Les combats de la 1re D.F.L. en Provence : la prise du « Golf Hôtel » – (21 août 1944)
Par ***
Effondrés de fatigue au creux des rochers, les fusiliers-voltigeurs des trois compagnies du Bataillon d’Infanterie de Marine et du Pacifique occupent, depuis midi, ce 21 août 1944, les Maurettes qui, dominent Hyères au Nord. En bas les toits rouges de la ville éclatants de soleil, une mer intensément bleue, au large des îles brique chargées de verdure.
Quelque part des coups de feu. Les canons se sont tus.
Harassés par les escalades de l’aube, les assauts du matin après une deuxième nuit sans sommeil dans des myriades de moustiques, les hommes dorment la figure recouverte de cette serviette imprégnée de toutes les sueurs et les odeurs des journées précédentes.
Sur la droite, au Nord, des petites colonnes de Sénégalais : les sympathiques « kakalas » de la 2e Brigade, se rabattent vers nous coupant l’axe de marche du bataillon. Sans pudeur, la fatigue les faisant renoncer à tout amour propre, ceux qui ne dorment pas encore se disent secrètement : «Tant mieux, on va pouvoir dormir tranquilles ».
Quelques amateurs de souvenirs persistent avec une ténacité de chiffonnier à visiter tous les recoins de la « Cote 186 », magnifique observatoire allemand dont la « Première » (compagnie) s’est emparé à 10 heures. Tunnel à double entrée, deux étages de galeries abritaient là, à une dizaine de mètres sous terre, les emplacements de repos de la garnison, P.C. et centraux. Le poste d’observation installé au bout d’une cheminée de 4 à 5 mètres offre des vues extrêmement étendues sur la rade de Hyères, du cap Bénat au mont des Oiseaux, et sur les contreforts des Maures. Ceinturée de barbelés, la position était défendue par 85 hommes ; la Première les a coiffés dans leur refuge qu’ils avaient regagné pendant la préparation d’artillerie effectuée par nos bigors au ras des moustaches, comme à l’habitude.
16 heures. Appel radio : « Mon Commandant, le P.C. arrière appelle ». Le capitaine Roudaut transmet l’ordre de la Brigade : « Le B.I.M.P. enlèvera l’hôtel du Golf. Opération terminée à 17 heures 30. Le lieutenant Hervé, « œil de lézard » pour les Tahitiens ne paraît pas tellement surpris derrière ses lunettes ; ses questions antérieures laissent supposer que, depuis sa dernière liaison au P.C. brigade, il se doutait, pour le moins, que l’affaire de l’hôtel du Golf nous reviendrait « par la bande ».
Dans les ordres initiaux, l’hôtel devait être attaqué, pendant l’action du B.I.M.P. sur les Maurettes, par la compagnie antichar de la brigade, transformée en commando et appuyée de T.D. et chars légers. Cette attaque a été stoppée dans la plaine dénudée du Gapeau, seuls les blindés ont pu à distance canonner l’hôtel : piqûres de lilliputiens contre ce Gulliver de béton.
Déjà, dans la nuit du 19 au 20, la « Première » a cerné l’hôtel sur deux faces et en a tâté les défenses. À 4 heures, impressionné par l’importance de celles-ci et l’écrasante masse de ce mastodonte de béton auquel l’obscurité donne des proportions colossales, le chef de bataillon n’a pas voulu lancer, à l’aveuglette, dans un labyrinthe de couloirs, une centaine d’hommes qui se fussent mitraillés entre eux sans parvenir à découvrir l’ennemi. Dans la matinée du 20 quelques sous-officiers ont été dépêchés dans les fermes à la recherche d’un informateur susceptible de fournir des renseignements sur la structure de l’hôtel et la disposition des abords. On l’a trouvé : c’est Allaria, un garçon de 17 ans qui, pour ses camarades de section, deviendra « biberon » après son engagement volontaire au B.I.M.P.
L’hôtel ? Cinq étages au bâtiment principal, entrée face au Sud, vaste hall d’où partent deux escaliers encadrant l’ascenseur, des caves immenses, des dépendances nombreuses réparties aux abords surtout du côté de la montagne ; vers le Gapeau c’est le terrain de golf, nu comme la main, sur 800 mètres ; enfin – et c’est là l’essentiel – les Allemands ont fait creuser un tunnel qui, partant des caves, derrière l’hôtel, débouche au fond du jardin au pied de la hauteur du réservoir d’eau.
Le moment est venu de tirer profit de ces révélations auxquelles nombre de camarades devront leur vie et le B.I.M.P. l’un de ses plus beaux succès.
Roudaut a pu obtenir que l’attaque soit reportée d’une heure ; mais il précise « qu’il est d’une importance capitale que l’hôtel soit pris à 18 heures 30 ». L’importance capitale c’est que le général Brosset, trépignant d’impatience, a poussé un coup de gueule.
Le B.M.21 s’est infiltré par la voie ferrée jusqu’à la gare. Le B.M.24 a poussé des éléments dans les casernes de Hyères. La 2e Brigade déborde au nord les Maurettes que le B.I.M.P. occupe. Entre les deux, l’hôtel du Golf interdit le passage du Gapeau aux blindés et l’utilisation de la route vers Toulon.
Les fusiliers marins, avec leur audace habituelle ont tenté de passer coûte que coûte. Sur la route, entre le Gapeau et les premières maisons de Hyères : on peut, de notre observatoire, compter quatre voitures mouchées. De temps à autre une Jeep-mitrailleuse ou un half-track renouvelle la tentative, crachant à pleines bandes, au hasard, vers l’hôtel qui, de son côté, salue par des salves nourries. Si la voiture atteint le déblai de la route, elle est sauvée ; quelques-unes y parviennent.
Il n’est pas douteux que cette situation doit cesser et que le B.I.M.P. est fort bien placé pour régler cette affaire. Ce serait simple d’ailleurs pour une unité fraîche. Mais depuis le 18 les hommes sont sur la brèche : marche forcée de 45 kilomètres, de Cavalaire au Gapeau pour relever les Américains ; deux attaques de nuit dont la dernière n’a réussi qu’au matin sur un large front où les trois compagnies de F.V. ont été engagées. La « Deux » qui a le moins souffert, se trouve hors jeu à l’extrême nord du dispositif elle n’aurait pas le temps d’arriver pour 18 heures. Une fois encore les deux compagnies d’anciens feront l’affaire ; mais dans l’état où elles se trouvent il ne faudra guère compter que sur des volontaires pour se donner le maximum de chances.
Ordre est donné à la « Première » et à la «Trois » de fournir chacune une section de 30 volontaires. Les antichars et pourvoyeurs de mortiers de la C.A. formeront aux ordres du lieutenant Malfettes une section de 40 fusiliers-voltigeurs avec six fusils-mitrailleurs pour l’échelon feu. La section de pionniers de la C.C. participera au coup.
Action principale à partir de 186 par le ravin du réservoir de façon à aborder l’hôtel par le Nord-ouest ; en action secondaire de diversion la section de pionniers, partant de la ferme Décugis, agira du Nord au Sud par les pentes boisées des Maurettes.
Appui d’artillerie : trois minutes de 155 en double massue pour démolir le maximum de défenses, deux minutes d’arrêt de tir pour serrer ; trois minutes de 105 en cadence massue pour entretenir l’effet des 155 sur le personnel, 2 minutes d’arrêt de tir pour permettre de serrer ; enfin 3 minutes de 105 dont les deux dernières en fumigènes pour nous aider à franchir les barbelés et fouiller les dépendances. Début de la préparation à 18 heures. Assaut à 18 heures 15.
Tenue allégée au maximum : pas de sac, pas de vivres, grenades en pagaille, mitraillettes, carabines, pistolets pour tous sauf les F.M. servis par deux hommes largement approvisionnés.
Commandant de l’opération : le chef de bataillon afin de pouvoir prendre immédiatement sur place les décisions suivant la tournure des choses.
À 186 les volontaires, avec des grognements unanimes, se rassemblent ; rouspétances de principe.
Les plus sérieusement mécontents sont les commandants de compagnie dont l’un se fâche tout rouge. Certes les hommes sont fatigués ; on ne peut tout de même pas rester quarante-huit heures devant chaque position.
Les plus sérieusement mécontents sont les commandants de compagnie dont l’un se fâche tout rouge. Certes les hommes sont fatigués ; on ne peut tout de même pas rester quarante-huit heures devant chaque position.
18 heures, toute l’artillerie divisionnaire déclenche sa préparation déjà mise en place et nos bigors se surpassent : 500 coups de canon en trois reprises. L’hôtel pète des flammes dans tous les azimuts ; des débris de toutes sortes sont projetés en l’air jusqu’au moment où la fumée des éclatements, la poussière des décombres enveloppent l’hôtel jusqu’aux pignons de ses tourelles. Le ravin du réservoir lui-même par où descendent les groupements vers leur mission particulière à chacun d’eux, est envahi de fumée ; les détachements tournoient un moment, égarés, hésitants sur la direction. Pendant les arrêts de tir les clochetons de l’hôtel se dégagent ramenant vers eux les groupes d’assaut ; puis étage par étage la bâtisse émerge de la fumée… pas une brèche sur la face Nord ! Et ça repart pour la massue suivante.
Sur la rive Est du Gapeau, tous les camarades, jumelles aux yeux, suivent l’affaire, anxieux jusqu’à la défiance.
L’horizon gronde à nouveau ; les sifflements annoncent l’arrivée de la massue ; elle explose en déchirements d’acier répercutés par la montagne. Les dos se voûtent, les têtes s’enfoncent dans les épaules, il faut serrer au plus près du tir. Au réservoir d’eau, l’échelon feu est mis en place ; objectif les trois étages supérieurs.
Dès les premiers fumigènes, les groupes d’assaut s’élancent, passent les barbelés puis marchent prudemment jusqu’à ce qu’un bâtiment transparaisse au travers de la fumée. Ici, une levée de terrain surplombe le terre-plein de l’hôtel. Un feldgrau, courbé, court vers une carrière ; une grenade éclate sur ses talons, le plaque au sol en tas. Là-bas, à quelques mètres, une verrière bleue ; par ses brèches, par les fenêtres les hommes se hissent dans l’hôtel. Hall, loges de concierge et de direction sont vides. Aux étages quelques rafales de mitraillettes abattent sans préambule des guetteurs qui n’ont pas eu le temps d’être surpris. Dans les jardins une dizaine de prisonniers sont cueillis, abrutis, brusquement affolés ; des râles, des appels s’élèvent de tranchées effondrées ; là un demi buste s’accroche de ses deux mains bleuies au parapet, la tête violette sous le casque souffle par saccades « Kamarad… » Deux Tahitiens s’apprêtent à dégager le corps ; une bourrade les relance à la recherche du souterrain.
Mais où est donc ce tunnel ? Ce ne sont tout de même pas ces 20 prisonniers et cadavres qui, ce matin, ont brisé l’attaque de la C.A.C.4.
Un de nos pionniers, à bout de souffle, arrive. La section est par terre : le lieutenant Muller et deux hommes morts, le sous-lieutenant Morand, l’adjudant Petre et sept hommes blessés. Les pionniers ont trop serré sur le tir d’artillerie.
Voici le capitaine Perraud, son pistolet dans les reins d’un prisonnier, à la recherche du tunnel. Brave Perraud, Dieu sait s’il a pu râler tout à l’heure parce que, encore une fois, c’est la Première qui marchait dans le coup ; il avait bien juré que lui ne marcherait pas et le voilà, opérant en voltigeur, prêt à abattre un prisonnier… qui finalement le conduit à un éboulis, au fond du hall ; poutres, pierres, plâtras : ici était l’entrée du souterrain. Inspiré par l’exemple, le sergent Maheux se fait conduire de la même manière vers la seconde entrée. Là, au fond du jardin, ce qui paraissait être une carrière, cette claie de planches en ferme l’issue, c’est la sortie du tunnel. Abrités par des troncs d’arbre, six voltigeurs, grenade en main, se mettent à hurler comme s’ils voulaient s’éviter une crise de nerfs « Heraus ! » avec un accent d’imitation parfaite. Rien ne bouge, silence absolu ; tous les yeux restent fixés sur l’ouverture. Puis lentement un mouchoir se dessine dans le noir, passe au travers des planches de la claie et soulève une nouvelle explosion de « Heraus ». Mains en l’air, sans casque, méfiants, quatre Allemands avancent à petits pas ; six autres les suivent, tandis que Pecro et ses voltigeurs persistent à hurler comme si chacun de leurs cris devait provoquer une apparition. Et d’ailleurs la chose se produit… une trentaine maintenant.
Par séries de vingt les prisonniers sont alignés contre un talus du terrain de golf, un F.M. en enfilade. Quelques Allemands angoissés échangent un regard inquiet. Certains éprouvent le besoin prudent de s’annoncer : « Polisch… Autriche… ».
Soudain quelques éclatements de gros calibres rappellent à tous que les grosses pièces de Toulon ou d’ailleurs vont maintenant s’occuper de nous.
Cent trente-sept prisonniers valides, officiers en tête, croisent sur la route du Gapeau le général Brosset qui, au passage, accorde un signe de satisfaction au lieutenant Delsol, chef de l’escorte.
Tandis que les infirmiers allemands évacuent 15 à 20 blessés de l’infirmerie souterraine, le général surgit en Jeep, exécute une volte courte et fait un « à terre » plein de souplesse. Avec l’extinction de voix la mieux réussie de toutes ses campagnes, le général, toujours très sport, félicite les Allemands pour leur belle défense ! puis, pour les autres, interloqués, il ajoute « c’est bien le B.I.M. ». Sur ce, le général s’installe en voltige à son volant, démarre sans douceur, la Jeep piaffant de tous ses pneus au grand dam du radio et du chauffeur qui, comme ils le peuvent, s’accrochent quelque part à bord.
– Mon Commandant, si vous voulez boire du champagne, c’est au fond du tunnel, à l’infirmerie mais faites vite.
– Et c’est maintenant que vous me le dites, Salvat ?
Gaillardement les gars ont déjà tout sifflé. Ils affectent un air désolé en clignant de l’œil vers le voisin qui contient mal un hoquet. Dignement le commandant se retire en soulevant subrepticement quelques couvercles de bahuts depuis longtemps visités à fond.
Maintenant, sur la route qui traverse Hyères, fusiliers marins et chasseurs d’Afrique, à grand fracas de chenilles, foncent vers Toulon.
De la ville arrivent déjà quelques pillards des champs de bataille. Trop tard, les groupes des sous-lieutenants Loaec et Duchêne occuperont l’hôtel pour assurer la garde des matériels, armements et provisions récupérés. Les autres détachements rejoindront leur compagnie. Terminé pour aujourd’hui.
Par le sentier de chèvres, d’un pas las, les hommes du coup de main grimpent au flanc des Maurettes. Quelques bavards peuvent encore commenter leurs exploits qui prennent déjà des proportions impressionnantes. Celui-ci exhibe des échantillons de la collection de tabac qu’il rapporte ; celui-là le flacon de cognac Wehrmacht récupéré, il en mesurera les rasades à ceux qui n’étaient pas dans le coup.
Ramenant ainsi à des préoccupations bassement matérielles les grandes entreprises qu’ils mènent depuis quatre ans au service d’un idéal d’intransigeante pureté, tous s’abandonnent aux délices anticipées de modestes agapes et d’un sommeil sans mesure. Ils ont admis une fois pour toutes qu’entre hommes qui vivent, se battent et meurent pour reconquérir la patrie, on y pense toujours mais on en parle jamais.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 206, mai-juin-juillet 1974.