la voiture tantôt à gauche, tantôt à droite.
« Ce serait un pick-up Dodge, je me serais déjà retourné » pense le lieutenant.
Un obus éclate à 2 mètres de l’arrière, un autre orné d’un joli traceur vert passe entre le bouchon de radiateur et le pare-brise.
«Tout cela est très dangereux, pense le lieutenant, pourvu qu’il ne me colle pas un obus dans ma cantine. »
Mais le char perd du terrain, et le tireur allemand, obstiné, sort de sa tourelle, mitraillette à l’épaule ; des claquements cernent l’Opel, toujours virante et dérapante, mais vraiment trop loin.
« Excellente voiture, pense le lieutenant, ça doit le vexer le gars du char, de ne pas l’avoir récupérée. »
Le camion tractant le 75 a disparu à l’abri de la Garet ; les batteries de Bir-Hakeim commencent à tirer. Les Allemands n’insistent pas, et le lieutenant tourne bientôt au passage entre le champ de mines et la Garet. Il est très excité, il jubile ; mais le colonel Amilakvari de sa voix de tête le ramène sur terre : « Dites donc S… on ne vous a pas donné des légionnaires pour les faire tuer, la prochaine fois que je vous vois attendre aussi longtemps pour décrocher, je vous fous quinze jours d’arrêt de rigueur. »
Tout cela n’a pas duré un quart d’heure…
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 168, juin 1967.