Le comité de la France Libre des Philippines
La nouvelle de l’armistice de juin avait été accueillie à Manille avec la même consternation et la même stupeur que dans les autres parties du monde. La colonie française – une centaine de personnes environ – se composait surtout de commerçants, d’ingénieurs, mais particulièrement de religieuses appartenant aux ordres de l’Assomption, de Saint-Paul de Chartres et des Ursulines.
Le samedi 22 juin 1940, les journaux de Manille publiaient une note émanant de Gaston Willoquet, consul de France, ainsi conçue :
« Tous les citoyens français sont priés d’assister à une réunion qui se tiendra le dimanche 23 juin, à 10 heures du matin, au Consulat de France… ».
M. Willoquet exposa brièvement les causes de notre défaite, et adjura ses auditeurs de ne pas sombrer dans le désespoir. « La lutte va continuer, dit-il, un gouvernement se constitue en ce moment à Londres : c’est à lui que nous devons nous rallier pour continuer la lutte. Vous serez tous d’accord avec moi pour protester contre l’armistice et pour adresser au président Lebrun, le télégramme suivant : « Colonie française Philippines stigmatise avec dégoût tentative paix séparée qui serait une honte éternelle pour notre pays. »
Ce télégramme fut signé par tous les assistants, moins trois.
M. Willoquet proposa de convoquer, quand il aurait reçu des renseignements de Londres, une autre réunion, en vue d’adhérer officiellement au mouvement de la France Libre. En raison de l’attitude réservée des autorités américaines et du retard apporté dans la réponse de Londres, cette réunion eut lieu secrètement, et plus tard qu’il n’était prévu. Un comité fut élu et composé des membres ci-après :
Président : Vabre Auguste, ing. A.M. ; vice-président : Dreyfus Jules, commerçant ; secrétaire : Bonnet Georges, professeur ; trésorier : Weill Fernand, commerçant.
M. Willoquet, désigné par le général de Gaulle comme délégué de la France Libre aux Philippines, estimant qu’il n’avait pas à offrir sa démission à un gouvernement factice imposé à la France vaincue par l’ennemi, continua d’exercer ses fonctions de consul. Cette décision, approuvée par le Comité, avait l’avantage d’éviter que Vichy n’envoyât un représentant qui aurait tenté de gêner l’action du Comité.
Une telle situation ne pouvait durer longtemps. Le 3 décembre, l’ambassadeur de Vichy à Washington, Henry-Haye, informé par quelques traîtres, adressait à son gouvernement un télégramme lui signalant l’attitude de M. Willoquet qui, disait-il, semblait manquer de correction et « de patriotisme… ». Le 7 janvier 1941, M. Willoquet avait adressé à l’amiral Decoux, gouverneur de l’Indochine, une lettre commençant par ces mots : « Estimant que la conscience, l’honneur, le prestige et l’intérêt de la France sont maintenant à Londres et non pas à Vichy, j’ai décidé de rallier la France Combattante… »
L’amiral Decoux s’étant empressé de communiquer cette lettre à Vichy, M. Flandin, ministre des Affaires étrangères, révoquait, le 10 janvier 1941, M. Willoquet, et lui enlevait sa nationalité française…
Il n’était plus nécessaire de s’embarrasser de scrupules. Le 25 mars 1941, le Comité publiait dans la presse de Manille un manifeste exposant les buts du général de Gaulle.
M. Willoquet faisait imprimer et distribuer abondamment sur nos navires de commerce un « tract aux navigateurs » : « Le moment est venu de choisir : vous ne pouvez pas vivre plus longtemps dans l’inaction, dans la résignation, tandis que les êtres qui vous sont chers et qui souffrent sous la botte allemande attendent de vous leur délivrance… »
Le 9 janvier 1941, un premier volontaire s’engageait, et ensuite, à chaque bateau qui faisait escale, c’était une dizaine de volontaires qui s’engageaient. Vichy ne savait plus à quel saint se vouer… Les espions qu’il plaçait à bord étaient immédiatement éventés… Il aurait bien supprimé l’escale de Manille, mais Manille était le seul port où l’on pouvait faire du mazout.
Willoquet refusa de remettre au consul de Vichy la bibliothèque de l’Alliance française qui devint ainsi, comme le disait très justement le consul de Vichy, dans son rapport du 9 mars 1941, « un centre de propagande en faveur du mouvement de Gaulle ».
Il fonda ensuite un journal hebdomadaire qu’il intitula : On les Aura, en souvenir de Verdun, quand Pétain était encore Français… Ce petit journal connut le plus grand succès dans la colonie américaine aux Philippines.
Enfin, grâce à l’hospitalité de la radio américaine K.Z.R.H., il organisait chaque dimanche une émission destinée surtout à renseigner les Français d’Indochine sur la situation véritable.
Ainsi Manille était devenue en E.0. la plaque tournante obligatoire des nombreux réfugiés venus de tous les coins du globe et même de la France occupée. Grâce à quoi une riche moisson de renseignements fut recueillie et relayée au Q.G. de Londres.
Les activités du Comité se poursuivirent pendant toute l’année 1941.
Le lundi 8 décembre 1941, la flotte japonaise détruisait par surprise l’escadre américaine du Pacifique ancrée à Pearl Harbour. Le jour même, elle bombardait tous les objectifs américains militaires aux Philippines.
Le 8, à 10 heures, M. Willoquet s’était rendu au Q.G. du général Mac Arthur et lui exprimait, au nom du général de Gaulle, les sympathies de la France combattante. Le général Mac Arthur, très touché, pria M. Willoquet de transmettre au général de Gaulle ses vifs remerciements, et exprima le désir de maintenir avec lui des rapports constants : il donne sur-le-champ l’ordre à son chef d’état-major de renseigner, jour par jour, le Q.G. de la France combattante à Londres, par le délégué de Nouméa, sur le déroulement des opérations dans le Pacifique.
Le 16 décembre, les autorités américaines de Manille réquisitionnaient le paquebot des Messageries maritimes Maréchal-Joffre. Grâce à l’action du Comité, 47 hommes de l’équipage consentaient à rester à bord et à naviguer pour nous. Le 18 décembre, le Maréchal-Joffre levait l’ancre pour l’Australie.
Le 24 décembre, deux corps de débarquement japonais, l’un venant du Nord, l’autre de la côte du Pacifique, marchaient en direction de Manille, et, bousculant l’armée américano-philippine, y faisaient leur entrée le 2 janvier 1942.
Le 6, le délégué, M. Willoquet, et les membres du Comité, étaient arrêtés par la police militaire japonaise et incarcérés au Villamor Hall où ils furent interrogés et brutalisés. Plus tard, sur la pression de certains vichyssois de Manille, on les enferma dans l’une des cages en bois que le colonel Ohta, chef de la police militaire, avait fait construire au fort Santiago pour les prisonniers particulièrement dangereux.
Peu d’internés sont sortis vivants du fort Santiago. Le régime y était terrible. Pour toute nourriture, une assiettée de riz par jour : c’était le béribéri à bref délai…
La Croix-Rouge de Genève intervint et proposa, pour un échange, les membres du Comité de Manille. Le 17 juin, MM. Willoquet et Vabre étaient extraits de leur prison et amenés à bord d’un cargo japonais où ils retrouvèrent leurs familles. Le cargo les amena à Shanghai à fond de cale.
Puis ils furent transportés avec un groupe de diplomates à Lourenço Marques, port neutre, transformé en une vaste station d’échange de prisonniers. Le 15 octobre 1942, ils parvenaient à Londres et étaient chaudement accueillis par le général de Gaulle.
À Fort Santiago étaient restés MM. Weill et Bonnet, qui, sur les instances de la Croix-Rouge, furent internés à Santo Tomas, et soumis à un régime moins dur. Ils furent délivrés le 31 janvier 1945 par l’avance américaine, après une captivité de plus de trois années.
Vabre, Dreyfus et Bonnet devaient mourir peu de mois après la libération. Des six fondateurs du mouvement de la France Combattante aux Philippines, il ne reste que MM. Willoquet et Weill.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 126, juin 1960.